vendredi 29 mars 2013

Mon jeune grand-père (6)

 

Je passe sur la carte du 30 juillet 1916. L’essentiel est consacré à l’envoi et à la réception du courrier :  je te l’ai dit déjà je t’écris maintenant tous les quatre jours je ne peux quand même pas faire tout un livre comme ça – car si vraiment je recopiais toutes les cartes assurément j’atteindrais la taille d’un livre.
ma lampe et mes sabots dans la cantine là tout de même il parle d’autre chose mais de quoi ?
Je ne suis pas étonné que ma vareuse en toile manque.
Et voilà qu’en arrivant à la fin je me rends compte que je n’avais pas cherché à voir le destinataire car cette fois Je te quitte ma chère maman en t’embrassant de tout mon cœur et de toutes mes forces et en t’assurant que je pense souvent à toi. J’embrasse aussi bien fort mon cher papa ainsi que Geneviève et Louis et toute la famille, sans oublier Madeleine qui me rappelle que décidément moi je ne connais pas toute la famille, toute cette famille oubliée à commencer par ce si jeune grand-père que mon père non plus n’a pas connu. Ton fils qui t’aime bien fort. Edmond.
Et en effet de l’autre côté de la carte si l’adresse est la même à Quimper encore – Quimper, donc – c’est bien Madame Annocque qui en est destinataire.

mercredi 27 mars 2013

Les tranquilles abus du projet ReLire


Ouf ! Je suis un auteur exclusivement du XXIe siècle – mais à quelques mois près seulement, je l’ai échappé belle. En effet mon Affaire de regard, indisponible depuis quelque temps déjà mais parue en août 2001 n’est pas (encore) concernée par le projet ReLire  (Registre des Livres Indisponibles en Réédition Électronique), et je m’en félicite.
Voici le topo :
 
« ReLIRE vous donne accès à une première liste de 60000 livres indisponibles du XXe siècle : des livres sous droits d’auteur, publiés en France avant le 1er janvier 2001, et qui ne sont plus commercialisés.
Si les titulaires de droits ne s’y opposent pas, ces livres entreront en gestion collective en septembre 2013. Ils pourront alors être remis en vente sous forme numérique. »
 
Vu comme ça, du point de vue du lecteur (« vous »), ça a l’air plutôt pas mal. On se dit que chouette, on va pouvoir avoir accès à quelques introuvables.
Mais comme je ne suis pas que lecteur, je dois dire que le deuxième paragraphe me chatouille désagréablement. « Si les titulaires de droits ne s’y opposent pas ». Si je comprends bien, c’est à l’auteur (ou à l’ayant droit) de se manifester, sinon, on fait ce qu’on veut de son œuvre sans lui demander son avis. C’est bien ça ? Non, j’ai dû mal comprendre. Attendez, je clique sur « Vous êtes auteur », on va sûrement me rassurer.
 
« Que faire si l’un de vos livres, publié au XXe siècle, se trouve dans cette liste ?
Si vous souhaitez que vos livres entrent en gestion collective, vous n’avez aucune démarche à accomplir. En ne vous opposant pas, vous acceptez qu’une société de gestion collective exerce en votre nom les droits numériques sur le livre : elle pourra accorder des autorisations d’exploitation numérique du livre et vous versera une rémunération si le livre est exploité.
Vous pouvez remplir un formulaire en ligne sur le site dédié de la société de gestion collective pour vous faire connaître.
Si vous ne souhaitez pas que vos livres entrent en gestion collective, vous pouvez vous y opposer selon les modalités précisées ci-dessous. »
 
