jeudi 29 mai 2014

comment je joue aux dominos avec Gabriel Bergounioux


Se regarder penser est une chose – me dit Herbert dans Rien dont c’est la seule action réelle, toutes les autres lui étant subordonnées : une fiction où les actions du personnage deviennent de la fiction aux yeux même du personnage.
S’observer penser en est une toute autre quand le texte n’est pas de fiction et que l’auteur s’y fixe les règles les plus tenables possibles : noter comment sur quelques secondes la pensée se compose, les idées s’enchaînent et s’appellent à la manières des dominos et découvrir, nous prévient Gabriel Bergounioux (puisque c’est lui l’auteur de ces Dominos, écrits dans le prolongement de Mes nippes) que les règles du jeu nous échappent, fixées qu’elles sont par un maître qui nous préexiste : le langage lui-même. Ce qui donne par exemple (j’aurais pu choisir n’importe quel autre passage mais on comprendra que celui-ci m’ait arrêté) :
 
Lundi 23 novembre 2009   8h15
15 secondes
 
Orléans. Au sortir du sommeil, la poursuite d’une discussion entamée en rêve.
 
Philippe Ségéral est en train de me démontrer qu’il en connaît plus long que moi sur quel écrivain ?
 
IMAGO : La façade blanche et lisse d’un immeuble percé de fenêtres polygonales : l’une présente en découpe noire une silhouette anguleuse, entre la danseuse du paquet de Gitanes et un origami.
 
On a en projet de s’installer au dernier étage, le cinquième ou le sixième, je ne sais pas pourquoi.
 
Sur Philippe Annocque (j’ai acheté hier Monsieur Le Comte au pied de la lettre) se greffent Anopi et Hadopi que, faute d’en retrouver la signification, je rapproche d’ADAPEIC – [l’Assiociation Départementale des Amis et Parents d’Enfants Inadaptés de la Corrèze !] suggéré par une grève à l’Institut des Jeunes Sourds de Saint-Jean-de-la-Ruelle – et de Hannibal. Ça, ça sort tout droit d’une conversation avec Pierre sur un documentaire avec des reconstitutions dont j’ai vu quelques minutes samedi. Un concentré de péplum.
 
Gabriel Bergounioux, Dominos, Champ vallon, 2014, p. 57.
 
Et je m’arrête là, amusé et les yeux dirigés vers l’entrée de la piscine.
Le fiston ne va pas tarder à apparaître, lui montrer ça.
Le plaisir de les voir venir de loin, lui ou son frère, hautes silhouettes toutes récentes de jeunes hommes.
Celui de l’allongement des journées, qui facilite la lecture sur ce parking mal éclairé. (Mesure d’économies : il l’était bien autrefois.) (Et la difficulté de s’y garer en hiver, l’étroitesse des places.)
Les italiques sur mon nom : ce n’est pas moi, c’est mon nom.
Mon propre rapport complexe à cette notion de nom propre.
Quel « drôle de nom ». Réflexion de ma mère lors de sa rencontre avec mon père, mythologie familiale ; expression reprise à son insu par Fabrice Gabriel dans les Inrockuptibles à l’occasion de la parution d’Une affaire de regard. Il doit y avoir quelque chose de vrai dans cette bizarrerie – cette bizarrerie que j’ai toujours en effet éprouvée.
La surprise, bien sûr – elle est sûrement venue avant, impossible de retrouver une chronologie de la pensée, je refais a posteriori comme ça vient – de voir mon nom. Surprise relative : la pensée m’avait traversée, sans que j’y croie, mais quand même puisque nous nous lisons. Mais elle était complètement passée, cette pensée, sur le parking de la piscine.
Une sorte d’indignation : tout de même, il se trompe, Gabriel. Il n’a pas pu acheter Monsieur Le Comte la veille du 23 novembre 2009, puisque le livre n’est paru qu’en 2010. Liquide, alors ? (Mais Liquide est paru au printemps 2009, alors que Monsieur Le Comte est paru en octobre.)
Les yeux sont toujours posés sur l’entrée de la piscine. Et d’un coup, cette pensée, de la complicité que j’imagine entre les frères Bergounioux et que j’ai déjà rapprochée de celle qui unit mes garçons ; cette amitié, principal objet de ma fierté sans savoir à quel point les parents peuvent y être pour quelque chose.
 
