lundi 27 avril 2009

Doucement, chuchote Gabriel.

Il y avait longtemps que je n’avais pas fait de cauchemars avec Gabriel Bergounioux. Je me lamentais, je réclamais. Eh bien il arrive qu’il suffise de réclamer. Le hasard faisant (parfois) bien les choses, l’auteur des deux romans jumeaux Il y a un, Il y a de était au Salon du Livre en même temps que moi, et du coup il n’y avait pas trop loin depuis l’Ile de France jusqu’à la région Rhône-Alpes (où sont installées les éditions Champ Vallon). Rendons-leur justice : les salons sont l’occasion de retrouver des personnes que l’on n’a pas vues depuis longtemps, dont on apprécie le travail, de faire connaissance avec d’autres, de savoir qu’on se reverra (au moins pour un autre salon) ; rien que pour ça, ça mérite un bain de foule.
Doucement, nous conseille la couverture. C’est qu’en effet, la chute toujours est possible : d’abord dans le ravin liminaire à la suite d’un camion écrasé, ensuite au fond du puits de mine où s’est engagé – engagé par  une douteuse agence – l’anonyme protagoniste. Doucement est l’histoire d’une descente. Après Homère (auquel les titres et la cécité du narrateur des deux premiers romans faisaient explicitement allusion), on pense à Dante. La langue est plus orale peut-être, plus chaotique encore. C’est que le personnage sans nom dont on suit la descente et la pensée est, plus encore que dans les deux premiers livres, un dégradé de la vie, un « homme qu’il sert à rien ». Ce qu’il voit, ce qu’il entend (« doucement »), on ne l’entend, on ne le voit qu’à travers lui, à travers ses organes, sa pensée, peu fiables. Une femme qui l’aguiche n’est peut-être qu’un cadavre déjà en décomposition. Et ce mot chuchoté dans l’ombre ? Comment savoir ? Le lecteur est invité à mettre en doute, à réinterpréter, assuré seulement de sa propre incertitude. Mais l’homme, si profond qu’il s’enfonce, n’est pas prêt à abdiquer. Sa fierté, si illusoire soit-elle, si dérisoire, est aussi ce qui fait de lui un être vivant, là où plus personne ne l’est encore. Sa pensée, râleuse, infantile, violente, libidineuse, toujours trompée par une réalité inconcevable, c’est quand même tout ce qui reste d’humanité.
Il y a, dans les livres de Gabriel Bergounioux (auteur au prénom d’archange), un peu comme dans ceux d’Antoine Volodine, quelque chose de discrètement prophétique. Ce qu’annonce Gabriel, cet obscur reflet du monde où nous sommes enfermés, est quasi sans nom.
 
Faut qu’il se calme, Calme-toi, merde, calme-toi, tu vas te calmer oui ? Tout seul tu croyais jamais t’en tirer au bout du boyau resserré, persuadé que ça continuerait avant de trébu­cher et tomber, une galerie désaffectée, ter­miné, déjà qu’il est égaré pour de bon, com­ment tu pourrais regagner l’entrée de la mine, pourquoi le retour se passe mieux et voilà, ça y est, des lampes, du monde, à ton approche ils les ont allumées, y avait rien avant, l’image du corps momifié recroquevillé au pied de la paroi se dissout, reste en soufflet l’air que tu ingur­gites et l’obsession, de l’eau quelque part s’écoule goutte à goutte, le bruit de pas réver­béré par les forages s’ils continuent eux aussi de marcher il est où ? Personne, assourdi par la distance ou l’épaisseur du rocher, à moins qu’ils soient parvenus à destination, à chacun sa découverte, ou encore découragés, il a bien failli renoncer, lui, accroupis si loin que ça sert plus à rien de crier : Venez les gars, ça y est, venez tous, j’ai trouvé ! C’est là ! C’est là.
 