Ah non, on ne me rassure pas. On me prévient juste que si je ne fais rien, mon livre va être de nouveau publié, par je ne sais qui, je ne sais comment, selon les termes d’un contrat que je n’ai pas signé.
Je n’ai pas à me plaindre, remarquez : j’ai le droit de ne pas être d’accord – mais juste pendant six mois ; après, c’est trop tard. Sauf que bien entendu l’information passant comme elle passe, il y a fort à parier qu’elle échappera à bien des auteurs et encore plus d’ayant droit.
Non, si je n’ai pas à me plaindre, c’est parce qu’Une affaire de regard a été publié en 2001. Mais je me sens très concerné quand même, parce que la question de son éventuelle réédition me titille. Quand le livre a été épuisé, je trouvais que ce n’était pas plus mal au fond que le Seuil renonce à ses droits, malgré le relatif succès (au moins critique) que le livre avait connu. J’avais quelques réserves sur le texte et sur les conditions de son écriture – sur d’ailleurs lesquelles j’aimerais revenir un jour. Et puis trois lecteurs auxquels je fais confiance m’ont assuré que mes réserves étaient excessives, voire infondées. Allez, foin de la discrétion, je les nomme dans l’espoir fou de leur attirer quelques lecteurs de plus ; deux d’entre eux sont de sacrés beaux écrivains : Gabriel Bergounioux et Didier da Silva – quant au troisième, c’est Quidam. Et c’est chez Quidam bien sûr que le livre serait déjà ressorti en poche, un rien corrigé, si les soucis que l’on sait n’avaient retardé ce projet.
Bref, j’entends faire ce que je veux de mes textes. Je veux choisir mes éditeurs, comme eux-mêmes me choisissent. Relire, d’accord. Mais pas sans l’accord de l’auteur, merci.

dimanche 24 mars 2013

Avec quoi Michel Butor a-t-il rompu ?


Parfois, quand même, je suis pénible. Tout m’arrête. Par exemple, là, il y a dans Télérama de la semaine dernière une interview de Michel Butor qui va sûrement m’intéresser, en effet je suis justement dans Mobile en ce moment, c’est Claro qui m’avait (re)donné envie de Butor, remontez un peu dans son Clavier cannibale, ça n’est pas si vieux, et moi ce livre-là je l’avais depuis des années et j’avais été empêché de le lire sur le moment, c’est souvent comme ça, et du coup je l’avais un peu oublié, ou plutôt c’était dès que j’aurais un moment, mais les moments vous savez comment ça va ; et puis donc là voilà Claro qui parle de Butor peu de temps après mon mois d’août états-unien, et ainsi me voici dans Mobile et cette interview qui tombe bien – mais flûte voilà qu’avant même de la lire, ou plutôt arrêté dans ma lecture, je me mets à écrire ce billet.
Arrêté dans ma lecture (de l’interview) avant même la fin du deuxième paragraphe – c’est-à-dire en pleine intro ; Butor lui-même n’a pas encore eu la parole. En effet j’y lis (j’ai oublié de dire que c’est Marine Landrot qui parle) :
 
« Etiqueté chef de file du nouveau roman, avec la parution en 1957 de La Modification (qui vouvoyait le lecteur et décrivait par le menu le voyage ferroviaire d’un homme en route vers Rome), Michel Butor a ensuite définitivement rompu avec ce genre littéraire. »
 
