vendredi 27 mars 2009

les raccourcis galactiques

SCÈNE 2
Chambre du roi
«Les raccourcis galactiques... »
 
Dans le noir au début avec apparition progressive de la lumière, côté espace chambre. Tom Premier et Éléonore sautent et essaient de faire des figures sur le « lit-­trampoline » en se parlant, essoufflés. À droite, la peinture posée sur le chevalet est dans l’ombre.
 
TOM PREMIER
Toutes les raisons… que nous avions… d’être tristes sur terre… deviendront… des raisons… d’être heureux en l’air.
 
ÉLÉONORE
Oh…
 
TOM PREMIER
Et nous nous donnerons… rendez-vous… tous les jours… autour de la Terre…
 
ÉLÉONORE
Oh…
 
TOM PREMIER
Et nous dormirons la nuit… dans les champs d’étoiles…
 
ÉLÉONORE
Oh…
 
TOM PREMIER
Et savez-vous… ce que je vous… rapporterai ?
 
ÉLÉONORE
Non.
 
TOM PREMIER
Cent quarante-cinq… kilos… de… petits… cailloux… ramassés pour vous… dans l’espace.
 
ÉLÉONORE
Oh…
 
TOM PREMIER
Éléonore, pouvez-vous… vous approcher ?
 
ÉLÉONORE
Oui.
 
TOM PREMIER
Et écouter… les battements de mon cœur ?
 
ÉLÉONORE
Oui…
 
TOM PREMIER
Éléonore, pouvez-vous… vous approcher ?
 
ÉLÉONORE
Oui…
TOM PREMIER
 
Et voir ce qu’il y a… au fond de mes yeux ?… Les promenades qui nous attendent… Les galaxies spirales… dans les beaux amas lointains… dans le ciel profond… Les champignons d’orage… au décollage… de ma fusée ?
 
ÉLÉONORE
Oui… Oui… Oui… Oui…
 
TOM PREMIER
Les raccourcis galactiques ?…
 
ÉLÉONORE
Oui…
TOM PREMIER
Éléonore… Voulez-vous… toujours… être…
 
ÉLÉONORE
Oui…
 
TOM PREMIER
Ma femme sur terre… et… ma… collaboratrice dans l’espace ?…
 
ÉLÉONORE
Oui… Oui… Oui…
 
Tom Premier saute du « lit-trampoline » en riant, Éléonore le suit en riant et ils disparaissent de la scène.
Noir. Lumière sur la peinture, à droite, où l’on voit, dans un décor lunaire couleur sépia, le roi et la reine rebondissant, main dans la main.
 
Pascale Petit, Tom Premier, scène 2, L’Ecole des Loisirs, 2005.
 
 
Le roi, la reine et le coiffeur de Manière d’entrer dans un cercle & d’en sortir jouaient déjà sous d’autres noms leur histoire de rêve et d’amour dans Tom Premier. La contagion s’étend : voici qu’à Rambouillet fleurissent les boîtes aux lettres d’amour (elles attendent vraiment des lettres d’amour) du projet (Tor-Ups), lequel depuis quelques temps a donc un blog où l’on peut même depuis peu jouer au sudoku.
Quant à moi, ce sont mes 6e qui, dès qu’Ulysse aura retrouvé Pénélope (ce qui ne saurait tarder), visiteront la cour de Tom Premier sous son ciel de verre.




Commentaires

D'après Chevillard (qui m'enrhume) rattrapé par Pascale Petit (qui m'aère) :

« Celui qui est possédé par la chambre du roi ne perçoit en chaque chose que les raccourcis galactiques qu’elle entretient avec un premier tome. Il la vide de sa raison, il la nie (elle est au nord). Il court tous les jours autour de la Terre, et les visages même qu’il rencontre lui semblent de fragiles champs d'étoiles dont chaque trait appartient à de petits cailloux ramassés (pour ?) qu’il évoque dans l'espace. Ainsi son monde est-il un perpétuel échange de battements de coeur où rien jamais ne se fixe dans une identité propre ni n’existe vraiment. »
Commentaire n°1 posté par Christophe Borhen le 27/03/2009 à 06h20
les raccourcis galactiques : oui - mais il faut bien tout de même compter quinze minutes de marche à pied entre la chambre de la reine et la chambre du roi
Commentaire n°2 posté par le guide tor-ups le 27/03/2009 à 09h36
bienheureux 6èmes !et merci de nous inviter à les rejoindre virtuellement
Commentaire n°3 posté par brigetoun le 26/05/2009 à 06h44
Si ma salle n'était pas si petite, je vous y accueillerais volontiers, Brigetoun ! (et je ne comprends pas pourquoi overblog refuse d'afficher votre message).
Ah, voilà.
Réponse de PhA le 26/05/2009 à 10h45

mercredi 25 mars 2009

avis aux lecteurs

Je lis ce matin chez Eric Chevillard :

« Celui qui est possédé par le démon de l’analogie ne perçoit en chaque chose que la ressemblance qu’elle entretient avec une autre. Il la vide de son essence, il la nie. Il court d’une réalité à l’autre sur un pont de lianes et les visages même qu’il rencontre lui semblent de fragiles amalgames dont chaque trait appartient à de multiples ensembles qu’il évoque simultanément. Ainsi son monde est-il un perpétuel échange de qualités où rien jamais ne se fixe dans une identité propre ni n’existe vraiment. »

Avis aux lecteurs, toujours bon à rappeler.