À angle droit un couloir latéral, du premier coup d’œil, dans le faux jour d’une guirlande d’ampoules, la gaine de plastique rouge sus­pendue aux crochets, il découvre, à l’autre bout, dans le mur de ciment cru un guichet percé d’une ouverture si basse qu’en appui le front calé sur l’avant-bras, il commence par se pencher et puis pour être mieux, jambes pliées, il scrute par-delà la grille, contorsionné de pas intercepter la lumière, qu’est-ce qu’on dirait-­pas que c’est ? le rebord d’une tablette métal­lique et le dossier arrondi d’un siège en bois. Et puis ? Il tousse. Y a quelqu’un ? Plus fort : Y a quelqu’un ? Encore plus fort : Y a personne ? Personne. L’oreille entre les barreaux, il lui semble qu’une rumeur monte qui est très loin, de sa tête aussi bien, à force le silence lui porte sur le système, une pulsation, confusément, son sang qui circule ?
 
Gabriel Bergounioux, Doucement, Champ Vallon 2009, p. 80-82.



Commentaires

Non, il ne devrait pas y avoir trop loin de RA à IDF ;-)
Commentaire n°1 posté par pascale le 27/04/2009 à 11h26
Moins de cinq minutes à pieds ! (durée variable tout de même selon les encombrements)
Commentaire n°2 posté par PhA le 27/04/2009 à 12h08
je n'ai jamais rien lu de lui, même pas le livre commun aux deux frères (j'ai si peu lu de toute façon) - voilà que j'en ai grande envie
Commentaire n°3 posté par brigetoun le 27/04/2009 à 21h09
Je vous le recommande : je suis très sensible au travail de Gabriel Bergounioux. Doucement est peut-être moins immédiatement accessible que les deux romans précédents, mais ça tient à cette descente : une fois qu'on y est vraiment engagé, c'est une lecture irrémédiable.
Commentaire n°4 posté par PhA le 27/04/2009 à 21h16

mercredi 22 avril 2009

La voix de Federman

Hier a été une heureuse journée. Au réveil, cette bonne surprise sur Lignes de fuite, et tous ces toasts qui font chaud au cœur. Et juste avant de se coucher, une autre belle surprise encore !
Entre les deux, promenade à Paris (oui, le livre est là, sur les rayons, les présentoirs ; ce n’est pas un rêve – parfois j’ai peur de confondre), promenade sous le ciel bleu ; en amoureux comme on dit – mais oui, n’ayons pas (trop) peur des mots. Et le soir, écouter pour la première fois celui qui s’en joue si bien – des mots : Raymond Federman.
Ecouter la voix de Federman, c’est un grand bonheur. Grand bonheur de reconnaître, incarnée par un  corps enfin visible, la voix qu’on connaissait seulement par ses livres. (La voix, c’est important. J’aime la voix, les voix, même dans l’apparent silence des pages. Federman en parle, de la voix ; c’est important pour lui aussi. Elle est dans le titre d’un des livres que je n’ai pas encore osé lire : la voix dans le débarras.) (Le corps aussi, c’est important. Federman en parle aussi, hier soir, et aussi dans ses livres ; il y en a même un qui lui est consacré : Mon corps en neuf parties. Et ça fait plaisir de voir si jeune celui de l’auteur, à quatre-vingts ans, malgré la vie que l’on sait ; il a raison de l’aimer, c’est un bon compagnon.)
Raymond Federman, il y a longtemps que je connais ce nom. C’était au temps (lointain) de ma maîtrise sur Beckett (c’était sur L’Innommable). Je me rappelle le titre d’un article, dans les Cahiers de l’Herne, qui prend plus de sens aujourd’hui, après avoir lu Retour au fumier, par exemple : le paradoxe du menteur. Raymond Federman, pour moi, c’était juste un universitaire américain spécialiste de Beckett – ce qu’il est aussi. Seulement aussi. Parce que la visibilité est mauvaise. Parce qu’il aura fallu trente-cinq ans pour que la France le lise aussi. Et aussi, ensuite, cette étiquette d’« avant-garde » qu’on lui colle. Avant-garde, je ne sais pas bien ce que c’est – même s’il y a beaucoup d’auteurs que j’aime et qui la portent plus ou moins (sans que le fait que je les aime ait un rapport). Je ne dois pas être assez belliciste pour comprendre ce mot que je n’aime pas. Ce que je sens d’évidence, c’est que, en plus de cette vie, de cette liberté, de cet humour ; en plus de la tragédie du propos ; il y a quelque chose de très juste, de très honnête, dans l’écriture de Federman ; même quand il raconte des bobards (qu’il avoue, d’ailleurs). Sûrement à cause d’une mise en doute du langage – d’où cette attention revendiquée, héritée de Beckett, à la forme, plus qu’au sens. D’où le récit récurrent d’une seule histoire, la sienne – dont il dit lui-même que, si terrible soit-elle, elle n’est pas exceptionnelle.
Me promenant tout en écrivant, je vois que Poézibao rend compte de la soirée, d’une façon bien plus fidèle que je ne saurais le faire. C’est l’occasion de les en remercier ainsi que, pour ce beau moment, l’éditrice Catherine Flohic, organisatrice de cette soirée à l’occasion de la parution de Federman hors limites, conversation par mails avec Marie Delvigne, dans la collection les Singuliers (qui collectionne en effet les plus grands) (il faut d’ailleurs découvrir Argol, belle maison toute vêtue de noir), Bénédicte Gorrillot qui interrogeait les deux auteurs, Alexander Dickow qui m’a bien fait rire (j’ai oublié de parler du rire de Federman, ce sera pour une autre fois), Christian Prigent dont la lecture donne vraiment à entendre le texte (même à ceux qui, comme moi, ont beaucoup de mal à écouter un texte lu ; belle performance), et l’auteur lui-même, tel qu’en ses livres vraiment.