Voilà. Et plus tard en écrivant ce billet : prendre conscience que les mots n’ont pas besoin de notre volonté pour vouloir dire quelque chose et que dans notre discours se jouent essentiellement les relations entre deux volontés, celle éminemment collective du langage commun et celle singulière de celui qui ose tenter de s’en servir.
http://www.renaud-bray.com/ImagesEditeurs/PG/1499/1499225-gf.jpg

mercredi 28 mai 2014

Mon jeune grand-père (40)

Le 30 mai 1917  Mes chers parents
J’ai reçu les cartes de papa des 5,10-11 et 12 mai, ainsi qu’une carte de ma tante Maria du 28 avril. La mystérieuse Tante Maria. En tout cas à présent le a final ne fait aucun doute. Elle est toujours en bonne santé et a toujours bon espoir. Le brave Lefebvre est très gentil, dites-lui que je lui envoie aussi mon bon souvenir. Mes amitiés aussi à la famille Mercier. Lefebvre. Mercier. Ces patronymes parmi les plus répandus en France, une autre manière de les rejeter dans l’anonymat. Edmond a-t-il conscience – à l’époque les moyens de le savoir sont moins évidents – de la rareté de son propre patronyme ? Je suis bien heureux que mon colis soit arrivé en bon état et que tout le monde (je n’arrive pas à lire le mot qui suit, ce devrait être « soit » mais je n’arrive pas à le lire) content de son lot. Bien sûr il s’agit du Kerbschnitt. Il est exact que cela revient assez cher, les prix augmentent même de plus en plus. J’espère que (là, une abréviation ; c’est peut-être « M. » mais honnêtement je n’en sais rien) Monnot (ou Monnet ?) va mieux maintenant et qu’il est complètement rassuré. Je n’ai reçu comme colis qu’un colis de pain du 1er mai qui me confirme dans la décision prise dans la précédente carte, cette fois-ci je n’ai rien pu en retirer. Je vérifie, ce n’était pas dans la précédente carte mais dans celle d’avant encore, du 21 mai. Pour les colis il n’est pas étonnant qu’il y ait un peu de retard, les 2 jours de fête en sont probablement la cause. Les jours de fête. Pour le lait liquide, nous venons de faire des essais ; même dans un bocal de verre bien fermé, il ne se conserve guère plus de 3 ou 4 jours, même dans notre chambre qui est une des plus fraîches du camp. Aussi vous seriez bien gentils de voir si vous ne pourriez pas trouver des boîtes plus petites. D. en a reçu une assez petite, la moitié des autres environ. Le temps est toujours de plus en plus chaud. Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis et toute la famille. Votre fils qui vous aime de tt son cœur. EAnn

dimanche 25 mai 2014

Moi aussi, je peux voyager dans le temps avec les X-men.


Hier soir je suis allé le nouveau film sur les X-men, dont j’ai oublié le titre. Attendez. Voilà : Days of future past. C’est une histoire de voyage dans le temps, quoi. D’ici peu, il faudra envoyer quelqu’un dans les années 70 pour rattraper nos erreurs, à ce qu’il paraît. Changer le passé, donc.
Eh bien c’est réussi. Parce que moi, les années 70, figurez-vous que je m’en souviens très bien. Et les événements racontés par ce film, X-men Days of future past, je m’en souviens aussi. Je me tenais au courant, à l’époque, je lisais les journaux :

Eh bien les choses ne se sont pas du tout passées comme le raconte le film. (Sauf que maintenant elles se sont passées autrement, puisque le but du film était de réécrire l’histoire en faisant mine de réécrire l’Histoire.)
Par exemple, dans le film, on voit Wolverine tout étonné de n’être pas reconnu par le Fauve quand il vient toquer chez le Professeur Xavier. Evidemment qu’il ne pouvait pas être reconnu ! Je viens de relire mon journal, point de Wolverine dans cette affaire. C'est bien simple : il n’avait pas encore été inventé. Ce bonhomme-là vient clairement du futur.
Le Fauve, lui, en revanche, était bien présent : on le voit ci-dessous atterrir après une chute d’hélicoptère près de la forteresse où les Sentinelles retiennent les autres X-men (Angel, Iceberg et le tout récent Havok prisonniers, en compagnie d’autres mutants moins recommandables). On notera que la pilosité du Fauve, contrairement à ce que rapporte le film X-men Days of future past, n’est guère développée : il n’est pas encore devenu la Bête. (The Beast, quoi.)
 
Mais ce n’est pas le Fauve qui est en vedette dans cet épisode des X-men. Ce n’est pas le Fauve, puisque c’est Cyclope. Comment ça « Il est mort » ? Il n’est pas mort, puisque nous sommes en 1973 ou 74. D’ailleurs regardez, c’est bien lui, là, qui explose une Sentinelle, vous le reconnaissez ?
 
