Il y a des gens, sur la tête, ils ont des cheveux.
mardi 29 avril 2025
lundi 28 avril 2025
Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 68
Messerschmied était vraiment de bonne composition, car il accepta de retourner chez Brunnen. Après tout, peut-être que tout aurait pu bien se passer. Mais quand il voulut s’asseoir sur le fauteuil que lui avait indiqué Monsieur Schlehe, Messerschmied ne vit pas que celui-ci était déjà occupé. Il ressentit une douleur fulgurante au postérieur : un chat était installé là et s’était vengé avec ses griffes et ses dents de l’affront que Messerschmied lui avait fait subir. Le plus terrible fut une espèce de rire parfaitement inhumain que Messerschmied crut entendre en quittant la pièce.
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dimanche 27 avril 2025
Abécédaire du dimanche (quasi-shakespearien)
Avec brio, costumé, déguisé en fameux grand homme, il joue King Lear, Macbeth. Northumberland, Othello, Périclès, Quintus, Roméo, Salibury, Troïlus, Ulysse, Vincentio, Warwick, Xerxes, York, Zenon.
(Abécédaires sportif, lépidoptérophile, œnophilique, meutier, artisanal, unfrench, mallarmoïde, mondaybluesy, tintinophile, mathématoïde, héroïque, lacunaire, ineffable, hygiénique, ornithophile, compétitif, mycologique, musical, apocalyptique, pictural, brigand, soûlographique, bibliophilique, subaquatique, comportemental, injonctif, polythéiste, événementiel, chômeur, photographique, forestier, armé, commissionnaire, mixologique, alphabébêtique, abécédarophile, conversationnel, présidentiel, onomatopéique, faunophonique, proverbial, bibliomaniaque, aquoiboniste, meurtrier, touristique, culinaire, guerrier, floral, zoologique)
samedi 26 avril 2025
Souvenirs de ma mère, Les Singes rouges, 3
Ne pas faire semblant d’écrire
Elle, elle n’a jamais fait semblant d’écrire. Écrire était un plaisir, elle a beaucoup écrit mais elle ne faisait pas semblant.
Elle avait, elle a toujours, quoi qu’elle en dise, une très belle écriture. Tout le monde le disait. Pour lui, écrire bien, c’était écrire comme elle.
A l’époque il avait des bonnes notes partout, sauf en écriture. Encore aujourd’hui, sa vilaine écriture de gaucher lui fait honte.
Elle n’écrivait pas de romans, elle. Elle écrivait des lettres. Elle écrit des lettres. Des lettres à des amis, des lettres à des cousins. Des lettres avec des destinataires. Des lettres qu’ils sont tellement contents de recevoir, les destinataires, que souvent ils lui en réclament. Écrire des lettres, c’est écrire sans faire semblant d’écrire.
Elle écrivait des lettres parce qu’elle était loin.
Elle écrivait des lettres parce qu’elle était partie.
Elle est partie en 1949.
Elle était déjà partie, en 1936.
Elle n’est pas partie pour les mêmes raisons.
Elle n’est pas partie du même endroit.
C’est pour ça que, quand il lui a demandé s’il avait des origines, il a trouvé la question compliquée. C’est pour ça qu’il a trouvé qu’il n’y avait rien à en dire.
C’est pour ça qu’il croyait qu’il parlait d’autre chose, en écrivant ce qu’il écrivait, ce qu’il écrit, et qu’il continuerait à parler d’autre chose. C’est pour ça qu’il a répondu si vite.
Bien sûr qu’il parlait d’autre chose, en écrivant. Mais il parlait de ça aussi.
Sûrement, il parlait déjà des singes rouges qu’ils n’avaient jamais vus.
Sûrement, il parlait aussi d’une île où il n’y a jamais eu de singes.
Mais il ne le savait pas.
Alors voilà :
Il va parler des singes rouges qu’ils n’ont jamais vus. Ni lui, ni elle.
Puis il va parler d’une île, où il n’y a jamais eu de singes.