PS : Raymond Federman sera ce soir à 19h30 aux Revues Parlées : lecture performance avec François Jeanneau (saxophoniste) & lecture d’extraits de Chut. Centre Pompidou, place Georges Pompidou (rue Saint-Martin), Paris. L’info est chez Laure Limongi



Commentaires

Même pas eu le temps de trinquer! Ca va trop vite les blogs. Vivement un bon bouquin, le votre, qu'on peut lire sans que les pages tournent toutes seules.
Commentaire n°1 posté par cecile+portier le 22/04/2009 à 21h46
Il n'est jamais trop tard pour trinquer, Cécile ! (et je suis sûr que le grand monsieur qui nous regarde est de cet avis)
Commentaire n°2 posté par PhA le 23/04/2009 à 01h40
Et de Pha que je n'ai même pas rencontré?
C'est un rêve ou n cauchemar?
Bonne nuit

Mari-e-
Commentaire n°3 posté par marie delvigne le 26/04/2009 à 02h52
Mon train, ma timidité - sont de mauvaises excuses en effet. N'empêche, merci pour ce beau moment, et pour votre visite !
Commentaire n°4 posté par PhA le 26/04/2009 à 10h14

jeudi 9 avril 2009

comme vous j’ai crié et suis tombée du sexe d’une femme

Là-bas chaque être est de même sexe, de même âge. Là-bas personne ne peut concevoir les couleurs.  Ma famille venait des Temps Filiaux, ce qui est rare et ­explique que je sois sensible, pour peu qu’au moyen d’une liste l’on y aide ma mémoire, aux stridulations d’insectes et explosions des chatons de genêts. Ma mère a grandi dans le ventre de sa mère, en est issue, a respiré un air plus ou moins confiné. Moi-même comme vous j’ai crié et suis tombée du sexe d’une femme. Là-bas gouverne un Conseil d’officiers. Le Conseil suit et note les agissements de chacun, sans souci de morale. Tu dois être noté, être su, dit, produit, écrit, compté. Compté aussi, puisque là-bas il arrive que l’on puisse être dit par les chiffres. Mais certains passeraient à la trappe. Chacun des oubliés libère une masse de récits, chiffres, notes, paroles que les mem­bres du Conseil s’approprient, pense-t-on, illégale­ment. C’est ainsi que le Contre Ministère qui m’emploie en est venu à surveiller les surveilleurs. Qui sait ce que les surveilleurs pourraient faire des récits, productions, libertés de nos errants. Une maladie portée, excrois­sance de ceux qui ne furent chiffrés, ulcères de pen­sée. La mémoire ; personne n’en est là. Les efforts auxquels il fallut se prêter, pour animer la mienne. J’avais pourtant par naissance toutes les capacités.
 