Vous le reconnaissez, mais vous ne reconnaissez pas la Sentinelle, dites-vous. C’est vrai, on ne voit que la main. Tenez, en voilà, une, de Sentinelle. Et le petit bonhomme qu’elle tient à la main, c’est Larry Trask. Oui, Trask, le fils de l’inventeur. Il ne se doutait pas, le malheureux, qu’il était lui-même l’un de ces mutants dont il souhaitait l’anéantissement. Le mutant, comme le Juif, se cache parmi les hommes à leur insu et parfois même à la sienne.  (Parmi les bonnes surprises du film, les Sentinelles version 1973, très semblables à celles représentées sur mon journal de la même époque.)
 
Vif Argent ? Oui, en effet, il faisait de la figuration dans cette affaire, même si son rôle est moins gratifiant que dans le film.
 
Sa présence anecdotique et celle de sa sœur Wanda, la Sorcière Rouge, est surtout l’occasion d’un changement de costumes ; car les X-men ne sont pas seulement forts, ils sont rusés. (En fait ce changement de costume est une idée de Scott. Je le soupçonne fort d’avoir eu envie de voir à quoi ressemblait Jean Grey, sa sage fiancée – mais non elle n’est pas morte, suivez un peu, bon sang –, en tenue de Wanda. Le fait est que lui-même est moins convaincant en Vif Argent.) (Je vous mets la planche entière, j’adorais ces découpages expressifs des vignettes.)
 
La fin était belle aussi : Cyclope, qui est un garçon intelligent, persuadait les Sentinelles d’aller régler son compte au soleil, puisque c’est lui qui paraît-il est à l’origine de nos mutations.

Comment ça j’ai dit « nos mutations » ?
(Au fait, vous avez le pouvoir de cliquer sur toutes les images pour les agrandir.)

mercredi 21 mai 2014

Mon jeune grand-père (39)

_ Le 25 mai 1917 Mes chers parents _ L’en-tête est inhabituellement encadré de deux tirets bas, bien marqués – on voit que le crayon à papier est passé plusieurs fois. Je ne sais pas pourquoi.
J’ai reçu comme courrier les cartes de papa des 7 et 8 mai et la lettre de Geneviève. Je la remercie bien de sa bonne lettre. Comme colis j’ai reçu trois colis gare les n°s 2 – 4 et 5 et le plumcake n° 24. Le plumcake n° 24 ! Tout était en bon état. Le plumcake avait été ouvert et le paquet refait très mal ; mais il ne manquait rien, ce qui est très heureux. Ce plumcake a une histoire. Nous ne la connaîtrons pas. Tout était très bien conditionné et je vous remercie. J’ai causé à mon Russe au sujet des timbres-poste ; il va écrire chez lui pour qu’on les lui envoie, il est très content de pouvoir me faire plaisir. Me voici tout d’un coup arrêté par cet intermède philatélique. La collection dont enfant j’ai hérité et que j’ai continuée quelques années, il y a là sans doute une de ses sources. Des timbres antérieurs à 1917, j’en avais beaucoup. C’est là sans doute que j’ai acquis complètement par la bande mes premiers rudiments d’Histoire et de géographie. Yvert et Tellier étaient les auteurs de mes manuels. Et puis à l’adolescence j’ai tout arrêté. Une autre activité qui s’était développée secrètement avait supplanté la philatélie : celle que je pratique encore à l’instant. Mais peut-être est-ce la même chose. Des timbres antérieurs à 1917, j’en avais beaucoup ; mais des russes, à vrai dire, je ne m’en souviens pas. Des français, bien sûr, des anglais, des italiens, et puis de tous ces états qui devinrent de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie, un peu de Serbie, pas mal curieusement de Bosnie-Herzégovine. Mais de Russie d’avant 17, non. Je ne m’en souviens pas. Ça ne veut rien dire. Il faudrait que je regarde. Pour la carte en question, j’essaierai, mais cela n’est pas très facile. Je me conformerai au conseil de ma très chère sœur pour le lait. Je crois bien que c’est « pour le lait ». Je ne me sers plus si souvent de l’alcool car il y a une cuisinière à côté de notre chambre, mais il est bon d’en avoir un peu pour faire chauffer quelque chose de pressé. Vous pouvez donc m’envoyer une boîte tous les deux mois par exemple. Le temps est toujours très beau quoiqu’aujourd’hui il fasse très lourd et qu’on craigne un orage, c’est du reste une chose très peu rare dans cette région. L’été dernier nous en avons eu beaucoup. Parler moins du temps qui passe que du temps qu’il fait. Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis et toute la famille. Votre fils qui vous aime de tout son cœur.
La signature est encore plus illisible que d’habitude.

jeudi 15 mai 2014

le baiser comme étape majeure


Le rêve d’émancipation prend forme avec le baiser comme étape majeure. Pour cette raison, les légendes sont truffées de baisers manqués, jamais advenus.
 