Souvenirs de mon père, 37 (Paris, 1941 ou 42)
Dans ce centre, on ne vous a pas incités à faire de la propagande pour les Allemands. Au contraire, il y avait un jeune qui était arrivé en même temps que toi, dont le père était un collaborateur notoire. Ce garçon-là a essayé de faire de la propagande. Au départ, vous étiez plus ou moins proches, parce que vous étiez arrivés au centre tous les deux en même temps dans la même équipe ; mais évidemment tu étais à fond contre ses idées. Il est allé jusqu’à dire qu’il aurait préféré que ce soit le drapeau allemand qui flotte à la place du drapeau français ! Il a failli être lynché. Il a quitté le centre. Mais il habitait en banlieue, et tu as été obligé de l’accompagner jusqu’à son train parce que sinon les gars lui tapaient dessus.
Il y avait toujours le lever aux couleurs. Il y avait un gars, dans une équipe, qui s’appelait Crétin. A chaque fois, c’était l’équipier le plus méritant qui était chargé de lever les couleurs. Un beau jour, le chef de centre a appelé : « Crétin, aux couleurs ! » Ça a fait éclater de rire tout le centre. Le pauvre gars ne savait pas où se fourrer.
Finalement, tu as estimé que, même si c’était bien de faire beaucoup de sport, vous n’appreniez pas suffisamment. Et tu as trouvé dans le XXe, tout près de chez Madame Nicollet, un centre de jeunesse beaucoup plus petit, qui ressemblait davantage à une école : vous ne défiliez pas dans les rues. Le chef de centre était un noble, sympathique, Monsieur de Beaumont.
vendredi 25 avril 2025
Pierre Alferi l’imprudent
Pierre Alferi fait partie de ces talents protéiformes à l’égard desquels je nourris naturellement une affection particulière. Son dernier livre – puisqu’il faut bien parler de dernier, une note en fin d’ouvrage nous informe que « l’imprudent est un texte inédit de Pierre Alferi établi par Suzanne Doppelt à partir du tapuscrit qu’il lui confie en juillet 2023 en vue d’une publication. Pierre Alferi est mort le 16 août 2023 » –, son dernier livre donc, l’imprudent donc, ne manquera de surprendre ceux qui n’auraient lu que Hors sol, par exemple, ou les Jumelles – un peu moins ceux qui en ont lu davantage. L’imprudent s’appelle Tram. Il s’appelle Tram quand il ne s’appelle pas Trom, selon « la volonté de l’auteur », nous avertit-on. Il vaut d’ailleurs mieux pour Tram qu’il s’appelle Tram plutôt que Trom, remarque-t-on bientôt, d’autant plus après avoir fait la connaissance de Mart, l’amie de Tram, quand ce n’est pas sa compagne. Car le sort de Trom, pardon, de Tram, lequel souffre souvent de ce qu’avec délicatesse il appelle « une petite fatigue », n’est pas toujours enviable. Ses aventures – au sens de ce qui advient – sont narrées en de brefs fragments qu’on qualifiera vite fait d’absurdes, tous intitulés (on pense un instant au Plume de Michaux – mais le nom du protagoniste, Tram ou Trom, n’apparaît dans aucun titre de fragment, alors on n’y pense plus), fragments eux-mêmes rassemblés en six parties clairement thématiques : « Débuts », « Les voyages », « Les travaux », « Les amours », « Visions de Mart », « Les épreuves ».
J’aime à distinguer la vie de l’œuvre. D’ailleurs je ne sais à peu près rien de la vie de Pierre Alferi en dehors de ce que tout le monde sait, et aussi qu’un jour de début d’été il a été abordé à une terrasse de café par un type de son âge avec qui il a parlé de narration sans progression temporelle et de natation. N’empêche. Je vous recopie juste l’avant-dernière page de l’imprudent (quelle imprudence, vivre!)