Peu à peu le CM a élargi ses fonctions. Il envoie des espions dans les Temps Filiaux. Les meilleurs des espions sont ceux issus de femmes elles-mêmes issues de femmes. Mais nous sommes de moins en moins nombreux. Nos conseillers entraînent donc de manière accrue ceux qui ne sont nés que de soi. Ces agents-là, tombés de rien, ne savent développer certaines facultés sensibles. Ils sont affectés à d’autres enquêtes qu’à celles que je dois mener (moment vif de la crise, passage de la vie à la fin, jusqu’au cri). Je ne sais rien de l’usage que le CM fera de mon travail. Je me suis engagée à ne pas me soucier des consé­quences de ma mission.
 
Dire, cela m’est arraché de nuit, je parle aux murs de la chambre où je suis enfermée, au moustique épin­glé, aux grillons qui bruissent dans les herbes. Je pense aux lieux de là-bas où je fus. Où je fus sans la montée du drame – ou bien dedans, à l’intérieur du drame, sans savoir qu’il était installé invasif à peine que l’on est – pourtant jadis drame fait de chair, nourri aux mamelles et tapi dans de douces cavernes. Chercher le couloir tapissé, corridor des fatigues. Devant l’entrée surgit ce que l’on ne voit pas toujours. Le drame se présente. Mettez-moi en ailleurs criait une vieille dame en mourant.
 
Marie Cosnay, Les Temps Filiaux, Atelier In8, 2008, p. 27 à 29.
 
J’ai retrouvé Les Temps Filiaux ! Ça se fête ! (Il y a quelque chose de caché, de secret dans ce texte, et que ce soit précisément ce livre qui se dérobe à mes recherches, c’était une jolie coïncidence.)




Commentaires

Merci pour cette lecture. Me donne vraiment envie d'y aller voir. A bientôt Philippe
Commentaire n°1 posté par cecile portier le 09/04/2009 à 11h51
En fait je n'ai lu que trois livres de Marie Cosnay, et - c'est un peu bête à dire mais je le dis quand même - je trouve à chaque fois que c'est un auteur qui gagne à être lu.
Merci de la visite, Cécile.
Commentaire n°2 posté par PhA le 09/04/2009 à 13h24
Philippe, je me permets de " photocopier " (on dit comme ça ?) le commentaire de Cécile.
Commentaire n°3 posté par Christophe Borhen le 09/04/2009 à 21h46
Bien sûr, Christophe - et je photocopie mon propre commentaire.
Commentaire n°4 posté par PhA le 09/04/2009 à 22h14
Je suis en colère contre Thierry Guichard. Il me donne d'habitude envie de lire les écrivains dont il parle, et dans son numéro sur MC il a donné une image d'elle qui n'a pas mis en valeur son talent d'écrivaine. Je lui en veux.
Merci à vous pour cet extrait qu'il aurait dû publier en partie.
Commentaire n°5 posté par Loïs de Murphy le 15/04/2009 à 09h19
C'est aussi que ces Temps filiaux ne sont plus l'actualité de Marie Cosnay (d'ailleurs il faut aussi parler des livres à contre-temps...)
Commentaire n°6 posté par PhA le 21/04/2009 à 01h00