Commentaires

Ah ? Et ça veut dire quoi à qui ?

(Le vrai ment)
Commentaire n°1 posté par Christophe Borhen le 25/03/2009 à 10h57
Je viens de le lire, un régal ! (Tiens, une analogie !)
Commentaire n°2 posté par Loïs de Murphy le 25/03/2009 à 11h21
@ Loïs : N'est-ce pas ?
@ Christophe : ça veut dire, entre autres choses, qu'on lit mieux tout nu.
Commentaire n°3 posté par PhA le 25/03/2009 à 14h14
Ça m'a frappé aussi, ce matin. La totalité du billet, d'ailleurs. Mais ce dernier paragraphe est vraiment impeccable.
Commentaire n°4 posté par Didier da le 25/03/2009 à 15h42
Oui, je n'ai pas pu m'empêcher de recopier.
Il faut le dire : c'est aussi à cause de ces pratiques de lecture mortifères que tant de livres en effet se ressemblent tristement. Ceux qui écrivent ne sont pas seuls responsables de la littérature.
Commentaire n°5 posté par PhA le 25/03/2009 à 16h15
(ce Chevillard, tout de même) il m'enchante.
Commentaire n°6 posté par Je le 30/12/2009 à 15h28

jeudi 19 mars 2009

aux anges avec Albert

Repartons en empruntant la rue aux bâtiments bombardés, derrière une pute et son mac en pleine scène. (Là où, un peu plus tôt on avait balancé une bouteille de lait, chacun la nôtre, dans le terrain de jeu au milieu de Wellclose Square ; celle de Terry s’était cassée, pas la mienne ; si on peut même plus compter sur les lois de la physique, de nos jours, avais-je dit d'un ton amer.) Aperce­vons des rangées intactes de bouteilles de lait. Que nous ignorons – bien fait, car juste derrière nous un agent est occupé à parler à ­un poivrot appuyé contre un mur. On continue. Soudaine épiphanie à la vue d’une ligne de toit (un choc, un vrai choc : quelqu’un, une personne, un être humain, avait eu l’idée de cette ligne de toit, l’avait conçue ; ce n’était pas brillant, ou gracieux, c’était juste humain, la main de l’homme, la sueur de ses neurones) et je m’arrête pour prendre des notes. Le policier nous rattrape, me demande que j’ai dans la main, où j’habite. J’interroge son droit à m’inter­roger. Terry me prévient de ne pas être lourd. Un bleu, pas de Londres – Yorkshire ? Lui montre mes papiers – à son plus grand plaisir. Satisfait. Reprenons le chemin de Wellclose Square, encore – Terry pisse à travers la grille en face de l’usine à spaghetti. Suis sur le point de l’imiter, mais un flic à vélo débarque. On passe devant lui, mais on sait qu’il s’est arrêté. On joue un peu au chat et à la souris avec lui en direction du Sq., passant d’un porche à l’autre, et lui, nous suit de près en roulant très lentement. Je trouve un trombone. Ne nous suit pas jusqu’à l’entrée du Sq. M’appuie contre un lampadaire dans le Sq., vois le flic faire circuler deux femmes et un homme, bourrés, hilares. Le flic vient vers nous. Qu’est-ce qu’on est en train de faire. Je papote tranquil­lement d’architecture avec mon pote, je dis, il y a de belles maisons fin dix-huitième par là-bas. Flic plus que raisonnable. Se fout pas en boule. Nous signifie tout simplement que l’heure n’est pas à l’architecture, c’est Stepney, ici, et à tout bout de champ, un poivrot peut débouler d’une maison, armé d’un couteau et le planter dans le premier quidam ; qui pourrait bien être moi.

Albert Angelo
, p. 156-157
   
Notre Prossefeur
Mr ALBERT
 Il est pluto simpa qu’en ton parle avec lui et il nous laise fère ce qu’on voeu cil è bien luné il fé son boulo comme il doigt et il reste a ça place il père pas son sans froi on l'a surnomé mé potes Mick Norm Anglei et moismême CHAS phantasq le poilourci je dirai qu'il fé de sont mieu Mais je pensse qu'il pourré en faire plus mais qu'il vœu pas nous an fère profité il ai asé grand et pluto bien dan sa chair Mais jé pa le droi de parlé dé fois qu’en ton est tous assis a bossé et qu'il nous a a l'oeil les Garçons et j’en fé parti on fait un peu les con et on se fiche de sa poire et aussi dé fois on suis pas et on fé comme cil été pas la et dé fois j’me qu’il doit avoir envi de baiser les bras et de tout laiser tombé mais il père sévère qu'en même,
 
MR Albert 
 
MR Albert est beau joueur parce qu’il prend bien les blagues. Il arête pas de nous séparationner moi et Gloria et jamais les garçons. Avec les garçons, il arête pas de plaîtsanter mais pas avec les fille il pense qu'on nait un peu porté sur la chose. Je pense qu’il est
 
Ce que je pense de Mr. Albère (dit BÉBERT LA MORVE)
 
