mardi 31 décembre 2013

2013 éditeurs

Il y a deux ans, je m’étais amusé à recenser les éditeurs dont au moins un livre est présenté sur ces Hublots. Puisque l’année tire à sa fin et que je n’ai qu’à jeter un coup d’œil à la pêche annuelle en bas à gauche, voici ceux dont j’ai lu (et aimé) au moins un livre en 2013 (en espérant que je n’en oublie pas – rien n’est moins sûr, de toute façon au diable l’exhaustivité) :
 
Al dante, Apogée, L’Arbre vengeur, L’Attente, Le Bleu du Ciel, Cambourakis, Les Carnets du Dessert de Lune, Les Contrebandiers, Le Dernier Télégramme, Les Doigts dans la prose, L’Ecole des Loisirs, Fata Morgana, Fayard, Flammarion, Gallimard, Le Grand Os, Les Grands Champs, In-8, Inculte, Isabelle Sauvage, José Corti, Louise Bottu, Maurice Nadeau, Monsieur Toussaint Louverture, L’Œil d’or, L’Olivier, Les Petits Matins, POL, Publie.net, Quidam, Rivages, Le Seuil, Le Sonneur, Tristram, Le Vampire actif, Verdier, Verticales, La Ville brûle.
 
Maintenant vous pouvez vous amuser à rendre ses titres et ses auteurs à chaque éditeur et manifester votre juste indignation pour tous ceux qui n’y figurent pas (il faudrait fouiller aussi 2012 pour voir, mais j’ai d’autres chats à manger). Treize heureuse fin d’année à tous !

lundi 30 décembre 2013

Eric Chevillard et la douceur nouvelle des choses


La vie est un scandale. Le ciel, le temps, la porte, le pied, la poêle ou le balai ; autant de causes à notre désespoir, parmi d’autres encore que je ne citerai pas pour ne pas vous accabler davantage. Mais heureusement Eric Chevillard est là pour nous indiquer le moyen de connaître enfin la douceur nouvelles des choses. Un exemple de saison :
 
Le froid
 
Le froid est une sensation désagréable. Vous en pensez ce que vous voulez, mais moi je n’y suis pas favorable. Intellectuellement, d’abord, je n’en vois pas la nécessité et, physiquement aussi, je dis non. C’est bien simple, tout mon corps se rétracte avant même d’en éprouver la sensation, à cette seule idée. Ma peau glabre se hérisse comme le poil d’un chat livré aux chiens. Mon sexe se replie, se recroqueville, quasiment s’invagine dans une tentative désespérée de trouver en lui-même la volupté dans ce monde hostile. Chose certaine, il ne se dressera pas, ne se tendra pas, ne pointera nulle direction qui serait encore celle d’un pôle, il ne veut rien avoir à faire avec le froid, ni brisez la glace ni fendre du bois pour le feu.
Le froid est un bien lamentable phénomène. Nous voici à claquer des dents comme pour mettre en pièces un gibier – et pourtant, quel maigre repas de squelette ! Nos lèvres bleuissent. La mort a posé son doigt sur elles. Nos mains gourdes ont renoncé aux caresses, à la musique, aux délicats travaux de couture ou d’écriture. Oui, nous pouvons encore assommer un phoque avec ces battoirs, et c’est à peu près tout.
Nous nous couvrons. Nous sommes les prédateurs impitoyables du mouton. Nous le guettons depuis de hautes branches et nous lui tombons dessus avec une sauvagerie qui l’incline à préférer la compagnie du loup. Nous revêtons ses défroques ; jusqu’à ses pattes grêles qui nous fournissent inexplicablement deux paires de chaussettes épaisses. En grattant entre ses oreilles son crâne lisse et ras avec nos ongles, nous lui arrachons même un pompon pour notre bonnet.
Peine perdue. Le froid s’infiltre sous ces lainages comme une lame. A son tour, il nous tond, il nous écorche vifs. A notre tour, nous ne savons que bêler dans le phylactère de buée attaché à nos lèvres. Quant au rhume, il nous pend au nez. La morve goutte à nos canalisations gelées. Transis jusqu’aux moelles, grelottant, nous n’éprouvons plus rien, aucune des sensations fines qui nous distinguent de la bûche ; à l’instar de celle-ci, d’ailleurs, nous rêvons aux flammes qui nous rendraient nos couleurs et notre esprit crépitant. Nous sympathisons avec les chenets à tête de sphinx ; immobiles et taciturnes, ils sont nos plus joyeux lurons et francs camarades.
Alors que faire ? Je ne vois qu’une solution : chauffons ! Chauffons, mes amis, brûlons tout ! Ce monde inflammable ne demande qu’à s’embraser. Croyez-vous que la fine allumette – première pousse de l’incendie qui sera le futur jardin d’Eden –, après avoir ravagé la forêt, laissera de bois nos charpentes, qu’elle laissera de marbre la banquise ? Puis nous irons sur les neiges fondues, sur les braises ardentes, sur les cendres moelleuses, dans un hammam aux dimensions du monde, attendris jusqu’à la pâmoison par la douceur nouvelle des choses.
 
Eric Chevillard, Péloponnèse, Fata Morgana, 2013, p. 45 à 47.
 
http://www.fatamorgana.fr/images/livres/original/1805-001-131008164448.jpg

dimanche 22 décembre 2013

la congélation est un pari déjà perdu sur les forces en présence


D’un certain point de vue la congélation est un pari déjà perdu sur les forces en présence et sur l’odeur des immensités. Ce qui ne nous empêche en rien de congeler à un rythme effréné, car la congélation habite bientôt chaque geste de son acteur, refus incarné de la résignation. On prend vite l’habitude, par exemple lorsqu’on fait un tour dehors le soir, de congeler complètement de travers toute chose rencontrée sur le chemin du retour. L’apparence dépeignée et gonflée de sommeil de l’objet qu’on capture en pleine nuit ou au petit matin est si semblable à la congélation et cependant si différente qu’on ne peut s’empêcher de partir d’un agréable rire au beau milieu de la chaussée, entre les magasins vides aux vitrines éclairées. Or on oublie souvent qu’une chose congelée est une éventualité supplémentaire de chose décongelée. Oh, mes pauvres amis, comme la congélation est désespérément contraire à son contraire, comme chaque avancée d’espoir est la promesse d’un cruel désespoir. Et tout ce qu’on risque d’obtenir à la longue est un monde puant de tissus meurtris par la vigueur du froid. Comme si les choses n’allaient déjà pas assez mal. A l’inverse de ce qu’on pourrait croire, le congeleur ne doit donc pas rechigner à s’enivrer. La perte de mémoire accompagnée d’inconséquence insouciante dans l’action sont pour lui les meilleurs moyens de rester enthousiaste et assidu à la tâche.
 