Pourquoi les fillettes doivent-elles être jolies sans être aguicheuses, séduisantes mais pas séductrices ?
 
D’où vient cette réserve dans la prière, le vêtement, le regard baissé ? Le chemin vers la délivrance est long. Une fois franchi, le baiser explose. Les petites insomniaques devront attendre, le pot de chambre intact sous le lit, anxieuses, ignorant qu’un garçon embrassé n’a pas les pieds fourchus. Elles n’imaginent pas encore l’amour anatomique, refusent la mise en contact des corps.
 
Le signal arrive enfin comme une révélation, lorsque Dieu s’éloigne, on enlève le paillasson, l’émancipation est certaine. Dans les dunes, à quatorze ans, les bouches s’ouvrent, la langue sort, s’allonge, pour autre chose que le catéchisme. Le désir gonfle, suspend la respiration.
 
Dans les contes, les princesses se laissaient faire, s’éteignaient cent ans, l’épreuve avait lieu dans une traversée horizontale, cercueil, coffre à reliques. Elles se réveillaient sans avoir vieilli, prêtes pour le baiser humain, la véritable transgression.
 
La première fois, on n’aime pas, le garçon est trop proche, maladroit, puis on embrasse une deuxième fois, c’est mieux, on recommence. Enfin, on reprend l’expérience pour y repenser mille fois, allongée sous un arbre, les pieds dans la mousse, dans un moment qui dure. Souvenez-vous de la première fois que vous avez embrassé un garçon : le souvenir revient, net, derrière la petite maison du Crotoy, invariablement appelée les Mouettes. La brise par souffles tièdes, on embrassait encore et encore, sans reprendre sa respiration.
 
Que restera-t-il d’une marque de maillot de bain ou des ritournelles du tube de l’été ?
 
Un baiser.
 
Véronique Pittolo, Une jeune fille dans tout le royaume, éditions de l’Attente, 2014, p. 42-44.
 
Etre jeune fille est une question à laquelle une certaine éducation catholique et bourgeoise s’efforce d’imposer une réponse univoque, inspirée d’un conte merveilleux réduit à son cliché. Une jeune fille dans tout le royaume, quelque part entre l’essai et la poésie, fait écho au premier texte que j’ai lu de Véronique Pittolo, il y a quelques années, rappelez-vous : un extrait de Schrek , justement réédité par la même occasion dans le même volume, ainsi que Chaperon Loup Farci. En plus il y a des dessins de Demetra Nikolopoulou qui dessine les robes de princesse comme personne (et pas que, mais je laisse la surprise).
Sur Poézibao, les lectures d’Anne Malaprade et Elisabeth Jacquet. Et puis tiens, de Véronique Pittolo c’est aussi l’occasion de relire Toute résurrection commence par les pieds.
http://www.editionsdelattente.com/site/www/images/livre/couverture/145.jpg

mercredi 14 mai 2014

Mon jeune grand-père (38)

Le 21 mai 1917. Mes chers parents.
Je devais écrire samedi, je l’avais remis au dernier moment et un empêchement imprévu est survenu et je n’ai pas eu le temps de faire ma carte. La phrase résonne, je pourrais l’avoir dite, notamment la fin, en remplaçant « carte » par « billet », puisque c’est sur mon blog que je recopie ces cartes. Facilité d’Edmond à nous faire oublier qu’il est prisonnier. Se pourrait-il que par moment lui-même l’oublie ? J’ai reçu comme courrier les cartes de papa des 1.2.3.4 mai la lettre de maman du 6 ainsi qu’une lettre de Lucie du 3 mai. C’est une longue babillarde très gentille. Elle me raconte plusieurs histoires et je l’en remercie, elle a joint à sa lettre la photo de sa petite cousine qui m’a, paraît-il, adopté pour cousin, elle pense que je serais heureux de faire sa connaissance, c’est très bien. « C’est très bien. » « C’est très bien » est un peu rapide, et je trouve quelque chose d’un peu triste dans cette rapidité. J’ai été bien heureux d’apprendre que Maman Marie n’avait pas souffert. C’est la grand-mère d’Edmond, je l’ai noté quelque part. Voilà. Je ne connais pas son nom de jeune fille, mais je vois qu’elle était mariée à Louis-Hilaire Mangot, né le 17 février 1837 à Amiens, et qui fut chef de gare à Longueau. D’elle, je n’ai pas la date de naissance, et j’apprends qu’elle est morte en 1917. Il faut forcer un peu l’idée qu’il s’agit de mes arrière-arrière-grands-parents pour qu’elle me traverse l’esprit. Pour le reste il faut en prendre son parti, si on retrouve quelque chose il faudra se considérer comme très heureux. Je ne sais pas ce qu’il y a sous cette phrase – pas davantage que ce qu’elle dit. J’ai vu des journaux illustres des vues de chez nous, ce n’est pas brillant. « Chez nous », je sais que c’est Saint-Quentin. Mais je ne connais pas « chez nous ». Le temps continue à être toujours très beau, mais le séjour dans le parc est rendu très désagréable par une quantité considérable de moustiques qui ne nous laissent pas un moment de répit. J’ai la figure et les mains pleines d’ampoules. Il est pourtant joli en ce moment, le muguet et le lilas étant en fleurs. J’ai reçu pas mal de colis, les paquets postes 13.21.22.23 et les colis gare 1.2.3. Tout était en bon état. J’ai reçu aussi un colis de pain du 24 avril, ils commençaient déjà à être moisis. Je crois qu’il faudrait mieux supprimer l’abonnement pendant les grandes chaleurs car c’est de l’argent perdu. Vous pourriez le remplacer par du pain grillé ou des biscuits, mais autant que possible un peu meilleur que ceux d’habitude. Je vous embrasse bien fort tous les 4 ainsi que tte la famille. Edmond manque de place sur la fin, d’ailleurs il n’y a pas de signature.