Je pense que Mr Albère est un gros taré d’empâté plein de graisse, et il nous apprend queue dalle. Mais il peu être réglo quand il veut. Quand il nous traite de paiesants sa me donne envie de lui boter la tronch. Et quand il nous frappe ça me donne envie de le traiter de tous les noms et de l’insulter. Et aussi quand il gueule comme un putois j'ai envie de lui dire : « Ta gueule grosse feignasse, espèce de grosse citerne. Quand il nous fait lire ce bouquin j’ai envie de lui l’faire bouffer. Des fois il dit qu’on lui fait du charme, mais je crois qu’il m’a pas bien regardée dabord. Quand on va devant et qu’on s'appuie sur sont piano il dit "Virez de mon piano," et s’y l’était pas prof j’lui dirais Ta gueule Bébert et ton piano tu peux te l’enfoncer bien profond dans ton trou de Bâle. Ce qui me rend folle aussi c’est qu’il s’en prend tou­jours à Turk le plus petit de la classe, un jour j’espère que Turkey va lui répondre et lui crâcher à la geule. Et hier quand il était en train de sortir de la classe y en a qui se sont mis à gueuler, alors tout de suite il s’est mis à frapper les garçons, pourtant j’ai vu deux filles qui avaient gueulé aussi. Mais si on l’avait dit il aurait juste dit fermez-la et barrez-vous. Aussi, j’aime pas sont style de musique sont compositeur préféré c’est Barh, un vrai jobarh lui aussi. L’autre jour on a eu droit à Beethoven alors on a rebatisé ses morceaux Beethoven blues et la Symphonie en Z+ d’Oliver Tirejus. Et quand il passe d’autres styles de musique il devient tout drôle et alors il se met à siffler, et il fait le chef d’orchestre, COMME LE GROS CRÉTIN D’EMPÂTÉ QU’IL EST.
 
B.S. Johnson, Albert Angelo, Quidam, 2009, p. 162-164
 
––– ras le cul de tous ces mensonges vous voyez si j’essaie d’écrire quelque chose en fait ça n’a rien à voir avec l’architecture j’essaie de dire quelque chose sur l’écriture sur mon écriture je suis mon propre héros absurde comme dénomination mon propre personnage principal donc j’essaie de dire quelque chose sur moi à travers lui Albert un architecte alors que mais à quoi bon cette mascarade oui mascarade cette mascarade qui donne l’illusion l’illusion que je peux tout raconter à travers lui enfin tout ce que je pourrais trouver d’intéressant à raconter
 
––– souveraine aposiopèse
 
––– J’essaie de dire quelque chose pas de raconter une histoire raconter des histoires c’est raconter des mensonges et je veux dire la vérité sur moi sur mon expérience sur ma vérité de ma relation à la réalité sur le fait d’être assis là à écrire et à regarder Clare­mont Square par la fenêtre à essayer de dire quelque chose sur l’écriture et sur le fait qu’il n’y a aucune réponse à la solitude et au manque d’amour
 
Albert Angelo, p. 171
 
––– Et bien sûr, pour vous, ça ne veut rien dire, ce radotage sur la condition du poète et sur l’obligation de gagner sa vie en exerçant une autre activité : mais quid de votre relation à la condition humaine ? Hein ? Hein ? Hé hé hé !

Albert Angelo
, p. 173
   
L’obligation de gagner ma vie (entre autres) m’empêchant de trouver le temps de trouver les mots pour dire tout le bien que je pense de ce livre publié par mon éditeur et ma joie de me trouver dans la même collection, je laisserai pour l’évoquer la parole à Laure Limongi (« Loué soit Quidam éditeur ! » ce n’est pas moi qui dirai le contraire et il faudra d’ailleurs que j’y revienne), à Bartleby, à Anne Sophie Demonchy, aux Lignes de fuite et il y en aurait bien d’autres.




Commentaires

En lisant les pages 162 à 164 notamment, je pense au travail du traducteur ...

Commentaire n°1 posté par pascale le 19/03/2009 à 12h06
Et il y en a quelques pages comme ça, de rédacs variées sur Albert... on s'y croirait ! (notamment grâce à cette variété)
Commentaire n°2 posté par PhA le 19/03/2009 à 13h16
B.S. Johnson précurseur de F. Bégaudeau ?
Commentaire n°3 posté par pascale le 19/03/2009 à 13h43
C'est vrai qu'il y a un travail intéressant sur la langue dans Entre les murs (je pense aux passages en classe, j'ai des réserves sur les passages en salle des profs) qui ne peut pas laisser indifférent quand on connaît bien le milieu ; mais c'est plus un travail sur l'oralité. Dans cet extrait d'Albert Angelo, on est dans le passage "à l'écrit" - lequel, belle ironie, est supposé éviter un éventuel passage à l'acte. Mais l'enseignement n'est qu'un thème, dans ce livre, je ne pense pas que ce soit son sujet.
Commentaire n°4 posté par PhA le 19/03/2009 à 14h09
et bêtement je suis restée, pendant tout le reste, dans le souvenir du toit si humain
Commentaire n°5 posté par brigetoun le 19/03/2009 à 20h41
C'est qu'en effet cette "épiphanie", à cet endroit-là, mérite une pause...
Commentaire n°6 posté par PhA le 19/03/2009 à 21h00

