La réalité est invraisemblable. J’ai au téléphone – au
téléphone fixe, je n’ai même pas de portable – un éditeur du
Seuil, qui est aussi un écrivain ; je connais son nom :
Bertrand Visage. La première des choses qu’il veut savoir, c’est
si je n’ai pas signé ailleurs, car ils ont tardé à réagir. Un
texte de cette qualité ne peut pas laisser indifférent. Pourtant il
a tout l’air d’avoir laissé indifférent Gallimard, Grasset et
Minuit à qui je l’ai envoyé aussi et qui n’ont répondu que par
des lettres-types.
Face
à lui je m’étonne, non pas de l’indifférence des autres
éditeurs, invraisemblable selon lui, mais que le Seuil ait pu
retenir ce manuscrit arrivé de façon complètement anonyme, par la
poste. Il m’assure que partout, chez tous les éditeurs sérieux,
tous les manuscrits sont lus. Encore aujourd’hui, la chose me
paraît tout à fait invraisemblable. Comment tous les manuscrits
pourraient-ils être lus ? Est-ce matériellement possible ?
D’ailleurs moi-même, je me rends bien compte que si j’étais
éditeur, je pourrais parfaitement me faire un avis négatif au bout
d’une page. Il m’assure aussi que ce qui m’arrive n’arrive
qu’une fois sur 10000, peut-être. Je devrais me réjouir. Je sens
bien que je devrais me réjouir davantage mais je n’y arrive pas
vraiment, c’est comme ça. Peut-être que si ça avait été pour
Croissance, quand j’avais vingt-trois ans, je me serais
réjoui davantage. Mais c’est pour Hors, le roman que j’ai
écrit « pour qu’il soit publié », et j’ai
trente-sept ans, mine de rien.
Apparemment
je dois ma chance à Patrick Grainville, que je n’ai jamais cherché
à remercier directement ; tiens je le fais maintenant, presque
vingt ans après. J’aime l’idée d’avoir à mon tour, parfois,
donné un coup de pouce quand je le pouvais, sans rien attendre ;
c’est aussi bien que de dire merci. Il a repéré le manuscrit, il
a parlé de « tragédie gommée », ça paraît très
juste à Bertrand Visage. Oui, je suis d’accord ; c’est tout
à fait ça. D’ailleurs j’aime beaucoup tout ce que j’entends
sur mon livre ; ça me paraît très vrai. A cette époque je
suis très peu capable de mettre des mots sur mon travail. Il lui
semble évident que j’ai du talent, de l’avenir en littérature.
En fait c’est la première fois qu’on me le dit, ça me gêne un
peu. Le texte, il n’y a rien à y revoir. Il sera publié en
l’état, ou quasi. Tel que je l’ai écrit à la main, en fait ;
j’ai encore le vrai manuscrit, il n’y a pour ainsi dire pas de
ratures. Seul le titre, Hors, n’est pas bon ; ça
risque de laisser le lecteur « hors », précisément.
Mais si je veux vraiment le garder, c’est possible. Je propose Une
affaire de regard ; oui, c’est bien. En fait non, ce n’est
pas non plus un bon titre ; mais à ce moment-là ça me paraît
bien. Je suis content, quand même.
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