dimanche 11 mai 2014

le document crée de la mélancolie


En prenant toutes ces photos, je manifeste et tente d’objectiver une détresse souterraine qui se moque pas mal des gestes vains que je peux faire puisqu’elle ne desserre pas son étreinte. Morsure. On doit même pouvoir dire que ces gestes la nourrissent ; il y a toujours un horizon artistique derrière chaque prise de vue, qui ennoblit le geste dérisoire et la motivation psychologique – la détresse a un manteau qui a de la gueule (la veste en croco de Sailor, par exemple) et ça relance les dés. Voilà : le document crée de la mélancolie. L’archive, le document portent en eux, intrinsèquement, essentiellement, une mélancolie. Ils soignent une détresse par la mélancolie. Celle-ci ne relève pas obligatoirement de l’individu, mais elle s’impose à lui de l’extérieur à coups de petites capsules de temps. Le document c’est du temps encapsulé qui explosera de manière fugace. Le document est une madeleine (la réciproque n’en est pas vraie, elle serait même difficile à avaler). Le document pose un rapport mélancolique au monde ; on commence par vouloir fixer telle ou telle chose (un coin de rue, le sourire d’une petite fille) et on en vient à vouloir tout sauver parce que tout va disparaître. Dans son Histoire de la Commune de 1871, Lissagaray écrivait : « l’exécution fut aussi folle que l’idée » et c’est un peu ça, oui : le remède est aussi fou que la maladie, quand il ne la modèle pas de bout en bout.
 
(C’est un extrait de « Photographier mille fois le ciel, ma fille ou le maréchal Foch » d’Arno Bertina et c’est dans le volume 2 de Devenirs du roman, Ecriture et matériaux, signé par plein de belles plumes chez Inculte.)
ciels 11 avril 2013 005

samedi 10 mai 2014

L’épouvante est au coin de la rue.

L’épouvante est au coin de la rue. Ou pourquoi pas dans un vestiaire de piscine quasi désert. Les protagonistes : d’un côté trois marmots, trois quatre ans tout au plus, grands yeux bleus et tignasse blonde toute bouclée, les bras dans les brassards à fleurs ou à canards selon le sexe. De l’autre, un homme à la stature impressionnante, mal rasé, crâne tondu, l’œil noir – façon de parler, ce quasi cyclope en a quand même deux. Et voilà que ces trois marmots, que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam, car même en slip de bain vous m’avez reconnu, se précipitent vers moi en battant des ailes comme des canetons – impossible en effet avec ces brassards de garder les bras le long du corps. En quelques secondes, je suis cerné. Ils sont trois, donc ; deux garçons et une fille, ou plutôt un garçon et deux vrais jumeaux de sexe différent, mais oui je sais bien que ça n’existe pas mais je sais bien aussi ce que j’ai vu : deux enfants identiques, je dis bien identiques, sauf par le sexe. A moins que les parents n’aient trouvé que le travestissement de l’un pour le distinguer de l’autre, qui sait. En tout cas ils ont le même visage avec ces grands yeux bleus écartés sous les mêmes bouclettes blondes. D’ailleurs l’autre garçon a aussi le même visage, mais ses bouclettes sont un peu plus foncées et il est un peu plus grand. Ou plutôt un peu moins petit. Quelles sont leurs intentions ? Leurs visages sont souriants, mais ça n’est pas rassurant pour autant. Qu’ont-ils besoin de sourire, d’ailleurs ? Qu’y a-t-il de si réjouissant dans leur situation, seuls dans un vestiaire de piscine avec un géant inconnu ? Mais déjà et sans tarder ils ont pris la parole. Ils s’expriment dans un français châtié. Malgré leur très jeune âge, ce n’est pas à eux que viendrait l’idée de tutoyer un monsieur inconnu. Leurs intentions, à les entendre, c’est de connaître les miennes. « Alors vous venez à la piscine ? » « Pour quoi faire ? » « Vous avez fini ? » « Votre voiture, elle est de la marque Citroën ? » « Vous prenez vos chaussures ? » (En effet, je suis en train de prendre mes chaussures, c’est contre mon casier que le trio m’a acculé.) « C’est une Peugeot, votre voiture ? » Et tout ça sans cesser de me fixer de leurs immenses yeux bleus au-dessus du même sourire imperturbable. Heureusement j’ai pu me glisser avec mes affaires dans l’interstice d’une cabine toute proche.