mercredi 18 mars 2009

les nanas, tu sais

Albert a dit : Joseph, mon pote, toi qui es né ici : nom de dieu, tu peux me dire ce je suis censé faire avec les gamins de ce quartier ? J’en ai rien à foutre qu’ils s’enfilent dans mon dos, mais quand ils balancent des paquets de capotes dans la poubelle en plein milieu de mon cours, qu’est-ce que je suis censé faire ?
Joseph a dit : Fais pas attention.
Albert a dit : Le problème, c’est que je rougis, je rougis.
Joseph a dit : Tu vas pas me faire croire que tu mènes une vie monacale, mec, avec toutes les nénettes qui papillonnent dans cette maison. C’était qui, avant-­hier soir, par exemple ? Ta régulière ?
Albert a dit : Non, celle d’un autre. Je voudrais pas que tu croies qu’on profite d’elle ou quoi que soit. Je vais te raconter une histoire marrante sur elle, mon vieux, enfin, j’espère au moins que tu vas la trouver marrante. Cette nana, avec qui j’étais il y a trois ans, j’en pinçais pour elle, je l’avoue, et pas qu’un peu. Et puis, j’ai poussé le bouchon un peu trop loin, comme d’habitude, c’est un mécanisme de défense, une sorte de besoin d’être blessé, alors j’y vais un peu fort – donc, je l’avais pas revue depuis deux ou trois ans, et puis il m’est arrivé un truc qui ne m’était jamais arrivé avant – je suis, si l’on peut dire, devenu ami avec elle – mais il n’y avait rien de sexuel dans l’histoire – ne te marre pas –, je l’em­menais en soirée ou ailleurs et ça me faisait plaisir – enfin, j’avais pas à me ronger les sangs si elle par­lait à un autre ou si quelqu’un lui faisait du gringue – et ça fonctionnait très bien comme ça, et il se trouve que je connais le type qu’elle va épou­ser – elle se marie dans trois semaines – et je l’aime beaucoup ce type, en plus. Pour résumer, c’est une belle amitié sans ambiguïté : mais avant-hier soir, voilà qu’elle débarque un peu après mon retour de l’école – tu sais dans quel état je suis quand je reviens du boulot, complètement lessivé, mon cer­veau tourne au ralenti pendant au moins une heure. Enfin bref, je lui fais un thé, je lui file un ou deux biscuits et on papote tranquillement, et tout ça est gentiment popote, et sur ce, voilà qu’elle décide d’aller se laver les cheveux, alors je lui dis à quel point je trouve tout ça un peu popote, et est-ce qu’elle ne prend pas trop ses foutues aises comme si j’étais Mike, son foutu fiancé. Alors, elle dit Non, elle trouve qu’elle est très sexy comme ça. Ce à quoi je ne peux rien faire d’autre que rigoler, sous cape. Enfin, quand je suis à nouveau capable de penser, je lui propose d’aller au théâtre, j’ai pas envie de passer toute la soirée à papoter avec elle, sachant qu’il n’y a aucune chance pour que ça se passe comme ça ce serait passé si elle était été n’importe quelle autre nana, mais elle n’est carrément pas chaude pour sortir. Malheureusement, je m’en suis rendu compte seulement plus tard, bon, finalement on arrive à ce foutu théâtre, et tu devineras jamais ? Elle s’endort – et pas qu’une fois, non, deux, une fois à chaque acte. Bon, je sais que la pièce était à chier – le théâtre est mort, mon pote, mort et enterré, tu sais, surtout le théâtre intellectuel, et tous ces foutus cri­tiques nous mènent en bateau avec leurs papiers à deux sous – mais quand même ! Enfin bref, j’en reviens à mes moutons, t’en fais pas, la nuit dernière elle m’appelle et elle me demande si j’ai aimé la pièce. Pas vraiment, je lui dis. Moi non plus, et elle répond, je regrette qu’on y soit allés. Et qu’est-ce que tu aurais préféré faire, je lui demande. Rester chez toi et faire l'amour, qu’elle dit. Nom de dieu ! Et elle se marie dans trois semaines, avec ça !
Joseph a dit : C’est comme ça les nanas.
Albert a dit : Tu remarqueras qu’elle n’a pas été foutue de le dire quand c’était le moment – si c’est ce qu’elle avait vraiment voulu, elle me l’aurait dit à ce moment-­là, tu crois pas ?
Joseph a dit : Pas forcément. Les nanas, tu sais.
Albert a dit : Je te jure, Joseph, j’arrive pas à m’expliquer l’attitude des femmes vis-à-vis des hommes. Tout ça me dépasse. Comme ces minettes à l’école, dont je te parlais à l’instant, avant que je m’égare. Elles viennent vers moi après la pause de midi – je suis sûr qu’elles se font quelques passes dans le coin –, je le sens bien, mon pote, fais moi confiance. Elles viennent de s’envoyer ­en l’air quelque part. Et elles se pointent, se collent à mon bureau, en pensant sûrement que je n’ai aucune idée de leurs manigances. Ou tout simplement pour voir si je suis au courant et si j’ai assez de cran pour l’ouvrir. N’importe qui péterait un plomb.
Joseph a dit : Fais comme si de rien n’était.
Albert a dit : C’est trop me demander.
Joseph a dit : C’est toi qui a des soucis de libido, mon pote, la libido, c’est ça ton problème.
B.S. Johnson, Albert Angelo, Quidam 2009, p. 146 à 149.