L’agonie
Tram a vieilli prématurément. Il est vieux. Très vite il est très vieux, et très très vite extrêmement vieux. Ça dégénère, ça s’accélère, pourtant ça dure. Il est plus qu’un peu fatigué, aussi fatigué qu’il peut l’être pour affronter l’épreuve qui, manque de chance, est justement d’être encore un peu plus fatigué.
jeudi 24 avril 2025
Christophe Esnault : L’impatience à être sauvage
Il y a exactement trois ans jour pour jour, Emmanuel Macron gagnait les élections présidentielles et sur ce blog, je faisais la promotion d’Aorte adorée, de Christophe Esnault ; le rapport me paraissait évident. C’est dire si de l’eau a coulé sous les ponts, comme on aime à dire, depuis lors. Le temps qui passe est parfois comme un tamis qui laisse apparaître ce qu’on aurait pu croire oublié. L’impatience à être sauvage, récemment paru sous une belle couverture en relief aux éditions La nage de l’ourse et illustré par Aurélia Bécuwe, recueille (car après tout c’est un recueil) cette sorte de souvenirs, sous la forme de poèmes très directs, obéissant à une règle simple : le dernier vers forme un monostique centré et en italiques. Une sorte de poème à chute dans / la blague / la révélation / le manque / la douleur / le rêve :
Avec une corde à linge
& la science d’un plus grand
Pour choisir la branche à tailler
On tient dans sa main
Un arc authentique
Avec lequel on va sans attendre
Une heure plus favorable à cela
Aller chasser
De cette fille tu n’as qu’un seul souvenir marquant
Elle ne t’embrassait pas vraiment
Son baiser était une succession de morsures
Elle te mordait les dents
Elle te mordait la langue et la bouche
Comme si elle voulait te faire mal
Vous avez à peu près couché ensemble
C’était beaucoup moins bien que son baiser
mercredi 23 avril 2025
Mon classique du mercredi : Mercier et Camier, de Samuel Beckett
Je n’ai jamais fini de revenir à Beckett. Mercier et Camier, son premier roman écrit en français, petite merveille encore trop méconnue je crois, l’était encore bien davantage à l’époque où il servit d’argument principal au spectacle monté en 1981 par les lycéens de Danielle Auby, dont j’ai déjà parlé ici et là. Quand je le relis, je sens bien qu’il a laissé des traces dans mon travail.
Une fois n’est pas coutume, je n’en lis pas un passage d’affilée ; je feuillette le début.
mardi 22 avril 2025
lundi 21 avril 2025
Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 67
Monsieur Schlehe avait proposé à Messerschmied de venir chez Brunnen après le départ des employés ; ils y seraient selon lui plus tranquilles pour discuter du contrat. Puisque c’était donc à ce prix que s’achetait la tranquillité chez Brunnen, soit ; Messerschmied était convenu d’arriver après dix-huit heures. Et en effet, lorsqu’il arriva chez Brunnen, Messerschmied n’eut pas l’occasion de voir qui que ce soit : une projection de peinture rouge, venue d’on ne sait où, aspergea toute sa personne. Il resta aveuglé quelques instants, avant de retirer ses lunettes, qui heureusement avaient protégé ses yeux, pour contempler l’étendue des dégâts. Quelle excuse Monsieur Schlehe allait-il bien pouvoir trouver pour expliquer un tel affront ?
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dimanche 20 avril 2025
Abécédaire du dimanche (sportif)
À Bergerac, compétition d’escrime footballistique, golf haltérophilique. Ivan, jockey karatéka, lutteur marathonien, nautique omkidoka, peine. Quentin, rugbyman sur trampoline, unanimement vainc Walter, xariste yogi zen.
(Abécédaires lépidoptérophile, œnophilique, meutier, artisanal, unfrench, mallarmoïde, mondaybluesy, tintinophile, mathématoïde, héroïque, lacunaire, ineffable, hygiénique, ornithophile, compétitif, mycologique, musical, apocalyptique, pictural, brigand, soûlographique, bibliophilique, subaquatique, comportemental, injonctif, polythéiste, événementiel, chômeur, photographique, forestier, armé, commissionnaire, mixologique, alphabébêtique, abécédarophile, conversationnel, présidentiel, onomatopéique, faunophonique, proverbial, bibliomaniaque, aquoiboniste, meurtrier, touristique, culinaire, guerrier, floral, zoologique)
samedi 19 avril 2025
Souvenirs de ma mère, Les Singes rouges, 2
Ne rien avoir à dire
Très souvent il a eu l’impression qu’il n’y avait rien à dire.