vendredi 9 mai 2014

impressions de lecture


Ma lecture d’autrui est polluée par moi-même. Moi-même est surtout celui-là qui par ailleurs écrit et ne cesse de se rappeler à la mémoire de celui qui lit et du coup j’avoue que c’est souvent que je lis des choses qui n’y sont pas. Je ne devrais pas dire lire alors mais plutôt inventer peut-être, mais non car sans le texte préalable point de cette invention-là ; c’est donc de la lecture encore, son versant singulier, celui que chacun est seul à voir – quoi.
Broder peut-être ne serait pas mal puisque le support textile y est supposé. Je suis un lecteur très brodeur. J’ai honte souvent. Ma lecture ne rend pas justice au texte. Les textes que je lis n’ont pas besoin de moi, c’est justement parce qu’ils n’ont pas besoin de moi que leur lecture me fait envie. Et les lisant, voici que c’est moi qui m’y vautre. Une amnésie galopante vient les recouvrir de ma propre lecture dont je m’éveille par instant juste le temps de me rendre compte que ça n’a plus rien à voir.
Lire est impossible ; l’idée souvent me traverse – mais jamais celle d’arrêter. Je me dis : il ne peut pas y avoir plusieurs consciences à l’intérieur les unes des autres. Je me dis : on ne vit que pour ça : être quelqu’un d’autre, quelques-uns d’autres plutôt, en même temps que soi. Ça n’est pas possible, mais c’est la direction. On fait l’amour aussi pour ça. Comme tout est merveilleusement logique : quand on fait l’amour, parfois, des enfants naissent. Ou alors on lit. Quoi d’autre ?
 

mercredi 7 mai 2014

Mon jeune grand-père (37)

   Le 15 avril mai 1917. Mes chers parents.
J’ai reçu cette fois-ci le courrier régulier, c’est-à-dire les cartes de Papa des 27 28 et 30 avril et les lettres de maman des 15 et 29 avril. J’ai reçu en outre une carte de la cousine Monnot (ou Mounot peut-être ? ce nom m’est parfaitement inconnu) qui est toujours en bonne santé ; elle se plaît assez bien dans son nouveau pays. Les dispositions prises par maman pour les colis sont très bien et je n’ai rien à redire. Pour les vêtements de toile je crois que la vareuse sera plus pratique, la moins cher naturellement mais autant que possible j’aimerais mieux un pantalon qu’une culotte, car avec cette dernière il faut mettre des bandes et c’est trop chaud et trop fatiguant. (Cette habitude que j’ai prise de reproduire les fautes quand il y en a, que vaut-elle vraiment ? Il me semble que ça ne dit rien du tout. Pourtant je continue.) En plus de cela Papa serait bien gentil de voir au dépôt s’il ne pourrait pas m’avoir une vareuse de troupe, car ma vareuse de tranchée est complètement hors d’usage et je voudrais épargner le plus possible ma vareuse n°1. Il pourrait la prendre assez grande pour être sûr qu’elle aille, je la ferais retoucher ici par le tailleur. Je regrette de vous donner tous ces ennuis et vous remercie de tout cœur. Je crois que vous n’avez pas compris ma carte, au sujet de maman Nini (je ne sais pas non plus qui est maman Nini et je retrouve même pas la carte en question). Tout le monde est ensemble et n’a jamais été séparé. Je me suis sans doute mal expliqué. Comme colis j’ai reçu les colis gare 19 et 20 et un colis de pain du 14 avril. Il y a encore un peu de retard en ce moment dans les colis. Mon mal de dents est complètement passé et je vais maintenant très bien. Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis et toute la famille. Votre fils qui vous aime de tout son cœur.
Edmond