dimanche 5 avril 2009

le futur champion – c’était moi

La première fois que je le vis – grand, blond, plutôt maigre, un doux sourire un peu absent flottant sur les lèvres-, il s’avançait dans le hall du club, deux raquettes et un gros sac de sport dans une main, un panier de balles dans l’autre, se dirigeant vers les courts couverts. Après avoir posé son sac sur le banc près de la chaise d’arbitre, il en tira plusieurs objets : une serviette blanche qu’il disposa soigneusement à côté d’une gourde de scou­tisme, une petite boîte de fer blanc (dont j’appris par la suite qu’elle contenait les indispensables sucres néces­saires en cas de défaillance) et, pour finir, un gros manuel intitulé : Comment devenir un champion en cinquante leçons. Il exécuta ensuite avec application une longue série de mouvements de gymnastique très compliqués, visible­ment d’origine asiatique et vraisemblablement destinés tout à la fois à l’échauffement et à la concentration, ainsi qu’éventuellement encore à l’harmonie spirituelle avec l’univers tout entier. En ayant terminé avec ces prélimi­naires, il se plongea intensément dans la contemplation d’une planche illustrée du manuel puis, saisissant le pa­nier qui contenait une soixantaine de balles usagées, il vint se placer sur la ligne de fond de court et répéta mé­caniquement le mouvement du service, frappant les balles les unes après les autres. Dissimulé derrière l’un des montants de la galerie d’où je l’observais, je ne fus pas sans remarquer l’extrême élégance de ses gestes. (…)
Enfin, nous commençâmes de nous entraîner ensemble et j’étais chaque jour davantage impressionné par la pu­reté de son style. Cependant, chaque fois que je lui pro­posais (étant plus jeune et brûlant du désir légitime de me mesurer à plus fort que moi) de compter les points, il refusait, prétendant qu’il n’était pas encore tout à fait prêt, laissant d’ailleurs entendre qu’il le serait bientôt et qu’alors, « on verrait ce qu’on verrait ! » Ce dont je ne doutais pas un instant, persuadé qu’une technique aussi accomplie ne pouvait manquer à sa destination.
Je crus découvrir quelque temps plus tard que le se­cret de cette merveilleuse technique n’était autre que sa pratique assidue du mur d’entraînement. Passant de longues heures de suite à taper la balle tout seul, cela te­nait chez lui de la pratique rituelle, presque de la reli­gion. Chaque matin, m’apprit-on, il venait très tôt et s’installait en face de ce mur, répétant inlassablement les mêmes gestes comme un artisan consciencieux. Pour un temps, jaloux de sa technique, j’essayais d’en user de même. Je dus cependant très vite me rendre à l’évidence que non seulement cette pratique requérait une patience presque surhumaine, mais encore qu’elle se révélait, dans mon cas, d’une étrange inefficacité par la suite sur le terrain, face à des joueurs réels, mobiles et imprévisibles (lui-même aurait dit sournois)…
 
Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, « Le futur champion », José Corti 2002, p. 106 à 109.
 
Grâce à Pascale encore, grand plaisir hier d’écouter Denis Grozdanovitch lire quelques passages de ses derniers livres : L’Art difficile de ne presque rien faire, Brefs aperçus sur l’éternel féminin, De l’art de prendre la balle au bond… Grozdanovitch est un conteur, et ses fables modernes, tragiques ou (parfois vraiment très) cocasses méritent aussi d’être écoutées. Comme plusieurs lectures avaient pour cadre le rectangle des courts de tennis où il a passé une bonne partie de sa vie, m’est naturellement remontée à la mémoire, de son Petit traité de désinvolture, lu à sa parution en 2002, l’histoire du Futur champion dont j’ai partiellement recopié le début ci-dessus.
En la relisant ce matin, cette histoire, je comprends mieux pourquoi je m’en souviens si bien. Cette figure élégante et dérisoire, entre sage et fou, de celui qui remet sa vie à plus tard, qui s’exerce seul et peine face au réel, a – ou a eu – quelque chose d’un miroir. Il faudra que j’y revienne, parce qu’au fond c’est bien pour ça aussi que j’ai ouvert ces Hublots. (D’où mes coupures, où j’ai égoïstement effacé l’autre figure, celle du narrateur – qu’il m’en pardonne.)
Si j’ai pu la relire ce matin, cette histoire, c’est grâce à Marie Cosnay. Car mon Petit traité de désinvolture, je l’avais égaré il y a quelques temps en rangeant ma bibliothèque – on ne devrait jamais ranger sa bibliothèque (je me répète, c’est parce que je me repens). Et lorsque j’ai lu André des Ombres et que j’ai voulu rouvrir les Temps filiaux, impossible aussi de remettre la main sur celui-là. Du coup, torche au front, j’ai fouillé un peu partout, et j’ai retrouvé… Petit traité de désinvolture ! Mais pas les Temps filiaux. Je poursuis les recherches.
Et si je parle de Marie Cosnay, c’est aussi parce que le Matricule des Anges tout frais d’avril, trouvé hier dans ma boîte aux lettres, lui consacre son dossier. Et autant (comme très souvent), la partie biographique me renvoie par contraste à ma longue et solitaire procrastination littéraire, autant l’interview fait écho à mes propres préoccupations : « Ça me tombe des mains quand je lis ça, des phrases utilitaires. » « Il n’y a pas de maîtrise totale. » « Dans tous mes livres, il y a une enquête (…) qui est menée pour qu’un narrateur advienne. Chaque livre est une tentative de naître. »
Pour revenir à Denis Grozdanovitch, ou plutôt pour revenir à moi, ou plutôt pour y rester puisque encore une fois parler d’autrui c’est parler de soi, je ne suis pas revenu les mains vides, hier : ceux qui me lisent et ceux qui ont déjà flairé mon parfum légèrement chloré du samedi matin devineront sans peine le titre du livre qui s’est imposé à moi comme une évidence : Rêveurs et nageurs.