Par exemple, quand la maîtresse demandait de raconter les dernières vacances, il avait l’impression qu’il n’y avait rien à dire.
C’était le sujet de rédaction de rentrée scolaire.
Je suis allé à la Martinique. Je suis allé au Gros Morne. Je suis allé à la plage de Sainte-Anne pour me baigner.
Trop de « je suis allé ».
Aller n’est peut-être pas la seule chose à dire. Peut-être que parmi les choses à dire, il y a partir.
Il n’est jamais parti. De nulle part.
Quel est votre paradis perdu. Comment pouvez-vous prétendre écrire si vous n’avez pas de paradis perdu.
Mais on ne perd pas le paradis. On ne perd pas le paradis puisqu’il n’existe pas. On ne perd pas le paradis et on fait juste semblant d’écrire.
Souvenirs de mon père, 36 (Paris, 1941)
Avec ta mère et ta sœur, vous viviez des allocations pour les sinistrés. Heureusement que vous avez été sinistrés ! A Amiens, vos derniers biens étaient sur le point d’être saisis au moment de l’invasion allemande. Toutes vos dettes se sont trouvées annulées. En fait, ce sont les bombardements allemands qui vous ont sortis de la misère où vous vous étiez retrouvés brutalement avant la guerre.
Je rajoute ici qu’à cette époque, ta sœur et toi étiez adolescents, et que la pensée qu’elle pourrait travailler n’a jamais traversé l’esprit de ma grand-mère. Elle était d’un milieu où ça ne se faisait pas. D’ailleurs son frère n’a jamais vraiment travaillé non plus. Il y a des milieux comme ça, encore aujourd'hui, où ça ne se fait pas, de travailler.
Peu de temps après, tu as quitté ce centre de jeunesse ouvertement germanophile ; tu en as recherché un autre. Tu es arrivé dans un autre centre où l’on apprenait quand même un peu mieux l’électricité. Là, bien sûr, vous défiliez beaucoup aussi, comme dans le premier, mais vous faisiez surtout du sport. C’était Boulevard de l’Amiral Bruix (tu y allais en vélo depuis Gambetta), il y avait un stade non loin. Vous faisiez vraiment énormément de sport. C’est là que tu as appris à nager ; c’est là aussi que tu t’es rendu compte que tu étais doué pour le saut et pour la course. Tu as été nommé « chef de vague ». (Tu étais chef de vague juste en gymnastique, en sport ; tu n’as jamais accepté de devenir chef d’équipe, ni même second ; ta première expérience t’avait suffi.) Tu as suivi un entraînement sportif que tu n’as pas regretté, tu avais du goût pour ça. Le moniteur de gymnastique était un champion italien qui s’était mis dans la tête que tous ses élèves, sans exception, devaient être capables de faire le saut périlleux arrière et avant sans élan ; il y a réussi (les quelques-uns qui apparemment ne réussissaient pas ont disparu du groupe).
vendredi 18 avril 2025
Pamoja ! de Jérôme Lafargue
Jérôme Lafargue encore. (Je dis « encore » parce que je viens de relire tous les billets tagués « Lafargue J. » sur ce blog ; il y en a un certain nombre.) C’est l’écrivain – le romancier, un vrai, un bon, comme il y en a peu – qui me fait respirer. Cette fois c’est moins l’air du large ou celui des forêts que celui des montagnes – même si mer et arbres ne sont pas loin : on est dans les Pyrénées, non loin d’une frontière clandestinement traversée par ceux qu’on appelle simplement migrants, un mot un peu débarras. Comme ses paysages, les personnages de Jérôme Lafargue sont épais d’un passé qu’on découvre parfois, comme celui de Gustavo ou d’Alberto, ou sur lequel on ne peut que se contenter de conjectures, comme celui de Nila, la petite fille à la peau sombre et aux yeux turquoise, dont le destin va donner un sens à la vie d’Anton, le jeune garçon sans parents, qui jusque-là n’avait pour compagnon que son chien Windy. Pamoja ! comme le dit son titre dans une autre langue que celle-ci, en plus d’un passionnant roman d’aventures, mâtiné comme souvent chez l’auteur d’une touche discrètement surnaturelle, est un éloge de l’amitié et de la solidarité qu’il fait vraiment bon lire par ces temps de repli sur soi.