lundi 5 mai 2014

par ici ma bibli

Moins maintenant faute de temps mais quand même, j’ai toujours été lecteur de bandes dessinées. Le rapport que j’ai aujourd’hui avec la littérature contemporaine, avec la même curiosité et le même goût pour les sentiers non balisés, je l’ai développé d’abord pour la bande dessinée. A quinze ou seize ans, je ne jurais que par Muñoz et Sampayo – et aujourd’hui encore (plus quelques autres). Le temps et la place manquant, j’en lis moins maintenant ; ça ne m’empêche d’aller lire ceux qui en lisent plus comme Mitchul, le taulier du blog Me, myself and I, qui m’a justement fait l’invitation d’une interview sur ma bibliothèque : l’occasion de dire à quel point la place et le temps manquent. C’est par ici.
 

samedi 3 mai 2014

Rien en commun


Pour avoir moi aussi accordé trop de confiance à ma ligne de vie et à mes livres à venir, j’ai découvert à mes dépens la trouble félicité d'un tel enlisement. Il m’avait semblé pouvoir tout mener de front – la préparation de mes cours, la rédaction d’articles et mes responsabilités familiales – et simplement différer un peu l’écriture des textes dont je me sens depuis longtemps porteur. Je m’y suis esquinté pendant quelques années, puis me suis rendu compte qu’à fonctionner en surrégime permanent je ne pouvais que bâcler mes travaux, empiler mes notes sans jamais en utiliser correctement la substance, et ajourner jusqu’à mon dernier souffle la rédaction de mon grand œuvre consacré aux frontières entre les genres musicaux. Tout en éparpillant mes idées au fil de courts articles comme Jean-Germain Gaucher gaspillait ses trouvailles mélodiques en chansonnettes, j’attendais le moment où ce corpus préparatoire prendrait de lui-même sa forme et coulerait de ma plume comme l’eau d'une fontaine. Ma paresse prolongerait même au-delà de toute raison l’idée qu’à trop vouloir hâter ce miracle je risquais d’en compromettre l’avènement. Jusqu’au jour où, comme il devenait évident que cette procrastination ne donnerait jamais de fruit, je me suis résolu à lui imposer l’épreuve de réalité : l’occasion se présentait de prendre trois mois de congé sabbatique, et un collègue me proposait sa maison de campagne, il m’était difficile d’esquiver. Ma première semaine s’est passée à transporter mes documents et une caisse de livres, à ranger mon attirail pour m’installer un bureau d’écrivain, et à essayer de rassembler mes idées face à ma ramette. Le vendredi soir, la culpabilité de ne pas avancer dans ce travail alors qu’Agnès assumait seule la charge des enfants m’a poussé à rentrer pour le week-end à la maison, où ma nichée a voulu savoir combien de chapitres j’avais écrit. Le lundi matin je suis retourné à mon écritoire comme on retourne à la mine, exténué à la pensée d’en extraire fût-ce une esquille. Comme il me fallait relire des centaines de pages plus ou moins oubliées, reprendre mes annotations, les comprendre et les nuancer, j’estimais judicieux d’ouvrir mon chantier par du rangement informatique, de sorte que je perdis plusieurs journées à saisir et à classer des citations, des notules et des idées directrices jusqu’à m’aviser que cela ne m’avançait à rien. Le week-end suivant, c’est Agnès et les enfants qui débarqueraient pour me distraire de ma solitude et de mon ouvrage, dont je ne pouvais toujours pas présenter la moindre ébauche. Et, de semaine en semaine je découvrirais que, malgré la clarté de mon projet, il me manquait toujours un dictionnaire, une référence, et surtout le bon angle d’attaque.
 
Emmanuel Venet, Rien, Verdier, 2013, p. 88-89.
 
Je ne résiste pas à mon envie de citer un extrait de l’autre Rien, car il y en a un autre, signé Emmanuel Venet, et paru chez Verdier à l’automne dernier. Il résiste aussi pourtant, ce Rien d’Emmanuel Venet, à l’artificielle pratique de l’extrait, tenu qu’il est d’un bout à l’autre en un seul et fluide paragraphe. Jean-Germain Gaucher est le sujet du narrateur qui est le sujet de l’auteur, c’est-à-dire ce rien qui aurait pu être quelque chose s’il n’était passé à côté, faute de muflerie ou d’égoïsme qui sont les autres noms du courage. La coïncidence des titres est donc sans doute un signe, et je remercie chaleureusement l’excellent prescripteur qui a pris le temps de m’écrire exprès juste pour me dire qu’il avait pensé à moi en lisant Précis de médecine imaginaire du même Emmanuel Venet et que je n’ai suivi qu’à moitié lorsqu’en me penchant sur la question j’ai vu que le dernier livre de l’auteur s’intitulait Rien.
http://www.librairie-ptyx.be/wp-content/uploads/2013/06/rien.gif