Emmanuelle Pireyre, Congélations et décongélations et autres traitements appliqués aux circonstances, Maurice Nadeau, 2000, p. 45.
 
Quand on a vraiment aimé les livres les plus récents d’un auteur par soi tardivement découvert, on ne court pas grand risque à se plonger dans les premiers.
http://ste.litteraire.pagesperso-orange.fr/images/concours/missiv99.jpg

Commentaires

Eh bien, comme je me suis toujours très bien portée de suivre vos pistes de lecture, j'irai sur celle-là....
Commentaire n°1 posté par Michèle le 22/12/2013 à 12h05
Prenez vos patins : elle est gelée.
Réponse de PhA le 23/12/2013 à 13h48
Comme je lis à l'envers, je vois où tu veux en venir...
Commentaire n°2 posté par tor-ups le 24/12/2013 à 19h19
Hé hé !
Alors ceci n'avait pas dû t'échapper non plus.
Réponse de PhA le 24/12/2013 à 19h25

samedi 21 décembre 2013

les plaisirs de la grammaire


Vous n’aurez pas manqué de remarquer la présence indispensable de deux conjonctions de coordination dans votre organisme. Il paraît que pour aujourd’hui vous avez le droit d’en retirer une – mais ne vous trompez pas !
http://www.bfmtv.com/i/580/290/376436.jpg

vendredi 20 décembre 2013

une carte - de mon jeune grand-père

C'est celle du 26 février 1917, qui me tient particulièrement à coeur.


La mention "19 mars" au crayon est sans doute de la main de mon arrière-grand-père ou de mon arrière-grand-mère, ce doit être la date à laquelle la carte est parvenue à ses destinataires.
Elle mesure 16 cm sur 9.


 Mais vous pouvez cliquer pour voir plus grand que nature.

mercredi 18 décembre 2013

Mon jeune grand-père (20)

Le 26 février 1917. Mes chers parents
Je vais obéir à maman, je vais faire quelques travaux de Kerbschnitt comme Jean vous l’a dit. Comme je ne vois pas du tout de quoi il s’agit (ni qui est Jean, d’ailleurs), je profite pour une fois de ce que je recopie ces cartes sur un ordinateur connecté. Jusqu’à présent je n’y avais pas pensé. Ça ne me disait rien, mais puisque ça vous fait plaisir je vais m’y mettre. Je n’aurais peut-être pas dû regarder si tôt. J’aurais peut-être dû attendre de comprendre, peut-être qu’en lisant la suite j’aurais compris tout seul de quoi il s’agit. J’ai commencé hier sur une planche d’essai et j’ai vu que je n’étais pas trop maladroit c’est sûr, j’aurais compris tout seul ; ça ne fait pas l’ombre d’un doute et ce matin j’ai commencé un ouvrage, c’est une petite boîte à épingles à cheveux que je reconnais comme rien d’autre dans ces cartes que j’avais eu en rabiot et que du plus loin que je me souvienne j’ai toujours vue sur le bureau de mon père. J’ai aussitôt fait une commande. J’ai l’intention de faire pour maman 1 cadre, pour papa un encrier, pour Geneviève une glace à main ces objets je les vois au moment même où Edmond les énonce, son projet et ma mémoire se confondent pour Louis un service à fumeur. Si un autre objet convenait mieux dites-le moi. Je savais, bien sûr je savais que ces objets étaient l’œuvre de mon grand-père quand il était prisonnier en Allemagne, avec même un peu d’incrédulité au départ pour cette habileté dont je n’ai pas hérité. Je tâcherai de faire aussi quelque chose pour les autres membres de la famille et aussi donnez-moi des idées. Quand j’en aurai fait quelques-uns, j’en ferai un paquet que je vous enverrai. D en a envoyé un qui est très bien arrivé. Voici le courrier reçu ces jours-ci – la lettre de maman du 11, cartes de papa des 12, 13 & 14 (je vois un 8 mais ce doit plutôt être une esperluette). J’ai reçu aussi une lettre de Wallard qui me dit que papa lui a donné de mes nouvelles. Encore un nom inconnu. Merci, réponds-lui encore une fois, il m’envoie les amitiés de la famille Constant. Comme colis j’ai reçu les paquets poste n° 21-28-29-1-2 et 2 colis de pain des 26 et 20 janv. Encore une fois ce n’est pas régulier, mais enfin puisque que ça finit par arriver presque tjs ce n’est que 1/2 mal. Je vous quitte mes chers parents en vs embrassant bien fort tous les 2 ainsi que Geneviève et Louis et toute la famille. Votre fils qui vous aime de tt son cœur. Edmond
 
Cette carte, en plus de ce qu'elle me dit, a été écrite à la date qui deviendra l'anniversaire de son fils, mon père.

mercredi 11 décembre 2013

L’homme, qui n’est pas un animal, n’est pas un animal.


L’homme est ainsi fait qu’il passe son temps à inventer des choses qui ne lui servent strictement à rien. Disons plutôt qu’il ne se contente pas de se conformer à l’axiome un peu plan-plan reproduction + survie, autrement dit besogner maman et se bâfrer comme un goinfre. Ce serait à la longue un peu limité. L’homme n’est pas un animal. Raie de côté, collection de sous-bocks, travers de porc braisé au romarin et sa fricassée de petits légumes, césure à l’hémistiche, balles dum-dum, stradivarius et bain moussant, l’homme passe son temps à inventer des choses qui ne lui servent strictement à rien. Voilà, pourquoi, entre autres, l’homme, qui n’est pas un animal, n’est pas un animal.
Mais l’homme, qui n’est pas un animal, est pourtant capable – c’est trop bête ! – de se laisser mourir d’ennui dans un bureau huit heures par jour, cinq jours par semaine pendant quarante-deux ans aux seules fins de se payer une Mégane qui le conduira au bureau. Comme on le voit, pas toujours très malin. Mais c’est ainsi. Corriger le tir ou se donner du courage, amuser la galerie et se laver à l’eau chaude. L’homme n’est pas un animal. A la longue, pourtant, l’inutile finit par lui devenir indispensable. C’est le début de la résistance. En même temps que de l’aliénation.
Dans le catalogue des actions étrangères à l’axiome reproduction + survie, figure l’art de s’agiter tout seul dans son coin ou en bande organisée, pour pas grand-chose, et disons même pour trois fois rien. Par exemple, aller nulle part et en revenir, mais en se dépêchant, ou, pour le dire autrement, transpirer en faisant du surplace. Courir, en somme. Comme Zatopek.
Le fait est qu’un beau jour, un type, au fond des âges, « quand le temps n’avait pas encore de barbe » (Lichtenberg), un type donc se met à courir. Et à courir pour rien. Point de message urgent à remettre en main propre, aucune bestiole furibarde à mâchoire-cisaille lancée à ses trousses.
Il n’a pas même l’air d’être en retard vu que, de toute façon, en ces temps reculés, personne ne paraît très pressé d’inventer le rendez-vous. Non, un type un jour se met à courir, pour rien, tout seul comme un grand ; et il trouve ça absolument extraordinaire.
 