Commentaires

Une écriture qui - plus encore que le thème - me rappelle un auteur américain contemporain, je n'arrive pas à mettre un nom sur mon impression !
Ravie en tout cas, de découvrir ces lignes de Brian Stanley Jonhson réhabilité dans la mémoire collective.
Commentaire n°1 posté par Pascale le 18/03/2009 à 15h18
Une inventivité et une liberté d'écriture rare et stimulante. J'en mettrai d'autres passages demain, pour la variété.
(Peux pas t'aider pour le nom de cet auteur américain. Mais en effet le thème - celui de l'enseignement -, à mon sens, même s'il est traité avec beaucoup de vérité, n'en est pas moins qu'un "sujet apparent".)
Commentaire n°2 posté par PhA le 18/03/2009 à 17h46
Très drôle. ça peut ressembler à certaines femmes, en effet.
Commentaire n°3 posté par thibault le 24/03/2009 à 19h50
Oui, le livre est très drôle dans l'ensemble ; son écriture est aussi très libre et très inventive, j'ai essayé d'en donner quelques exemples dans mon billet suivant (parmi ceux qui supportent la mise en page du blog).
Commentaire n°4 posté par PhA le 24/03/2009 à 20h27

vendredi 13 mars 2009

dans l’air du temps

Mes hublots, oui, bien sûr, c’est aussi pour qu’on regarde à l’intérieur.

Mais pas trop quand même.





Commentaires

Ce qui s'appelle "voir comme un trou" !
Commentaire n°1 posté par pascale le 13/03/2009 à 21h09
lui a-t-on demandé ce qu'il cherchait ?
Commentaire n°2 posté par brigetoun le 14/03/2009 à 06h55
Et au milieu coule une rivière?
Commentaire n°3 posté par Edcoz le 14/03/2009 à 14h22
m'a fait penser à un petit texte , Eclairages, fait il y a longtemps, du coup je le mets en ligne, petit cadeau du dimanche matin.
Ca c'est bien passé hier?
Commentaire n°4 posté par cécile portier le 15/03/2009 à 08h07
S'il faut se noyer pour regarder à l'intérieur... Mais non, suis-je con, point d'eau sur les hauts plateaux...
Commentaire n°5 posté par Christophe Borhen le 15/03/2009 à 10h53
Merci pour toutes ces "visites" (dit la vache à hublot).
Oui, Cécile, hier, quelques belles rencontres, et même quelques livres qui ont déjà trouvé leur lecteur, leur lectrice. (Mais je ne vois pas vos Eclairages - nous sommes pourtant bien déjà dimanche après-midi ?)
Commentaire n°6 posté par PhA le 15/03/2009 à 14h31
Bonjour Philippe. Eclairages, je l'ai rangé dans les textes en haut à droite. C'est pas du flux, quoi.
A bientôt
Commentaire n°7 posté par cecile portier le 16/03/2009 à 10h46
Mais oui ! En me rapprochant, je l'ai vu - à travers le moucharabieh (heureux rapprochement).
Commentaire n°8 posté par PhA le 16/03/2009 à 19h04

mercredi 11 mars 2009

Seul à voir (partisans de la fraude)

Ce retour de Belgique doit se faire par le train. Une divergence cependant nous sépare : alors que les deux autres veulent faire les choses dans les règles et disparaissent, mon ami F et moi restons partisans de la fraude.
Celle-ci prend la forme d’une descente dans les profondeurs d’une manière de métro désaffecté, lors de laquelle nous ne sommes plus que deux, suivie d’un chaotique et périlleux parcours parmi tout un entrelacs de voies ferrées. Là il faut vraiment faire attention, attention aux trains qui surviennent de partout au dernier moment, et c’est un problème pour moi, encombré que je suis de ma valise, ou peut-être plutôt de mon cartable.
Sans doute d’ailleurs a-t-il été emporté, mon cartable, lors d’un impact inévitable ; puisqu’à l’arrivée, devant nos deux anciens compagnons parvenus sans encombre à bon port, je n’ai plus dans les mains qu’une sorte de noir et dérisoire accordéon, entièrement vidé de son contenu (c’est ainsi que j’ai perdu mon portefeuille), et que M tente de me rassurer, de minimiser la gravité du dommage.


 

Commentaires

qu'est ce qu'un cartable ? un bouclier, un leurre ?
Commentaire n°1 posté par brigetoun le 11/03/2009 à 09h12
Justement, je me suis posé la question. C'est là sans doute que se trouvait le portefeuille, et les papiers avec mon nom dessus ; mais aussi... (oui, un bouclier dérisoire, sûrement aussi).
Commentaire n°2 posté par PhA le 11/03/2009 à 13h21

mardi 10 mars 2009

autorisation de sortie de territoire


C’est à cette page 25 de Malone meurt qu’était restée mon « Attestation d’autorisation de sortie du territoire métropolitain pour mineur » que j’évoquais dans les derniers commentaires, dans une édition plus ancienne encore, que cependant j’avais achetée pour neuve dans la librairie de la ville où j’ai grandi.
 
Quel ennui. Et j’appelle ça jouer. Je me demande si ce n’est pas encore de moi qu’il s’agit, malgré mes précautions. Vais-je être incapable, jusqu’à la fin, de mentir sur autre chose ? Je sens s’amonceler ce noir, s’aména­ger cette solitude, auxquels je me reconnais, et m’appeler cette ignorance qui pourrait être belle et n’est que lâcheté. Je ne sais plus très bien ce que j’ai dit. Ce n’est pas ainsi qu’on joue. Je ne saurai bientôt plus d’où il sort, mon petit Sapo, ni ce qu’il espère. Je ferais peut-­être mieux de laisser cette histoire et de passer à la deuxième, ou même à la troisième, celle de la pierre. Non, ce serait la même chose. Je n’ai qu’à faire plus attention. Je vais bien réfléchir à ce que j’ai dit avant d’aller plus loin. A chaque menace de ruine je m’arrêterai pour m’inspecter tel quel. C’est justement ce que je voulais éviter. Mais c’est sans doute le seul moyen. Après ce bain de boue je saurais mieux admettre un monde où je ne fasse pas tache. Quelle façon de raisonner. J’ouvrirai les yeux, je me regarderai trembler, j’avalerai ma soupe, je regarderai le petit tas de mes possessions, je donnerai à mon corps les vieux ordres que je le sais incapable d’exécuter, je consulterai ma conscience périmée, je gâcherai mon agonie pour mieux la vivre, loin déjà du monde qui se dilate enfin et me laisse passer.
 
