dimanche 16 février 2020

Écrire et publier ou pas (9) (printemps 2001)


La réalité est invraisemblable. J’ai au téléphone – au téléphone fixe, je n’ai même pas de portable – un éditeur du Seuil, qui est aussi un écrivain ; je connais son nom : Bertrand Visage. La première des choses qu’il veut savoir, c’est si je n’ai pas signé ailleurs, car ils ont tardé à réagir. Un texte de cette qualité ne peut pas laisser indifférent. Pourtant il a tout l’air d’avoir laissé indifférent Gallimard, Grasset et Minuit à qui je l’ai envoyé aussi et qui n’ont répondu que par des lettres-types.
Face à lui je m’étonne, non pas de l’indifférence des autres éditeurs, invraisemblable selon lui, mais que le Seuil ait pu retenir ce manuscrit arrivé de façon complètement anonyme, par la poste. Il m’assure que partout, chez tous les éditeurs sérieux, tous les manuscrits sont lus. Encore aujourd’hui, la chose me paraît tout à fait invraisemblable. Comment tous les manuscrits pourraient-ils être lus ? Est-ce matériellement possible ? D’ailleurs moi-même, je me rends bien compte que si j’étais éditeur, je pourrais parfaitement me faire un avis négatif au bout d’une page. Il m’assure aussi que ce qui m’arrive n’arrive qu’une fois sur 10000, peut-être. Je devrais me réjouir. Je sens bien que je devrais me réjouir davantage mais je n’y arrive pas vraiment, c’est comme ça. Peut-être que si ça avait été pour Croissance, quand j’avais vingt-trois ans, je me serais réjoui davantage. Mais c’est pour Hors, le roman que j’ai écrit « pour qu’il soit publié », et j’ai trente-sept ans, mine de rien.
Apparemment je dois ma chance à Patrick Grainville, que je n’ai jamais cherché à remercier directement ; tiens je le fais maintenant, presque vingt ans après. J’aime l’idée d’avoir à mon tour, parfois, donné un coup de pouce quand je le pouvais, sans rien attendre ; c’est aussi bien que de dire merci. Il a repéré le manuscrit, il a parlé de « tragédie gommée », ça paraît très juste à Bertrand Visage. Oui, je suis d’accord ; c’est tout à fait ça. D’ailleurs j’aime beaucoup tout ce que j’entends sur mon livre ; ça me paraît très vrai. A cette époque je suis très peu capable de mettre des mots sur mon travail. Il lui semble évident que j’ai du talent, de l’avenir en littérature. En fait c’est la première fois qu’on me le dit, ça me gêne un peu. Le texte, il n’y a rien à y revoir. Il sera publié en l’état, ou quasi. Tel que je l’ai écrit à la main, en fait ; j’ai encore le vrai manuscrit, il n’y a pour ainsi dire pas de ratures. Seul le titre, Hors, n’est pas bon ; ça risque de laisser le lecteur « hors », précisément. Mais si je veux vraiment le garder, c’est possible. Je propose Une affaire de regard ; oui, c’est bien. En fait non, ce n’est pas non plus un bon titre ; mais à ce moment-là ça me paraît bien. Je suis content, quand même.



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