Jean-Michel Espitallier, L’invention de la course à pied (et autres trucs), Al dante, 2013, p. 3 à 5.
 
Couvrez-vous bien quand même avant de vous lancer car il y a quand même un léger risque de froid dans le dos au bout de la course.
 
http://al-dante.org/WordPress3/wp-content/themes/themeAl-dante/images/espitalliercouv.jpg


Commentaires

Certains félins et peut-être d'autres animaux jouent les prédateurs au-delà de leurs besoins. Alors, même si votre texte qui rhabille l'humain, idée à laquelle j'adhère, est très intéressant, ne sommes nous pas des animaux ?
Commentaire n°1 posté par Sabine le 16/12/2013 à 19h37
Ah mais moi je me sens en effet très animal (d'ailleurs ce texte, qui n'est pas de moi, joue aussi de la prétention de l'homme à n'être pas un animal).
Réponse de PhA le 16/12/2013 à 21h03

lundi 9 décembre 2013

Mon jeune grand-père (19)

Le 21 février 1917. Mes chers parents
Je vais maintenant tout à fait bien la carte précédente disait presque la même chose – mais pas tout à fait dans le même ordre : « tout à fait bien » était avant « maintenant » – et était sans doute moins vrai : et suis complètement remis de mon indisposition. J’ai reçu plusieurs lettres dont quelques-unes en retard. J’ai reçu les cartes de papa dans l’ordre suivant 7, 5, 6 février 27 janv 9 fév la lettre de maman du 28 janv et celle de Geneviève du 10 février. Dans ce souci du détail, détail d’un désordre constaté, d’un coup c’est la jeunesse qui me saute aux yeux. A certains égards ce jeune officier est encore presque un enfant. Je remercie particulièrement cette dernière de sa gentille lettre, je suis toujours content de recevoir les lettres, mais c’est malheureusement trop rare. Les cartes de « papa » sont si régulières qu’elles finissent par s’effacer dans le quotidien trop quotidien. Une lettre de la grande sœur reste un événement. Les colis sont bien arrivés. En 3 jours j’ai reçu 3 colis de 5 kgs les n°s 1, 2, 3. Le n° 1 était abîmé, quelques œufs avaient disparus. Un s inhabituel pour ces œufs précieux disparus. Les œufs sont gelés, mais ils sont quand même très bons. J’ai reçu les colis poste 26 et 27 et le n° 25 de la série précédente qui ne m’était pas encore parvenu. J’ai porté tout de suite mes bottines au cordonnier, c’est très bien. J’ai été bien peiné aussi d’apprendre la maladie de Jacqueline, pauvre petite ! elle est si gentille. Tant mieux que ce soit passé, j’en suis bien content. Pauvre Louis ! il n’a vraiment pas de chance avec ses pauvres pieds. Je crois me rappeler que Louis avait du mal à marcher quand je l’ai vu, c’est si ancien – mais si récent aussi que ça n’a sans doute aucun rapport. Cette pauvre tante est bien malheureuse, elle doit se faire du mauvais sang. Le doute me prend. S’agirait-il d’un autre Louis ? Edmond passe d’un sujet à l’autre en évitant les liens logiques et les paragraphes, faute de place. Il se peut aussi que cette phrase soit une réponse à une autre phrase de la dernière carte reçue. Enfin il n’y en a peut-être plus pour longtemps. J’ai bien peur qu’il parle de la guerre, comme dans la carte du 3 février. Le temps continue à ne plus être si froid, aujourd’hui il fait même un beau soleil. Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis et toute la famille sans oublier les 2 diables. Votre fils qui vous aime de tout son cœur.
Edmond

dimanche 8 décembre 2013

la littérature invisible


Alors si j’ai bien compris, la littérature blanche, c’est ce qui n’est du polar ni de la SF ; pour faire simple. Le polar, la science-fiction, c’est de la littérature de genre (vous m’arrêtez si je dis des bêtises). A l’intérieur d’un genre, on peut jouer avec les codes mais le roman relève d’un genre essentiellement par son sujet (pour faire large, hein). Le sujet, c’est un peu la contrainte du genre, avec laquelle on peut jouer aussi, bien sûr. C’est un peu comme les contraintes formelles de l’Oulipo sauf que c’est le contraire, quoi. En tout cas dans les deux cas l’auteur choisit délibérément ses propres contraintes et c’est un beau moyen de marquer sa liberté dans ce monde.
Mais je m’écarte de la littérature blanche, là. Autrement dit le reste. Présentée comme ça, la littérature blanche ressemble un peu au troisième groupe en conjugaison : c’est là qu’on fourre ce qu’on ne sait pas classer ailleurs. (Quand j’étais petit j’ai essayé de reclasser les verbes du troisième groupe. Eh bien je vous le dis : c’est un travail inutile.) Mais en réalité quand on parle de littérature blanche, c’est surtout un moyen commode de désigner le roman qui n’est pas noir ou d’anticipation (manière d’anticiper sur la définition desdits genres qui ne se laissent pas faire si facilement non plus) mais qui est quand même du roman, quoi. Donc un genre tout de même.
Mais alors comment va-t-on appeler la littérature qui n’est même pas du roman non plus ? Celle qui crée son propre genre à chaque livre ou presque ? Assurément en toute logique c’est une littérature plus blanche encore que la blanche. On ne va quand même pas l’appeler la littérature nouvel Omo ? Si je me rappelle bien mon Coluche, plus blanc que blanc, ce n’est pas possible. Pourtant, si l’on regarde bien (il faut bien regarder en effet) la visibilité de la littérature qui n’est même pas du roman tout court ni aucun des autres genres habituellement répertoriés, on doit bien se rendre compte que l’appellation s’impose d’elle-même : c’est la littérature invisible.
http://www.unilever.com/images/omo-logo-273x210_tcm13-290729.png