Samuel Beckett, Malone meurt, Minuit, p. 25-26 
 
 
C’est de là peut-être que datent mes doutes sur la fiction, sur le « raconter des histoires » ; de là sans doute aussi mon goût pour les exclamatives sans exclamation – que je surveille.




Commentaires

Voilà !
Commentaire n°1 posté par Christophe Borhen le 10/03/2009 à 09h24
et maintenant, tu as des billets d'absence ?
Commentaire n°2 posté par tor-ups le 11/03/2009 à 09h03
J'essaie d'en publier régulièrement ici même...
Commentaire n°3 posté par PhA le 11/03/2009 à 13h17
Quel merveilleux extrait.
Quelle force.
(Je teste l'effet des exclamatives sans exclamation. (Ça  manque un peu d'éclat, non. (Essai d'interrogative sans interrogation.)))
Commentaire n°4 posté par François Matton le 11/03/2009 à 19h01
C'est sûr qu'avec "Quel ennui.", ça marche beaucoup mieux ! (Tu as vu ! Je me soigne !)
Commentaire n°5 posté par PhA le 11/03/2009 à 20h40

dimanche 8 mars 2009

Vie des hauts plateaux (arbitrairement 29)

– Que se passe-t-il ? Pourquoi la fleur qui pousse sur ma tête est-elle géante ?
– C’est juste parce que celui qui avait la fleur t’a frappé avec – très fort, très fort sur la tête.






Commentaires

Se taper la tête contre les fleurs !
Commentaire n°1 posté par pascale le 09/03/2009 à 11h51
On ne dira jamais toute la violence du parfum des fleurs.
Commentaire n°2 posté par PhA le 09/03/2009 à 11h59

vendredi 6 mars 2009

Seul à voir (à quoi ma mort est préférable)

A quoi ma mort est-elle préférable, je l’ignore. Ainsi cependant a-t-elle dû apparaître, préférable, puisque je m’y suis résigné. Cela d’abord n’a été qu’une simple idée, une proposition ; peut-être la source en a-t-elle été en moi-même, peut-être pas : on a aussi pu m’en faire la suggestion – une jeune voix féminine, bienveillante, de longtemps familière. C’est elle bien sûr qui se charge de l’exécution. Dans son attente déjà je suis allongé, entre les corps des miens qui ne sont plus. L’arme est un pistolet, banal et classique : une arme à faire des trous. La cible précise sera cet espace entre les deux yeux, où le crâne aminci par les orbites joue la cathédrale. Fracasser cette manière de colonne devrait être un plaisir. A moins que l’arme insensiblement dévie vers l’œil lui-même, tellement prédisposé.
Quoi qu’il en soit le coup a dû partir, pendant toutes ces supputations : j’entends la voix bénigne qui ne me parle plus, qui s’adresse à d’autres, qui commente ma face. « C’est noir », a-t-elle dit un peu surprise, et je m’étonne de l’entendre encore puisque je suis mort ; mais cela ne dure pas, en effet sans aucun doute je suis mort, ce trou dans ma face est bien celui dans lequel je glisse, happé par la violence de l’inertie, déjà disparu.
 
 
 
(Il paraît que ce n’est pas si grave, que ce n’est pas sans remède ; il paraît que mes données – comme celles de chacun – sont enregistrées sur de petits supports magnétiques, ou numériques, comme vous voudrez ; de tout petits supports qui nous contiennent tout entiers. C’est revivre même qui me fait redire les propos de la bonne dame : on est vraiment peu de chose.)