jeudi 17 avril 2025
Dernier arrêt sur enfance avec Manuela Draeger
Voilà, j’ai lu Arrêt sur enfance, dont la parution m’avait échappé, on est tellement mal informé ; c’est grâce à un grain de lettres, qui en parle avec cœur et esprit, cliquez donc, que le mal est réparé.
Un mal à réparer, il y en a un aussi dans Arrêt sur enfance. Pour mémoire, il s’agit du dernier, dernier au sens d’ultime, livre de Manuela Draeger, laquelle, pour ceux qui ne le sauraient pas, appartient à une communauté d’auteurs imaginaires dont le porte-parole est Antoine Volodine, et à qui nous devons déjà Onze rêves de suie, Herbes et golems et Kree, tous les trois aux éditions de l’Olivier, et également de nombreux titres destinés à la jeunesse – ce qui n’est pas sans faire sens – et publiés à l’école des loisirs – mais que je n’ai pas encore lus. Le dernier Manuela Draeger et l’avant-dernier de tout l’édifice post-exotique.
Le mal à réparer dans Arrêt sur enfance, c’est l’arrêt du temps. Car pour que le jour se lève, il faut, après avoir traversé en rêve une forêt de noms d’arbres plus que d’arbres véritables – ici l’on se souvient d’Herbes et golems –, il faut tuer le Gros. C’était Magda, l’une des enfants perdus du dortoir, qui en était chargée ; or Magda et morte, et elle a dit à Yaki qu’il faudrait qu’il s’en charge après sa mort. On est, comme souvent, comme toujours dans l’univers post-exotique, dans un univers qui ne fait pas un partage clair entre rêve et réalité, entre vie et mort. Le jour donc ne se lève plus. Le rapport n’est pas dit avec le fait que les « enfants » perdus, tels Peter Pan (mais, moins loin de nous, j’avoue avoir aussi pensé aux personnages de Colonie de vacanse, la brève et trop méconnue BD d’Imagex), non seulement ne grandissent pas mais éprouvent une véritable répulsion à l’égard de l’âge adulte et de l’éventualité même de devenir adulte, cela équivalant à une totale métamorphose. Pourquoi dès lors tenir tellement à ce que le temps reprenne son cours ? L’enfance n’est-elle pas le moment de la vie où celui-ci semble ne pas passer ? L’univers obéit à des règles absurdes dont on ne peut que se plaindre ; le Gros acquiescerait.
Il faut dire aussi que les enfants n’en ont pas l’apparence telle que nous nous la figurons. Ce sont des figures ornithomorphes – j’aurais préféré « ornithoïdes » mais il semble que le mot ne soit pas attesté – mais dépourvues du caractère menaçant que celles-ci revêtent souvent dans l’univers post-exotique. Les visages et les corps sont couverts de plumules, des ailes permettent de parcourir de faibles distances – évidemment elles disparaissent à l’âge adulte redouté. Car l’enfance du dortoir est marquée par une tendresse mutuelle, à la fois charnelle et verbale : avec Jessica-toute-belle, Tatiana merveilleuse, et toutes les « sublimes du dortoir ». Ainsi sont dénommées les figures féminines ; les masculines, moins enclines à se charger de tuer le Gros – à faire en sorte que le jour se lève – s’appellent toutes plus ou moins Yaki, ou plutôt ont des prénoms tellement proches les uns des autres qu’on peine à les distinguer.