jeudi 5 décembre 2013

La Botanique parallèle de Leo Lionni


Je viens de terminer la lecture d’un livre tout à fait étonnant. Ce n’est pas un roman, ni même un récit ; ce n’est pas de la poésie ni du théâtre ; ce n’est pas non plus un essai. Non : c’est de la botanique parallèle. Ce qui signifie que ce n’est pas non plus de la botanique – car il m’arrive aussi, je le confesse, de lire de la botanique. Quand la littérature me gonfle ou me déprime, c’est comme une respiration, je lis de la botanique. Ou de la zoologie. Ou de la mycologie. Aucun règne ne m’arrête. Mais là, ce n’est donc pas non plus à proprement parler de la botanique : c’est de la botanique parallèle. D’ailleurs c’est écrit dessus, en lettres d’un magnifique vieil argent : LA BOTANIQUE PARALLELE.
Le titre n’est pas mensonger ; car tel est, en effet, le sujet de ce beau livre (on pourrait aussi, pourquoi pas, être tenté de le classer dans la catégorie des « beaux livres », de ceux qu’on offre pour les fêtes, tant en effet il est beau, et illustré qui plus est). Le titre n’est pas mensonger, et le contenu en effet joue essentiellement de son rapport à la réalité, cette chose que l’homme à toute force prétend saisir, au point d’avoir développé des membres aux capacités préhensiles d’une extrême finesse, et même le cerveau qui va avec, histoire de mieux sentir combien elle lui échappe, cette réalité. A preuve : cette botanique parallèle.
Car il existe – ou plutôt il pourrait exister –, nous dit Leo Lionni, tout un règne inaperçu, ou entraperçu du coin de l’œil au fil des siècles. Leo Lionni, donc. Le texte est de Leo Lionni. Les illustrations, superbes, sont de Leo Lionni. Je vous le dis parce que je l’ai lu. Car Leo Lionni fait tout pour nous le faire oublier, pour se faire oublier. Son objet est bien trop vaste. Un règne, donc, disais-je : celui des plantes parallèles. Ces plantes qui n’en sont pas, qui n’en sont plus, qui n’existent pas mais dont pourtant on nous présente les traces, les caractéristiques, les circonstances de leurs découvertes, les légendes qui s’y rattachent. « Qui n’existent pas » n’est sans doute pas bien dire, car elles existent plutôt dans un temps arrêté, constituent un règne par leur caractère organique et en même temps relèvent du non-vivant sans pour autant être mortes.
Le livre lui-même se présente comme une somme, l’état des connaissances en matière de botanique parallèle à l’époque de sa première publication dans les années 70. Les plantes y sont minutieusement décrite, nommées – les noms vernaculaires, tirelles, solées, tournelunes ou pinces des bois, y côtoient les appellations scientifiques linnéennes, Tirillus maculatus, Sigurya barbulata, Taluma labirintiana et autres Camporana erecta, car comme le disait un conseiller en horticulture de ma connaissance, sans le latin il n’est pas possible de savoir de quoi l’on parle. La dimension narrative cependant n’est pas absente de la Botanique parallèle, car chaque découverte est une aventure, parfois tragique, toujours troublante par ce qu’elle révèle. Comme par ailleurs l’homme a toujours côtoyé les plantes parallèles qui peut-être n’attendaient que lui pour accéder à un degré supérieur de matérialité, il est bon de se plonger dans telle légende wombasa, en Afrique, où il est manifestement question de la tournelune, ou de lire la fable, bien connue au Tarzistan puisqu’elle a pour cadre le village de Zibersk, du Tchavo aux feuilles d’argent, qui n’est autre, à n’en pas douter, selon les dernières découvertes, qu’une solée, l’un des cas les plus troublants de plantes parallèles. Cette fable nous est d’ailleurs rapporté par Leo Lionni, le célèbre auteur de livres pour enfants qui, nous dit une note, « n’a rien à voir avec l’auteur de ce livre ».
 

 
La fameuse Sigurya barbulata, dessinée par Leo Lionni.
 
 La Botanique parallèle, de Leo Lionni, vient donc de reparaître à l’initiative des toutes jeunes éditions des Grands Champs.

mardi 3 décembre 2013

Mon jeune grand-père (18)

Le 16 février 1917. Mes chers parents
  Je vais tout à fait bien maintenant, je ne tousse presque plus. Le temps du reste est beaucoup moins froid et le soleil se montre de temps en temps. L’écriture aussi est particulièrement fine et élégante, la mine du crayon parfaitement taillée. J’ai reçu un assez volumineux courrier, la plupart des lettres en retard sont arrivées. J’ai reçu dans l’ordre lettre de maman du 4, cartes de papa des 29, 31, 1er 2 et 3 et une superbe lettre de Lucie du 28. Un vrai journal, 15 pages, c’est très gentil, je lui envoie mille gros baisers comme remerciements, d’autant plus qu’elle me donne son emploi du temps et qu’elle a très peu de moments inoccupés. Louise y joint un petit mot en anglais, c’est très bien, félicitations ! (le mot, coupé en bout de ligne, se réduit plutôt à « félications ») Comme colis, j’ai reçu les paquets poste n°7, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 17. Tout était très bien, merci à Geneviève pour les chocolats. La carte de papa du 1er était arrachée, il lui en manquait un morceau. J’ai quand même pu comprendre à peu près tout. Non merci mon cuisinier n’a pas besoin de tablier (qui avait blagué dans une des lettres aller ? papa ? maman ?), mais ce que nous serions contents d’avoir, c’est des chiffons pour essuyer la table, les casseroles et pour enlever la poussière. J’espère que vous avez pu tous passer cette période de froid sans rien attraper. Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis, Madeleine et Jean et toute la famille. Votre fils qui vs aime EA Il n’y a pas la place pour en mettre plus, il manquera donc le traditionnel « de tout son cœur » qui y est bien quand même. « EA » est en tout petit sous la dernière ligne, tout à fait dans l’angle en bas à droite.

lundi 2 décembre 2013

le nuage serait un instrument de précision

ce serait
des hypothèses
vérifiantes
 
l’ici
donnerait
le la
 
le nuage serait
un instrument
de précision
 
il y aurait
diapason
au moindre
brin d’herbe
 
on verrait
les rayons
du citron
 
on connaîtrait
les raisons
de la tomate
 
elles ne seraient pas
différentes
de la tomate
 
 
Laurent Albarracin, Le citron métabolique, éditions Le grand os, 2013, p. 38-39.
 