Commentaires

Ah ! Cette peur d'être Liquide(r)...
Commentaire n°1 posté par Christophe Borhen le 06/03/2009 à 18h02
Même pas peur !
Commentaire n°2 posté par PhA le 06/03/2009 à 18h05
C'est ton amie la rose qui te l'a dit ce matin ? :o)
Commentaire n°3 posté par Loïs de Murphy le 06/03/2009 à 21h01
C'était comme une douce voix dans le creux de mon oreille.
Commentaire n°4 posté par PhA le 06/03/2009 à 21h04
I would prefer not to
Commentaire n°5 posté par ms le 06/03/2009 à 21h46
just an idea
Commentaire n°6 posté par PhA le 06/03/2009 à 21h58
Très étrange: j'ai fait un rêve qui ressemble beaucoup à ce récit (conclusion comprise) lorsque j'étais dans le coma, il y a huit ans. Mais aujourd'hui je ne pense plus tant que mourir soit ceci ou cela (c'est vrai qu'on peut disposer d'un corps de rechange ou de «données») mais que vivre n'est vraiment pas grave (au contraire de ce que nos psychodrames voudraient nous faire croire)
Commentaire n°7 posté par jc le 07/03/2009 à 11h42
Comme vous (mais sans coma !) c'est une leçon que je reçois des ombres, et dont je ressors tranquille.
Commentaire n°8 posté par PhA le 07/03/2009 à 12h19
si peu et tant à la fois...
Commentaire n°9 posté par pascale le 07/03/2009 à 13h04
"vivre n'est vraiment pas grave", raison de plus pour en profiter!
Je n'ai pas peur de la mort mais de l'agonie, lente et douloureuse, car on a beau dire, on a beau pondre des lois, des services d'accueil, la réalité est terrifiante.
Commentaire n°10 posté par Pascale le 07/03/2009 à 19h37
Bien d'accord pour en profiter, Pascale(s) !
Commentaire n°11 posté par PhA le 07/03/2009 à 20h59
"Si je me mets à réfléchir, je vais rater mon décès." Beckett
Commentaire n°12 posté par Pascale le 08/03/2009 à 15h52
C'est tiré d'où ? (je devrais reconnaître, mais je sèche)
Commentaire n°13 posté par PhA le 08/03/2009 à 15h56
Comment, toi qui connais Beckett sur le bout des doigts, tu sèches ;-)?
J'étais en train de picorer dans "Les jongleurs de mots" de Patrice Delbourg quand je suis tombée sur cette citation (p. 404) dont il ne situe pas l'origine dans l'oeuvre de Beckett. En la déposant ici, j'espérais que, du tac au tac, tu allais me le dire !
Commentaire n°14 posté par Pascale le 08/03/2009 à 16h23
Je suis d'autant plus impardonnable que c'est évidemment à la page 13 de Malone meurt ! (j'ai triché, j'ai fait marcher Google). Du coup, j'ai ressorti mon vieil exemplaire dans lequel j'avais laissé, comme marque-page, une autorisation de sortie de territoire pour mineur, à mon nom - la première lecture ne date pas d'hier !
La citation exacte est: "Si je me remets à vouloir réfléchir je vais rater mon décès." (sans virgule) ; c'est sûrement pour ça que je ne l'ai pas reconnue !
Commentaire n°15 posté par PhA le 08/03/2009 à 17h40
A ton nom ?... ;-)
Je m'envole sauvée, à bientôt!
Commentaire n°16 posté par Pascale le 08/03/2009 à 18h41
je trouve ça pas mal de trouver une autorisation de sortie de territoire dans un livre de Beckett
(autrement j'ai cru que j'étais dans la chambre des officiers)
Commentaire n°17 posté par pascale le 09/03/2009 à 09h29
Tiens, Pascale !
Oui, c'est depuis ce temps-là peut-être que je me sens autorisé à visiter des territoires ignorés.
Commentaire n°18 posté par PhA le 09/03/2009 à 10h00
 

mercredi 4 mars 2009

incarnation

Ça y est ! Depuis hier enfin Liquide devient matière entre mes doigts. Voici qu’il s’arme d’un dos, voici que sa tranche s’entrouvre.
Il y a aussi, bien sûr, une 4e de couverture sur laquelle on lira – ou pas, car l’essentiel est intérieur –, encadrant un échantillon de la chose, deux manières de modes d’emploi : la première concerne le texte, la seconde son auteur.

Liquide
est celui qui ne s’est jamais vu rien faire d’autre que de bien remplir comme des récipients les  rôles successifs imposés par la vie. Jusqu’à ce qu’enfin celle-ci déborde, dans le flux d’un récit sans personne, puis s’asséchant laisse apparaître le secret toujours tu, toujours su.
 
« Elle ne venait plus sous la douche.
Ce temps pendant lequel il fallait l’attendre, patiemment, impatiemment ; au bout duquel elle finissait par arriver, assouvissement aigu du désir irrité jusqu’à la peine sous le fouet continu de la douche ;
ce temps forcément avait crû, de semaine en semaine, dans la nécessité de l’énervante incertitude ainsi maintenue ;
toujours un peu plus long, un peu plus long, jusqu’à confondre la douche avec une interminable et rêveuse saison des pluies, et l’oublier, l’oublier peut-être elle aussi, le glissant désir rincé disparu par le rond obscur de l’évacuation. »
 
Pas bien sûr d’être un, dubitatif quant à la mention « Du même auteur » qui commence à accompagner ses livres, Philippe Annocque répond cependant quand on l’appelle par son nom, par souci de commodité. D’origines variées, animé de passions hétéroclites ; il écrit des livres qui lui ressemblent sans pour autant se ressembler : disparates et convergents, nés de la question de l’identité.

Vie des hauts plateaux (arbitrairement 28)

C’est trop injuste ! Lui, là, ce gros balourd, avec sa face de brute, il peut passer à travers la rampe ; et moi, la minceur même, je dois me farcir toutes les marches de l’escalier !


 

Commentaires

N'y aurait-il pas quelque part une relation de cause à effet ?
Commentaire n°1 posté par pascale le 04/03/2009 à 11h30
Tout de même ; passer à travers la rampe, je trouve ça scandaleux !
Commentaire n°2 posté par PhA le 04/03/2009 à 13h03


 

mardi 3 mars 2009

mythologie

Il arrive que lectures personnelles et lectures professionnelles (ces dernières concernant mes élèves de 6e) se croisent – voire qu’elles riment (en -ias).
   