Yaki, c’est le nom de la voix qui entend l’autre voix dès l’incipit : « Une voix soudain. Juste à côté de moi. » C’est le nom du narrateur, dira-t-on. Et comment appellera-t-on ses destinataires ? Car Yaki s’adresse à quelqu’un. Sans doute ne sait-il pas à qui. En tout cas, il ne sait pas comment ça se passe chez ceux que j’ai envie d’appeler « nous ». Peut-être Yaki est-il celui qui ne sait pas. C’est sans doute pour ça que l’autre voix, pas la sienne, lui dit en boucle « Va pas faire pire, Yaki ! Réveille-toi ! » Mais comment faire pire que ce qui nous est donné à voir ? Comment ne pas faire pire ?
mercredi 16 avril 2025
Mon classique du mercredi : Aurélia, de Gérard de Nerval
Je m’étais dit, avant, il y a une dizaine de jours, que ce serait mon prochain « classique du mercredi ». En fait, il ne tombe pas mal, je trouve.
Nerval, et le rêve écrit, ça remonte au lycée, encore. Aurélia, les premières lignes.
mardi 15 avril 2025
Dans la forêt la plus obscure
Une forêt déjà, plantée en Languedoc et dédiée à 560 écrivains morts pendant la première guerre disait à Danielle Auby d’écrire Bleu Horizon. Je l’ai suivie dans cette forêt. Puis j’ai retrouvé sa piste avec la Grande Filature. Dès 2004, dans Brumes sur le détroit, elle évoquait les chemins d’hommes, de femmes, d’enfants morts de n’avoir pas pu continuer à vivre chez eux et que nous appelons migrants. Elle n’oublie pas les chemins, ni les exilés, ni les forêts. Un rêve aujourd’hui lui enjoint d’aller Dans la forêt la plus obscure chercher ses jeunes parents. Comme une parfaite inversion de Hansel et Gretel. La forêt la plus obscure est-elle celle-ci ? celle-là ? cette autre ? En tout cas les arbres lui parlent, lui sourient, ont des visages pour elle. Et moi je la suis.
lundi 14 avril 2025
Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 66
Messerschmied était retourné chez Brunnen à l’improviste. Prendre la peine de fixer un rendez-vous ne servait pas à grand-chose, chez Brunnen. Messerschmied avait bien senti à la nervosité de Monsieur Schlehe que celui-ci aurait préféré être prévenu, afin de prendre on ne sait quelles dispositions préalables. C’était son problème, à Monsieur Schlehe ; ça n’était pas celui de Messerschmied qui, tout en fumant son cigare, relisait d’un air maussade le contrat qu’il venait de sortir de sa serviette, tandis que Monsieur Schlehe le faisait patienter pour régler ce que, à l’entendre, il avait à régler. Or, avant le retour de Monsieur Schlehe, un individu à l’allure et aux manières franchement rustres pénétra dans la pièce comme chez lui et, sans aucune gêne, demanda à Messerschmied de se lever de son siège, dont il se servit aussitôt en guise d’escabeau pour fixer au mur une horloge murale de son invention. Elle était plutôt jolie, d’ailleurs, cette horloge. Elle était même franchement originale. Et quand, en guise d’oiseau, un curieux petit personnage sortit de cet étrange coucou, Messerschmied trouva l’invention vraiment réussie. On pourrait la fabriquer en série, en vendre des milliers. Ça aurait bien mérité un contrat. Monsieur Schlehe cependant, qui était revenu entre temps, ne semblait pas du tout de cet avis et essayait à toute force de faire sortir l’inventeur, dont la présence dans ce bureau était manifestement indésirable à ses yeux. C’était pour ça, peut-être, même s’il ne se l’avouait pas de manière explicite ; c’était sûrement pour ça que Messerschmied était vraiment tenté de signer un contrat avec l’inventeur de l’horloge.