(Cliquez donc sur le lien pour en savoir un peu plus.)
https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiWaCT2rElIBzGfHFai8Qs1dIUrkKab54X3fql4oFnTYzro_j9h2bW8vr9lYQZxu7lFF40rjcW7NaGaF7PKcx97fFR4X3yfH0dh98LvuYzTNnBWQkBrvncvHGhlRXuC0be0RrJJnRcxuPHB/s400/CouvCitron.jpg

samedi 23 novembre 2013

Histoir d’ouf


Peut-on écrire tout un livre sans employer la lettre que vous savez sans que pour autant ce soit un lipogramme ? Pascale Petit, après s’être frottée dans La tortilla du ciboulot (voir Made in Oulipo) à la pratique traditionnelle du lipogramme – tout en faisant de l’effacement de ladite lettre (ou plutôt de la lettre non dite) l’effacement d’autre chose qu’il vous reste à trouver ; Pascale Petit, disais-je, l’a fait, ouvertement, aux yeux du monde ; et c’est toute une mémorable conférence qui vient de paraître à l’Ecole des loisirs sous le titre à la fois limpide et à peine trompeur d’Histoir d’ouf, et dont voici l’ouverture, que vous allez vous faire le plaisir de lire à haute voix je vous prie (je l’ai fait à mes élèves, attention garantie) :
 
 
 
Siurs-dams, bonjour,
Siurs-dams, salut, salutations,
Congratulations pour l’occasion.
Nous voici donc tous runis aujourd’hui
Pour discourir bintôt
D’un point tout à fait crucial
Qui nous turlupin trop à propos d’la cosmogoni.
Dar-dar, nous voulons donc tudir la qustion
Qui a, slon nous, la plus grand application divinatoir
Pour la discussion ambitius qu’on voudrait avoir
Sur ladit cosmogoni commandant tous nos savoirs.
La qustion capital qui nous asticot
Du matin au soir,
Ou du soir au matin, adonc, la voici :
« Qui d’l’ouf ou d’la gallinac apparut d’abord ? »
Voilà bin un qustion majur
Impliquant qu’on la posât bin
Pour qu’on lui trouvât bin sa solution
Sans aucun approximation oratoir
Ni distraction ni chappatoir.
Adonc, nous r’disons  pour l’instant :
« Qui d’l’ouf ou d’la gallinac apparut  d’abord ? »
Ou bin, si on voulait dir miux :
 « Qui tait là avant ? »
« L’ouf tait là avant ? »
Ou : « La gallinac tait là, avant ? »
Nous insistons : « L’ouf tait là, avant ? »
Ou : « La gallinac tait là, avant ? »
« Alors ? L’ouf ou la gallinac ? »
« Qui tait là avant ? »
« Qui ? »
« La gallinac tait là avant ? »
Ou : « l’ouf tait là avant ? »
Moult savants, moult scintifiqus,
Acadmicins distingus,
Brillants historins, moult ornithologus,
Futurologus, gologus, – maints olibrius ! –
Ont fait grand cas, avant nous,
D’ladit qustion primordial sur la cosmogoni
Qui nous obnubil tant au quotidin,
Chacun ayant fourni sa solution sans condition,
Chacun monopolisant pour l’occasion
Tout sa facult, tout son ingniosit,
Pour fournir à nos sprits curiux
Un solution qui nous convainqu
A ladit qustion obsdant : « Qui tait là avant ? »
« L’ouf tait là avant – ou la gallinac ?
La gallinac ou l’ouf – tait là avant ? »
 
Pascale Petit, Histoir d’ouf, L’école des Loisirs, 2013.
http://www.ecoledesloisirs.fr/php-edl/images/couvertures/E137118.gif

Commentaires

Oui, c'est un régal! Qu'on le lise en silence ou à voix haute...
Commentaire n°1 posté par Michèle le 23/11/2013 à 18h24
Maintenant je sais que pour avoir l'attention parfaite de toute la classe je n'ai qu'à retirer les e de ma bouche.
Réponse de PhA le 24/11/2013 à 19h33
L'ouf, la poul : qui gagna au surplus ?
L'hublot ouvrit trop tôt son huis, man !
Commentaire n°2 posté par Dominique Hasselmann le 23/11/2013 à 21h51
On l'saura bintôt.
Réponse de PhA le 24/11/2013 à 19h34
:)
Je voudrais saluer L'école des loisirs, parce qu'on y trouve des textes dont la qualité dépasse quelque fois ceux publiés par des éditions.. plus connues. Et qu'on cantonne cette édition à des livres pour enfants, ou ados à la rigueur. Et pourtant..
Et un salut aussi à Geneviève Brisac..
Commentaire n°3 posté par Marie le 24/11/2013 à 06h59
C'est vrai, et la collection théâtre de l'école des loisirs en particulier fait des choix originaux et singuliers qui méritent l'attention.
Réponse de PhA le 24/11/2013 à 19h36

jeudi 21 novembre 2013

un horizon d’attente pareil à un ciel de novembre


A côté des personnes nombreuses qui ne lisent pas, il y en a d’autres qui lisent et parfois même beaucoup et qui de leur lecture semblent n’attendre qu’une confirmation.
J’ai longtemps pensé que le fait de lire beaucoup était l’assurance d’un progrès dans la compétence du lecteur.
(A-t-on le droit de parler de formuler un avis sur le lecteur ? Considérer la lecture comme une rencontre me souffle que oui. Lire aussi est un talent.)
J’ai longtemps pensé que le fait de lire beaucoup était l’assurance d’un progrès dans la compétence du lecteur, je ne vois plus cela comme une vérité indiscutable. Parfois au contraire c’est comme si toutes ces lectures – souvent toutes plus ou moins semblables à elles-mêmes, il faut dire – venaient boucher encore un peu plus un horizon d’attente déjà pareil à un ciel de novembre. (A côté, l’ouverture naturelle de certains de mes élèves de 6e est comme une clarté qui réchauffe. Projet pour l’avenir : ne pas perdre ou retrouver cette capacité à lire sans a priori.)
Parfois comme ça dans la vie on dit ça va me changer, ça me change. Les mots veulent dire quelque chose, souvent plus que ce qu’on veut dire soi-même. Un grand changement. J’ai toujours envie d’un grand changement. Notamment quand je lis. (Et du coup quand j’écris aussi, car écrire c’est lire encore.)
 
 
(Qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas : la culture littéraire, évidemment, oui. L’auteur de ce billet est même vaguement chargé de la dispenser, par ailleurs ; il ne s’en prive pas. Mais il y a aussi un moment où il faut l’oublier, ou la dépasser. L’école n’est pas faite pour qu’on y reste.)
ciels 11 avril 2013 001

mercredi 20 novembre 2013

Mon jeune grand-père (17)