Commentaires

Coïncidence... De Denis Grozdanovitch je ne connaissais rien il y a encore environ deux semaines. Je l'ai découvert par hasard, à la faveur d'une émission matinale sur France Inter, où il était venu présenter son dernier livre - livre dont le titre ne pouvait pas manquer de susciter mon intérêt... Voici donc :
http://www.radiofrance.fr/franceinter/em/cinqsept/index.php?id=77761

Sinon, tu as raison, on te voit plutôt évoluant en aller-retour le long d'un couloir nageurs que courant après une balle de tennis !
Commentaire n°1 posté par pascale le 05/04/2009 à 21h12
Merci de ta présence chaleureuse, Philippe, de ta gentillesse coutumière et de ton aimable contribution, encore !

J'espère que ton achat te comblera autant qu'il me comble. Je l'ai lu trois fois (car je l'ai présenté avec Denis à trois endroits différents et je relis tout à chaque fois), et je ne m'en suis jamais lassée. C'est plutôt bon signe... Si la poésie t'attire, je te conseille "La faculté des choses", un ouvrage délicieux, aussi (mes préférés).

A très bientôt, peut-être.
Commentaire n°2 posté par Pascale le 05/04/2009 à 21h38
Je te le recommande, pascale (désolé de te priver de majuscule pour te distinguer de Pascale - mais c'est ton choix) ; je suis sûr que tu aimeras. Et je n'ai pas de doute non plus pour Rêveurs et nageurs, Pascale, dont déjà le titre m'enchante. D'ailleurs je me demande bien comment il a pu se faire que ce livre m'ait échappé, car le Petit traité avait été une belle découverte ; je devais être obnubilé par mon propre livre, paru juste après.
Commentaire n°3 posté par PhA le 05/04/2009 à 22h10
Merci pour ce large extrait. Le sport m'indiffère mais la plume de cet auteur me parle.
Quant à Cosnay, je viens de lire LMDA moi aussi et la façon dont TG en parle m'a surprise, je vais essayer d'en parler sur mon blog. (Je ne  connais pas Cosnay et n'ai rien lu d'elle, pour une ex-Toulousaine ça la fout mal !)
Commentaire n°4 posté par Loïs de Murphy le 06/04/2009 à 15h11
Le sport n'est qu'un thème, parmi d'autres ; ce n'est pas un sujet. D'après ce que j'ai lu chez vous, je pense bien que vous aimerez Denis G.
Marie Cosnay, c'est étrange. Sans bien tout comprendre à Déplacements, cette première lecture m'a donné envie de poursuivre (quelque chose de caché, d'in-vu, j'aurais envie de dire). Les Temps filiaux est un livre très étrange (très différent) et très stimulant (il faut vraiment que je le retrouve - lui aussi se cache). Quant à André des Ombres, c'est sans doute celui qui m'a le plus touché - mais du coup, je suis encore en retard des deux titres qui font son actualité, sans parler des anciens. Idem pour Denis Grozdanovtich, d'ailleurs. Aucune importance : ces livres-là ne sont pas des denrées périssables.
Commentaire n°5 posté par PhA le 06/04/2009 à 18h33
... mais c'est moi qui ai les temps filiaux...
Commentaire n°6 posté par pascale le 06/04/2009 à 22h29
Non ! Si ? Mais pourtant je me souviens que tu me l'as rendu - mais j'ai dû oublier de le prendre / mais pourtant je me revois le remettre pas à sa place / et d'ailleurs c'est là que je le cherchais, pas à sa place - et... il n'y était pas ! Eh bien j'aurais pu chercher encore longtemps...
Commentaire n°7 posté par PhA le 06/04/2009 à 22h47