Commentaires

C'est drôle, car lisant l'extrait (sans aller voir à la fin qu'il s'agissait d'un extrait, et de "Rien", en plus !), je pensais que tu commençais une sorte d'autobiographie - comme j'ai pu en imaginer le début vendredi dernier dans un "Vases communicants".
Je crois que tout cela est du vécu, et c'est bien là que réside l'art de la fiction ! La prochaine fois, tu mettras comme titre "Quelque chose", et on saura que c'est de toi !
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 04/05/2014 à 09h36
Peut-être à son insu Emmanuel Venet s'est-il chargé de mon autobiographie - va savoir.
Réponse de PhA le 04/05/2014 à 11h17
Il aura peut-être voulu faire un "remake" littéraire du film "Dans la peau de John Malkovich"...
Commentaire n°2 posté par Dominique Hasselmann le 04/05/2014 à 11h21
Comme Dominique Hasselmann, j'ai lu ce texte comme si vous en étiez l'auteur jusqu'à ce "grand oeuvre consacré aux frontières entre les genres musicaux". Là je me suis d'abord dit, tiens il est musicien et puis non ça ne tenait pas. Vous n'eussiez pu être obsédé de musique sans que cela transparût dans La Lettre qui vous habite.
Et donc Rien en commun. Oui. Non. Mais si.
Commentaire n°3 posté par Michèle P le 04/05/2014 à 11h31
Légèrement différent : j'ai lu le début de l'extrait dans une totale perplexité, me disant : Philippe Annocque? Une autobiographie? Comme c'est étrange!
Commentaire n°4 posté par Michèle le 04/05/2014 à 11h52
Je ne crois pas que tous les romans que je n'ai pas écrits soient mes autobiographies.
Ou peut-être que si ?
Réponse de PhA le 04/05/2014 à 12h13

jeudi 1 mai 2014

Mon jeune grand-père (36)

  Le 11 mai 1917. Mes chers parents
  J’ai reçu ces quatre jours le courrier régulier, c’est-à-dire les cartes de papa des 23.24.25 et 26 plus une lettre de Lolotte Gillet qui m’a fait grand plaisir. Lolotte Gillet. Evidemment ça ne me dit rien du tout mais ça me fait plaisir à moi aussi. La lettre est gentillement tournée (Edmond écrit bien « gentillement », ça me renvoie à des souvenirs d’études et au mot épicène qui n’a rien à faire ici ; peut-être aussi est-ce un indice de prononciation, peut-être trouverais-je un accent à Edmond, on ne peut pas savoir ; la dernière à se rappeler sa voix était ma grand-mère, qui d’autre, et du coup forcément cette question : comment dans sa mémoire résonnait la voix de son mari soixante ans après la mort de celui-ci ; on ne le saura pas davantage) et elle veut que je lui réponde. Je n’ose pas le faire car ce serait vous priver d’une carte (les cartes sont donc comptées) (et cette confirmation que le dit compte moins que le dire), je me contenterai de lui envoyer une photo comme remerciement. Vous serez donc bien gentils de lui répondre et de lui expliquer pourquoi je ne puis le faire moi-même. Elle me demande quel genre de travail je fais. Comme vous aurez sans doute reçu mon colis vous pourrez lui expliquer. Le Kebschnitt explique tout. Je me suis fait arracher ce matin une dent qui me faisait souffrir depuis quelques jours et qui n’était plus soignable. Je souffre encore un peu cet après-midi mais je pense que demain ce sera fini. J’ai reçu les colis postes n°s 14.15.16.17.18.19.20 en bon état ; il ne manque plus maintenant que le n° 14 de la précédente et le n°13 de celle-ci. Les colis gare subissent un peu de retard en ce moment. Remercie bien le Ct Saviniat (évidemment je ne suis pas sûr de bien lire) de son bon souvenir et présente-lui mes respect. Le pain (je lis « gub » ou « guler », ce ne doit pas être ça) est arrivé en bon état. Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis et toute la famille. EA Je mets « EA » parce qu’il y a quelques traits illisibles en bas à droite tout contre le bord de la carte.
Une fois n’est pas coutume – car ceci, dont je ne sais pas le nom, n’est pas un projet sur la Première Guerre mondiale et la documentation n’y entre que très peu – je suis tenté d’interroger Google sur le Commandant Saviniat. Existence immédiatement confirmée. Bien sûr ce peut être un homonyme. Je ne tente pas « Charlotte Gillet », elles sont forcément trop nombreuses.