Le 12 février 1917 Mes chers parents
   Cette fois la crise est passée, j’ai reçu presque tous les colis en retard et D aussi, de sorte que nous revoilà d’aplomb. J’ai reçu les colis postes n° 19-20-5, le colis gare n°15 et un colis de pain du 13 janvier revenu à 2 kgs. Je ne comprends pas bien ce qu’il veut dire par « revenu », pourtant l’écriture est bien lisible ; je ne vois pas ce que ça peut être d’autre que « revenu ». Comme courrier j’ai reçu peu de chose, les cartes de papa du 25 et 30 ainsi qu’une carte de Thérèse qui est toujours en bonne santé ainsi que tous les siens. Nénette est maintenant une grande fille très gentille mais un peu polissonne qui cause très bien – Je vais un peu mieux mais je ne suis pas complètement guéri (apparemment ce tiret vaut pour un changement de paragraphe), je tousse encore un peu. C’est très difficile de se soigner quand on n’a rien. Et puis le temps n’est pas très favorable. Il y a de brusques écarts de température. Avant-hier il y avait – 24°, hier le thermomètre était remonté à 0°, aujourd’hui il est redescendu à – 15°. Jusqu’à présent il n’y avait pas beaucoup de malades mais depuis quelques jours il y en a plusieurs. Vous n’êtes pas mieux partagés paraît-il, nous avons vu dans les journaux qu’il avait fait – 15 à  Paris. J’espère que vous serez (« serez » surcharge un autre mot que je n’arrive pas à lire) et que vous n’attraperez personne de rhumes et que vous passerez l’hiver sans malaise.
Une fois encore, Edmond va à la ligne. Il a tout dit de ce qu’il y avait à dire. Il ne corrige pas ou ne voit pas ce qu’il y aurait à corriger dans sa dernière phrase, je le vois pris d’une quinte de toux qui l’arrête.
Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis, Madeleine et Jean et toute la famille. Votre fils qui vous aime de tout son cœur. La formule est tellement la même qu’il me suffit de la copier-coller. La banalité est terrible comme on dit mais si cette formule est toujours la même c’est que les sentiments et la situation aussi sont toujours les mêmes. Les mêmes. Les mêmes. Edmond

lundi 18 novembre 2013

Elle trouvait ma soif de connaissance ORIGINALE.


Délaissé par mes parents, je lisais ce qui était à portée de main, à mon gré, sans modèle et avec la certitude trouble d’être maintenu dans des rapports faussés. Personne, alors que je grandissais et que j’étais curieux (et avide de connaissances), ne me transmettait une conception du monde autre que bourgeoise, allemande et chrétienne. Personne ne me donna à lire de littérature slave, personne ne me parla des religions du monde. L’école réduisait tout savoir à des données. Le cours de religion (prières debout) édictait une foi imposée et ordinaire, critiques et doutes n’y étant pas souhaités Le protestantisme était un bocal à poissons rouges dans lequel nageait, bien visible, un dévot petit poisson. La religion était la morale et l’histoire un nouveau tabou dont la conscience égratignée se laissait détourner. Rien n’était suggéré, critiqué, recommandé, nulle controverse n’interrompait la bonne parole. Ma mère, une dame de l’élite intellectuelle. Sa chrétienté excrétait tout autre vision du monde, le socialisme en tant que pratique et théorie, le fascisme comme phénomène européen. Je ne sus rien de la psychanalyse. Je ne découvris le pot aux roses que plus tard : ma mère ne savait rien, ne voulait rien savoir, cela ne l’intéressait pas. Le bouddhisme n’était rien, l’islam – rien ; l’opposition – rien ; la Résistance – rien ; l’émigration, l’exil – presque rien, nous n’avions pas de contacts avec ces cercles. Un orgueil sans pareil imposait que les enfants vivent dans la meilleure de toutes les visions du monde. La politique comme pratique, l’Histoire comme théorie étaient au mieux effleurées pendant les conversations, apportées par des gens qui disparaissaient ensuite, leur savoir explosif titillait mon cerveau. La conversation (qui fonctionnait en vase clos) ne retenait ni information ni fait. La communication involontaire ou consciente, la proposition exaltante, l’intelligente et sulfureuse incitation au savoir, n’avaient pour ma mère pas une once de valeur. Dans sa chambre, il y avait des livres français, je les dérobais pour mon antre secret. Elle ne voulait rien recommander de ce qu’elle lisait. Elle laissait son fils seul avec sa soif de savoir.
Je devins un autodidacte idéologique ; déterrai les visions du monde les plus étranges ; trébuchai à travers époques et histoires du monde, constitutions, paragraphes, philosophies ; fouillai les écrits amassés par le hasard. Thoreau, Bakounine, Herzen – qui étaient-ils. Elle connaissait Heidegger, LECTURE INDISPENSABLE, je dévorais ses phrases vertigineuses. Aucun pense-bête ne m’était donné, elle semblait certaine d’une chose : je n’étais pas mûr pour ça. Je semblais assez mûr pour Albert Schweitzer. La qualité de l’enseignement de l’école n’était pas mise en doute, on devait apprendre et se contenter de réponses. Elle trouvait ma soif de connaissance ORIGINALE. De ses réponses, je ne retirai rien de concret.
 
Chistoph Meckel, Portrait-robot. Ma mère, Quidam 2011, p. 75-76.
 
Portrait-robot. Ma mère est l’autre versant de Portrait-robot. Mon père . L’auteur a toujours souhaité voir réunis tête-bêche ces deux textes, Quidam l’a fait ; il le fallait – même en Allemagne ce n’est pas encore le cas (les deux textes, pour d’évidentes et humaines raisons, y sont parus à vingt ans d’intervalle).
http://remue.net/IMG/arton4138.jpg?1298549582

mardi 12 novembre 2013

Le Wepler pour Marcel Cohen


C’est donc Sur la scène intérieure, le très beau livre de Marcel Cohen, qui a remporté le Prix Wepler (le seul prix dont je suive les résultats). Que ce soit donc l’occasion de découvrir cet auteur majeur et encore trop méconnu, sans perdre de vue que Sur la scène intérieure fait figure d’hapax dans l’œuvre de Marcel Cohen qui par ailleurs s’est toujours interdit de parler de lui-même ou de sa famille : il faut mettre la lecture de Sur la scène intérieure en regard de celle de Faits (II ou III) et de ses autres livres pour mesurer la portée de sa démarche.


http://www.mollat.com/cache/Couvertures/9782070139293.jpg

Commentaires

Ah! Je suis contente! Je m'apprêtais à le recommander pour l'offir à des Ble....
Commentaire n°1 posté par Michèle le 12/11/2013 à 13h08
Belle occasion !
Réponse de PhA le 14/11/2013 à 17h15