mercredi 1 avril 2009

une minute lumineuse comme l’histoire parfois en crée

  AIGLEFINE VI
 
Les ouvrages qui narrent les troubles la situent vers l’an 1100, lui donnant pour titre Aiglefine VI et révé­lant le nom qu’elle portait avant sa coronation, disant qu’elle était née Vanessa Stockfish dans un vivier des basses côtes et sentait mauvais. On sait aussi qu’à cette époque ceux qui menaient la science, la glose et l’éco­nomie n’eurent de cesse de la salir, par hostilité de classe et avec cette capacité pour l’effroi que possèdent les doctes ; ce que dévoilent les livres est donc tendancieux. Il est exact, néanmoins, que Vanessa Stockfish eut pour paysage d’enfance les pêcheries sovkhoziennes et les coopératives où la loi était édictée par des gueux. Sa mère lui offrit l’éducation princière qu’on peut recevoir quand on vit au cœur des bourbes, laissant ses amants lui apprendre à batifoler loin de la préoccupation du caviar. Tout autour les idéologues travaillaient à la révolte, et, lorsque celle-ci embrasa le royaume, la jeune Vanessa fut de la troupe qui investit la demeure des maîtres. La gent des pêcheries, accoutumée au dur ouvrage, s’en donna à coeur joie parmi les nobles. Dans la salle d’apparat et jusqu’aux antichambres, les cadavres indiquaient une vacance du pouvoir. Par jeu, on présenta à Vanessa la couronne royale ; celle qui allait être Aigle­fine VI en décolla les débris de tête et l’accepta. Alors advint une minute lumineuse comme l’histoire parfois en crée. Aiglefine était jolie, dotée d’une solide jugeote et peu bégueule ; elle était appréciée sur le port ; la gueu­saille lui fit allégeance. Ne comptant que sur ces courti­sans-là pour asseoir son règne, Aiglefine VI émit aussitôt des décrets d’une extrême violence. Elle confisqua les biens des richards, prônant une sorte d’égalité absolue ; les amants de sa mère en imposaient l’application à coups de tranchoir. De là vient l’aigreur des scribes, la peur de devoir désormais compter sans leurs mécènes.
Une semaine dura cette entreprise. Des soldats y mirent fin, écrasant sous la grenaille les vastes projets totalitaires de la reine. La contre-révolution fut féroce. D’Aiglefine VI on ne retrouva pas les restes.
 
Antoine Volodine, Nos animaux préférés, « Shagga des sept reines sirènes », Seuil, 2006, p. 49-50


Commentaires

En ce premier avril, je suis venu vous dire que vous venez de flairer quelque fabuleux poisson d'argent.
Volodinement vôtre.
Commentaire n°1 posté par Christophe Borhen le 01/04/2009 à 12h06
Je copie-colle le commentaire de Borhen :o)
Commentaire n°2 posté par Loïs de Murphy le 01/04/2009 à 13h44
Tout Volodine est un 1er avril - mais de quelle année ?
Commentaire n°3 posté par PhA le 01/04/2009 à 14h46