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dimanche 13 avril 2025
Abécédaire du dimanche (lépidoptérophile)
Argus butine. Ces doucettes, écailles fermières, grandes harpyes, iphis, jasons ! Kettlewell, lépidoptériste mondial, n’ose plus quitter rhopalocères, saturnies, trogloxènes univoltins, vanesses, w-blancs, xérampélines, yponomeutes, zeuzères…
(Abécédaires œnophilique, meutier, artisanal, unfrench, mallarmoïde, mondaybluesy, tintinophile, mathématoïde, héroïque, lacunaire, ineffable, hygiénique, ornithophile, compétitif, mycologique, musical, apocalyptique, pictural, brigand, soûlographique, bibliophilique, subaquatique, comportemental, injonctif, polythéiste, événementiel, chômeur, photographique, forestier, armé, commissionnaire, mixologique, alphabébêtique, abécédarophile, conversationnel, présidentiel, onomatopéique, faunophonique, proverbial, bibliomaniaque, aquoiboniste, meurtrier, touristique, culinaire, guerrier, floral, zoologique)
samedi 12 avril 2025
Souvenirs de ma mère, Les Singes rouges, 1
Ces derniers temps, quand j’allais lui rendre visite, je lisais à ma mère un peu des souvenirs de mon père que j’ai pris l’habitude de poster tous les samedis depuis son décès en août dernier. Puisqu’elle a décidé d’aller le rejoindre, le samedi sera le jour où je posterai aussi les siens. Ils ont donné lieu à un livre, les Singes rouges, que j’ai la faiblesse de trouver assez beau, et qui est paru chez Quidam en 2020. Il commence comme ça :
En plein milieu de la nuit à 4h36 ils lui ont téléphoné pour lui dire de ne pas s’inquiéter que sa mère était tombée alors il est sorti à pied et il est allé en plein milieu de la forêt en fait juste à l’orée mais il préfère dire en plein milieu mais contrairement à la dernière fois il n’y avait rien dans la forêt.
***
Perdre le paradis
« Quel est votre paradis perdu ? »
Ce n’est pas la question qu’il lui a posée.
D’ailleurs s’il la lui avait posée, il aurait répondu…
Il n’aurait pas su quoi répondre. Il aurait bredouillé qu’il n’avait pas de paradis perdu. Que du plus loin dont il se souvienne, il n’avait rien perdu, il n’avait jamais rien perdu.
Mais ce n’est pas la question qu’il lui a posée. Il lui a juste demandé ses origines. Il croit qu’il lui a juste demandé ses origines, ou s’il avait des origines. Des origines d’ailleurs.
C’est tellement compliqué. Il pense qu’il a dû répondre par la pirouette habituelle. A moins qu’il n’ait répondu ça pour la première fois et qu’ensuite ça soit devenu la pirouette habituelle, Picardo-Artésien d’un côté, Guyano-Martiniquais de l’autre. Autrement dit Parisien, mais pas tout à fait. Ou quelque chose comme ça.
Ou alors il a juste insisté sur l’origine antillaise, c’est possible.
Il lui a demandé si ça avait une importance dans son travail. Il ne se rappelle plus ses mots. Mais en substance ça voulait dire ça, il voulait savoir si cela jouait un rôle dans ce qu’il faisait. Il comprenait bien la question. C’était une bonne question, une question pertinente. Il ne se souvient plus exactement des mots qu’il a employés, il se souvient juste qu’il a répondu très vite. De ça, il se souvient très nettement : il a répondu très vite.
Il a répondu très vite que non, aucun rôle. Ça n’a aucune importance, il n’y a rien à en dire par rapport à ce qu’il fait.
C’était à la fin de l’entretien. Lors de la première rencontre, quand ils ont fait connaissance. Ça a été un échange très rapide. Ça n’a duré que quelques secondes, beaucoup moins que le temps qu’on prendra à le lire ici.
Mais il s’en souvient. Il s’en souvient très nettement. Et ce dont il se souvient le plus, c’est la rapidité de sa réponse. Aucun rôle. Aucune importance. Très vite. Très très vite.
Du coup il n’y avait plus rien à dire.