lundi 11 novembre 2013

il tenait juste à le dire


Peu de choses chez lui allaient de soi. Il lui manquait la faculté d’improvisation, il lui manquait le désintéressement et la nonchalance. NATUREL, TOUT A FAIT NATUREL était une formule qui revenait souvent et SEREINEMENT, TOUT A FAIT SEREINEMENT était son idéal jamais atteint. Les failles de son être sous tension perpétuelle exigeaient que sa personne fût rassurée. Sa confiance en lui, perturbée depuis l’enfance, s’était effondrée après la guerre et était restaurée par la force – un processus renouvelé chaque jour – aux dépens de sa famille.
Comme il ne pouvait plus représenter l’autorité devant sa famille ; comme sa position patriarcale perdait toujours plus en crédibilité ; comme son besoin de dominer, depuis le début anachronique, était accueilli non pas avec gratitude mais avec rejet ; comme il persistait à toujours être ce chef de famille, l’homme, le seul, qui décide de tout dans la maison (ce qui ne lui servait à rien) ; comme il jouait ce rôle à fond sans se douter que ce n’était pas la famille qui avait besoin de lui mais lui de la famille et de sa docilité ; comme il n’avait aucune perception claire de lui-même, il cherchait son salut dans l’ersatz. Pour le restant de ses jours, il recourut à toutes les illusions disponibles. Afin de rester fidèle à l’image qu’il s’était forgée de lui-même, il mit en place une nouvelle identité qu’il consolida par des sentences, des maximes, des citations. Il fallait qu’il demeurât le noyau de la famille, bien qu’il n’en fût que la coquille fêlée. A tout prix ; et le prix fut si exorbitant que tout y fut sacrifié. Les forces de sa femme s’épuisaient à tenter de rendre supportables le vivre et laisser-vivre.
Il s’érigeait en bienfaiteur de sa famille. Le chef s’essayait au rôle de partenaire et d’ami. Chacun de nous fut confronté aux tentatives qu’il entreprenait pour se forger un nouveau rôle. La famille qui aurait seulement dû être une famille fut soumise à son nouveau style d’affirmation de soi. Son amitié nous tourmentait, son attitude compréhensive nous embarrassait, au quotidien, on respirait mal, on étouffait dans un carcan suave. Ce qu’il ne parvenait pas à imposer au moyen de règles et de diktats (dominer et être aimé), il l’obtenait par la bonté à tout prix. Le gant de velours de Saturne se faisait sentir, il maniait son art avec dextérité. Il faisait le chauffeur pour les siens et les conduisait là où ils le désiraient, à la gare, à des fêtes, des concerts, à l’école, en vacances, à des rendez-vous de toutes sortes – et il venait les chercher. Il mettait sa voiture, sa bibliothèque et sa cave à disposition. Il aidait dans la maison et contentait tout le monde. Par mille portes dérobées astucieusement ouvertes, il accédait à leurs vies. Il cherchait à plaire à grand renfort d’aide et de cadeaux, envoyait des paquets qu’ils n’attendaient pas, achetait des livres dont ils n’avaient que faire, des vêtements et des chaussures dont ils n’avaient plus la nécessité. Il leur rendait visite où qu’ils soient et ce n’était que pour lancer encore son lasso. Sa bonté parvenait à mettre les siens dans leur tort. Leurs remerciements se faisaient attendre. Il exprimait et consignait ses plaintes : il était fatigué d’exaucer les vœux de ses enfants, les exigences démesurées de tels égoïstes. Personne n’exprimait ni vœu ni exigence à son endroit. Il fourrait alors, magnanime, des billets de vingt marks dans les poches de leurs vestes, notait les sommes et expliquait, par la suite, qu’en deux ans, il avait dépensé trois cent marks, ce n’était pas très grave, on ne lui devait rien, il ne s’agissait pas de dettes, c’était sans importance, il tenait juste à le dire.
 
 
Christoph Meckel,  Portrait-robot. Mon père, Quidam 2011, traduit de l’allemand par Florence Tenenbaum-Eouzan et Béatrice Gonzalés-Vangell,  p. 89-90.
 
 
On reste un peu sans voix. Un autre extrait.
http://lekti.net/couvertures/couv_9782915018554.png

Commentaires

Quelle finesse d'analyse !
"...on respirait mal, on étouffait dans un carcan suave..."
Comme il est douloureux ce portrait...
Commentaire n°1 posté par christiane le 11/11/2013 à 13h27
Il est terrible. Je vais bientôt m'attaquer au verso : Portrait robot. Ma mère.
Réponse de PhA le 11/11/2013 à 14h45
C'est dans mes projets... J'espère que mon libraire n'aura pas de difficulté pour le recevoir (via un distributeur) comme c'est le cas en ce moment pour Péloponnèse chez Fata Morgana....
Commentaire n°2 posté par Michèle le 11/11/2013 à 14h38
Surtout, qu'il passe directement par l'éditeur et non par la Sodis qui ne distribue plus Quidam.
Réponse de PhA le 11/11/2013 à 14h46
Tentants, ces extraits..
Il ne restait plus qu'un exemplaire, quelque part, chance!
Commentaire n°3 posté par Marie le 12/11/2013 à 07h34
C'est très beau texte, d'une lucidité terrible.
Réponse de PhA le 14/11/2013 à 17h14

dimanche 10 novembre 2013

les contours fuyants ou fixes d’un portrait-robot


Tandis que je pense à lui, il devient un thème. Les phrases l’emportent dans un texte qui, à la fois, éclaire et opacifie l’essence du personnage.
Ecrire sur un homme signifie : détruire la réalité de sa vie pour la réalité d’une langue. La structure de la phrase exige à nouveau la mort du défunt. Le détruire et le créer relèvent d’un même processus de travail. Mais je ne veux pas avoir raison contre mon thème.
Que reste-t-il de l’homme vivant ? Quelle sera la partie visible de lui dans le mécanisme des phrases ? Peut-être une idée de son caractère, les contours fuyants ou fixes d’un portrait-robot. Sans inventer, on ne s’en sort pas. De sa personne, je n’ai rien inventé, mais choisi et condensé (impossibilité de représenter sans jauger) J’ai fait des phrases, donc : inventé une langue.
Inventer révèle et dissimule l’homme.
 
Christoph Meckel, Portrait-robot. Mon père, Quidam, 2011, p.55-56.
 
Lecture en cours.



http://lekti.net/couvertures/couv_9782915018554.png

Commentaires

Question essentielle. Peut-on écrire "sans détruire la réalité de sa vie pour la réalité d'une langue" ?
Le chemin inverse est rassurant, il nous arrive d'atteindre la réalité d'une vie à partir de la réalité d'une langue. Du moins on en a l'intuition sans que jamais dans ce domaine aucune preuve tangible ne soit présentée. Des biographies exceptionnelles, des romans nous en donnent le pressentiment. Mais écrire sur un père renvoie le fils  à sa propre obscurité...  nul ne se connaît alors connaître l'autre... tient de l'imaginaire.
Commentaire n°1 posté par christiane le 10/11/2013 à 11h54
C'est une vis sans fin.
Réponse de PhA le 10/11/2013 à 14h27
Mais une vie avec... fin...
Commentaire n°2 posté par christiane le 10/11/2013 à 15h27