Herbert Tobias, votre premier frère en désastre, avant de disparaître on ne sait où, eut le temps de vous baptiser.
Petite sœur, la vie est courte, tu es là pour marcher sur la tête des rois ! À une femme telle que toi, il faut nez qui saignent et couronnes fendues. Tu vas adopter le nom de ce Grec, Nico Papatakis, qui prend le temps de produire le premier long métrage très confus d’un certain Cassa­vetes (un certain Shadows, des histoires de nègres dans des rues en noir et blanc) et ne jette jamais un seul regard sur moi. Tu vas prendre le nom du seul homme qui ne m'a jamais trahi, qui n’a jamais prétendu m’aimer, qui ne sait même pas qui je suis. Quelle promesse ! Tu t’appelleras Nico désormais. Tu porteras mon désespoir sur les scènes du monde, tu lui donneras son sens secret. Cet homme si droit, si juste, cette incarnation de la mesure et du bon goût, tu vas d’abord faire porter des robes à son nom, le couvrir de crèmes et de colifichets.
Et quand viendra ta chute – car je ne t’ai donné tous ces conseils de prudence que pour qu’ils t’exaspèrent, afin que tu te jettes plus vite par-dessus bord et en croyant n’obéir qu’à ton seul instinct –, quand viendra la chute après la gloire, tu traîneras son nom dans les articles les plus sordides de la presse à scandale.
Dès à présent, pas un muscle de ton visage ne doit plus bouger quand on prononce ton ancien nom. Jamais en­tendu Christa Päffgen, jamais vu : tu ne sais pas ce que c’est. Christa Päffgen : corps mort, dépouille pour biographes. Marche Nico, marche, car c’est la fin du monde en avançant !
 
Alban Lefranc, Vous n’étiez pas là, p. 69-70, Verticales, 2009.
 
 
 
Bientôt l’âme du Thébain Tirésias arriva, son sceptre d’or à la main. Il me reconnut et me dit :
– Malheureux ! Pourquoi quitter la lumière du soleil et venir chez les morts en leur triste pays ? Mais écarte-toi que je boive le sang et te dise la vérité !
Il dit ; je m’écartai et remis au fourreau mon épée à clous d’argent. Il but le sang noir et ce devin irréprochable me dit :
Tu désires un doux retour, illustre Ulysse, mais un dieu te le rendra amer. Je ne crois pas que Celui qui ébranle la terre te pardonne en son cœur d’avoir aveuglé son fils. Pourtant, il se peut que vous arriviez, au terme de longues souffrances. Mais il te faudra savoir contenir ton cœur et retenir tes hommes lorsque ton solide navire abordera l’île du Trident. Vous y verrez paître les bœufs et les gras moutons du Soleil, le dieu voit tout, entend tout. Si tu les laisses sains et saufs, si tu songes au retour, alors vous rentrerez tous à Ithaque; mais si tu les blesses, je te prédis la perte de ton navire et de tes compagnons. Tu en réchapperas seul, et, comme un misérable, ayant perdu tous tes compagnons, tu reviendras sur un navire étranger pour souffrir encore en arrivant chez toi. Tu y verras des hommes gas­piller tes richesses et courtiser ta femme. Mais sans doute te vengeras-tu à ton retour. Voilà, j’ai dit et c’est la vérité.
 
Homère, L’Odyssée.




Commentaires

Art poétique

Voir que le fleuve est fait de temps et d'eau,
Penser du temps qu'il est un autre fleuve,
Savoir que nous nous perdons comme un fleuve,
Que les destins s'effacent comme l'eau.

Voir que la veille est un autre sommeil
Qui se croit veille, et savoir que la mort
Que notre chair redoute est cette mort
De chaque nuit, que nous nommons sommeil.

Voir dans le jour, dans l'année, un symbole
De l'homme, avec ses jours et ses années ;
Et convertir l'outrage des années
En harmonie, en rumeur, en symbole.

Faire de la mort sommeil, du crépuscule
Un or plaintif, voilà la poésie
Pauvre et sans fin. Tu reviens, poésie,
Comme chaque aube et chaque crépuscule.

La nuit, parfois, j'aperçois un visage
Qui me regarde au fond de son miroir ;
L'art a pour but d'imiter ce miroir
Qui nous apprend notre propre visage.

On dit qu'Ulysse, assouvi de prodiges,
Pleura d'amour en voyant son Ithaque
Verte et modeste ; et l'art est cette Ithaque
De verte éternité, non de prodiges.

Il est aussi le fleuve interminable
Qui passe et reste, et reflète le même
Contradictoire Héraclite, le même
Mais autre, tel le fleuve interminable


Borgès, L'Auteur
Commentaire n°1 posté par Fayçal le 03/03/2009 à 11h47
Merci Fayçal. Je me rends compte, un peu honteux, que je n'avais jamais lu ce poème !
Commentaire n°2 posté par PhA le 03/03/2009 à 19h33
Un peu honteux... !? Mais vous avez une sacré chance de pouvoir découvrir, d'avoir un regard neuf, enfant...
Félicitations !
Commentaire n°3 posté par Fayçal le 03/03/2009 à 21h07
Chanceux grâce à vous, Fayçal ; mais vous avez raison : il m'arrive souvent, à la lecture d'un chef d'oeuvre ancien, d'avoir envie de crier au chef d'oeuvre, et de me taire parce que tout le monde est déjà au courant ; mais ce plaisir, cette bonne nouvelle que je garde pour moi reste un trésor.
Commentaire n°4 posté par PhA le 03/03/2009 à 21h15