vendredi 8 novembre 2013

plus par plus et moins par moins : les bonheurs de la lecture


Soit l’ensemble Le des lectures et BLe l’ensemble inclus dans Le des bonnes lectures, on admettra que la partie complémentaire de BLe dans Le est l’ensemble FLe, celui des fâcheuses lectures.
Certes. Considérons maintenant l’ensemble Li des livres, le raisonnement fonctionne aussi : BLi et Fli. Hop.
La logique nous enseigne que l’ensemble Le présuppose l’existence de l’ensemble Li. Peut-on en déduire que Le = Li, BLe = BLi et FLe = FLi ? Certainement pas. En effet, nous avons oublié de préciser que Le est un ensemble intrinsèquement infini, ainsi que ses sous-ensembles BLe et FLe ; alors que Li est un ensemble fini (même si le nombre de ses éléments suit une courbe hyperbolique que nous considérons d’un œil inquiet). En d’autres termes, à chaque élément de l’ensemble fini Li correspond un nombre potentiellement infini d’éléments de l’ensemble Le. Tout espoir n’est donc pas perdu. Mais c’est vite dit, car si tout va heureusement bien quand un élément de BLi et un élément de BLe se rencontrent, il n’est pas impensable que tout aille malheureusement bien aussi quand un élément de FLi rencontre un élément de FLe : « Il faut imaginer le lecteur de Yann Moix Alexandre Jardin Bernard Pilchard heureux », écrivait jadis Albert. Pire encore, il n’est pas inconcevable qu’un élément de FLe rencontre un élément de BLi. C’est pourquoi, en toute vanité personnelle assumée, on trouvera l’occasion de se réjouir de la relative petitesse de l’ensemble LA des lecteurs de votre serviteur, puisque ledit ensemble est évidemment en relation exclusive avec l’ensemble BLe.
http://www.avecpassion.fr/4581-thickbox/papier-indien-noir-motif-blanc-maths.jpg

jeudi 7 novembre 2013

Mon jeune grand-père (16)

   Le 8 février 1917. Mes chers parents.
Pas de retours à la ligne dans cette carte-ci, mais les lignes sont un peu plus espacées que d’habitude, me semble-t-il. Je compte les lignes : 25. La dernière en comptait 27, mais la précédente 25 aussi. Ce n’est pas significatif. Peut-être l’écriture est-elle moins serrée. En tout cas le crayon vient d’être taillé, ou plutôt il a été taillé entre « Mes chers parents » et ce qui suit : J’ai reçu les cartes de papa des 23, 24 et 26 janvier et quelques autres colis postaux. Mais la marche normale n’est pas encore rétablie. Ce sont les nos 23.28.29.30.1.3.8 et 9. Le pain et les colis gare n’arrivent pas, D. ne reçoit rien. Daussy est désormais « D. ». Nous ne tirons pas encore la langue mais il ne faut plus que ça dure longtemps. Vous seriez bien gentils de m’envoyer pendant quelque temps des pommes de terre. Envoyez-moi deux cravattes (en revanche il n’y a pas de faute à « quelque temps », c’est juste au souci d’élégance qu’accroche l’orthographe), car je n’en ai que deux et ce n’est pas suffisant, le linge ne revenant pas régulièrement du blanchissage. Pour le livre en question D en a déjà reçu un et beaucoup d’entre nous en avaient quand ils ont été pris. J’ai fait la commission au cap. B il le remercie et lui envoie ses amitiés il serait heureux d’avoir des nouvelles de son autre lieutenant Adam. Juste au-dessus de ce nom propre Edmond a trouvé la place de rajouter en tout petit « et du Ct Oblet ». Je suis de plus un étranger par-dessus l’épaule. Je ne sais pas quel est le livre « en question », ni bien sûr qui sont ces deux officiers. Je me demande si l’autre de l’« autre lieutenant » n’est pas Edmond lui-même. Il fait toujours très froid aussi et la conséquence c’est que je viens d’attraper un rhume, j’ai eu une forte fièvre toute la journée de lundi mais maintenant ça va mieux ; je tousse encore un peu, mais dans quelques jours il n’y paraîtra plus. Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis, Madeleine et Jean et toute la famille. Votre fils qui vous aime de tt son cœur. EA Là tout de même les interlignes sont plus larges, comme s’il avait dû se presser d’en finir ; soit qu’il n’ait plus eu rien à dire et qu’il restât encore un peu de place, ou pour une autre raison.

mercredi 6 novembre 2013

Minard est Virilo.


Faillir être flingué de Céline Minard vient d’être récompensé par le Prix Virilo. Le Prix Virilo est bien sûr une farce ; c’est pourquoi, contrairement à la grande majorité des prix littéraires (notamment les plus connus), il récompense exclusivement des œuvres d’une qualité littéraire réelle ; il n’y a qu’à voir le palmarès.
http://referentiel.nouvelobs.com/file/4682819-prix-virilo-une-selection-qui-en-a.jpg

mardi 5 novembre 2013

Prendre le lecteur pour un con en lui souhaitant « joyeux Noël ! »


Comme les lecteurs sont des cons, pourquoi ne pas leur faire croire qu’Alexandre Jardin est vraiment considéré par Eric Chevillard comme l’auteur « d’un audacieux roman d’émancipation, ode à la sincérité la plus débridée », puisque ce dernier l’a écrit dans sa chronique pour le Monde ? Quel dommage qu’il n’y ait pas plus de place sur la 4e de couverture d’un Livre de Poche ! On aurait pu rajouter qu’il le considère carrément comme « notre plus grand génie comique », dont le style est un « un feu roulant de facéties verbales » ; ça aurait assuré quelques milliers de ventes supplémentaires.
 
Pour en savoir plus sur cette escroquerie littéraire orchestrée par le Livre de Poche à l’occasion de la parution de Joyeux Noël d’Alexandre Jardin et remettre les propos d’Eric Chevillard dans leur contexte, c’est par ici.
Et pour voir de ses yeux la chose sur le site même du Livre de Poche parce que quand même on a du mal à y croire, c’est par-là.
 
http://www.torange-fr.com/photo/7/13/Cass%C3%A9-No%C3%ABl-Jouet-1292849901_83.jpg

lundi 4 novembre 2013

de l’orange à l’horizon


Moi qui n’aime pas tellement les carottes habituellement, j’ai trouvé cette soupe délicieuse. Il y avait un je-ne-sais-quoi d’invisible à l’œil mais qui changeait tout – et s’est avéré être de l’orange, pour ceux qui croyant lire un billet culinaire, une fois n’est pas coutume, seraient déçus par la suite. Or c’est juste la question de l’horizon d’attente qui m’anime, car l’un des fistons n’a pas aimé ce délicat velouté : il y avait un goût bizarre qu’il n’a pas accepté même après identification. Ça n’allait pas avec ce qu’il voyait : de la soupe de carottes. C’était autre chose. Certes c’était autre chose, et autre chose souvent rebute. Dans l’assiette comme dans les pages.
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