Bon, ça ne mange pas de pain ; c’est juste histoire de rappeler quelques souvenirs à ceux qui ne se souviendraient plus, ça n’est vraiment pas l’essentiel du propos. Nous sommes d’accord. D’ailleurs, « étiqueté », oui, c’est tout à fait ça. Surtout « nouveau roman », on a rarement produit étiquette aussi adhésive. « Chef de file », il me semblait plutôt que c’était un autre, assez récemment disparu, dont je dois reconnaître que le travail m’intéresse moins – je me rappelle en tout cas ma surprise de jeune lecteur à voir classer les Gommes et la Modification sous la même étiquette, on ne m’aurait rien dit que je n’aurais sans doute pas fait ce rapprochement, mais bon c’est comme ça. (Et puis je me trompe : c’est vrai que Robbe-Grillet n’était pas chef de file mais pape.) « Qui vouvoyait le lecteur », c’était quand même autant et plutôt le personnage que le lecteur, mais soit. « Et décrivait par le menu le voyage ferroviaire d’un homme » ne colle pas tellement davantage à mon souvenir (certes lointain) ; je me souviens certes de cette précision du cadre et des gares qui défilent, mais surtout d’un voyage intérieur (c’est sans doute là quelque chose que j’avais du mal à rapprocher de ce que j’avais lu de Robbe-Grillet) : on partait d’un point pour parvenir à un autre, mais en soi-même. Mais enfin vous avez raison, toutes ces approximations sont sans aucune importance, on n’est pas du tout dans le cœur du propos, je peux continuer ma lecture.
Donc, je continue : « Michel Butor a ensuite définitivement rompu avec ce genre littéraire. » Ça, c’est vrai. C’est même frappant. Cette façon de tout remettre en question, en jeu, c’est précisément ce qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse d’autant plus que la Modification, justement, si l’on ne considère que le livre, ou si l’on considère que le livre est une œuvre, c’est déjà très bien. Sinon je n’en garderais pas un si bon souvenir plus de trente ans après sa lecture. Alors quoi ? « Définitivement rompu avec ce genre littéraire. » Voilà, c’est là que je deviens pénible. Sur l’emploi de ce démonstratif anaphorique : « ce genre littéraire ». De quel genre littéraire s’agit-il ? Si je lis bien Marine Landrot, regardez au-dessus, il s’agit du « nouveau roman ». Michel Butor aurait rompu avec le nouveau roman. Alors qu’à moi il me semble plutôt, dites-moi si je me trompe, que Michel Butor a rompu avec le roman, tout simplement. Vous voyez la nuance ?
Rompre avec le roman, pour un écrivain, encore aujourd’hui, c’est énorme. D’ailleurs c’est perdre l’essentiel de son lectorat – surtout aujourd’hui. Il y faut donc de puissantes raisons. C’est là qu’il y a, potentiellement, quelque chose de vraiment passionnant. Réduire cette rupture radicale à une rupture avec le nouveau roman, c’est juste, de la part d’une majorité de journalistes d’aujourd’hui, reléguer dans un passé littéraire aujourd’hui déprécié les livres d’auteurs stigmatisés par l’anti-formalisme contemporain, des auteurs dont pourtant on sait bien qu’ils ont été arbitrairement étiquetés mais qui malgré tout ne peuvent retrouver une légitimité qu’en ayant « rompu avec ce genre littéraire ».
Je veux bien qu’un article dans un journal grand public prenne quelques raccourcis, mais il y en a quand même de dangereux.
Bon, je vais quand même lire la suite : je voudrais bien écouter un auteur qui a renoncé au roman.
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jeudi 21 mars 2013

Ana Tot dit « je suis » (entre autres)


dire
 
 
je suis bien plus moi
quand je ne le dis pas
 
mais comment le savoir
si je ne le dis pas
 
dire me rajoute quelque chose
dire me rend plus j’ne sais quoi
 
plus consciente de moi-même
peut-être
et par là moins présente
 
plus consciente de ne pas être
plus présente
le disant
 
 
Ana Tot, mottes mottes mottes, éditions Le grand os, 2009, p. 11.
 
autoportrait
 
 
je suis
 
moi
+ ça
- toi
____
 
 
Idem, p. 42.
 
https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjIUiR1MTnQc2I7KunYZnoIhD5WlmGjWMb_AgvUWTXy-llBc3CrAjSYzaD1HfsSj0Qn4yoUymUUtVdT85vSGaGays1GTNGjVIsyYx1dDQHZkQh5C_aLp-PDYtwgrXI1kSy8MUfB4ZvXxNwK/s400/MottesCouv4.jpg

lundi 18 mars 2013

Mon jeune grand-père (5)

 
Le 3 août 1916. Mon cher Papa,
Celle-ci est particulièrement pâle et difficile à lire.

Visiblement j’ai pris le paquet à l’envers. C’est peut-être idiot.
J’ai reçu avant-hier ta carte du 23 et hier la lettre de maman du 21 et tes cartes des 24 et 25.
Ce temps de séparation et de privation de liberté : il réduit ce qu’il y a dire à presque rien et en même temps impose qu’on en dise le plus possible. Alors on parle essentiellement des lettres ou des cartes qu’on a reçues ou écrites et très peu de ce qu’elles disaient puisque de toutes façons n’ayant que très peu à dire elles ne faisaient sans doute que parler d’autres cartes ou lettres qui n’en disaient pas davantage. L’essentiel n’est pas ce qu’on dit mais bien de dire : dire c’est dire je suis là, je suis encore là. Je n’ai rien d’autre à dire mais si je ne le dis pas c’est comme si j’étais mort.
Le paquet de cartes et de lettres que j’ai à côté de moi sur la table de l’ordinateur il y en a combien ? Peut-être une centaine ? Plus ?
J’ai été heureux aussi de recevoir hier des nouvelles de mon oncle Eugène et de ma tante Jeanne ainsi que j’ai vraiment du mal à lire la suite. La phrase se termine par un nom propre qui ne me dit rien : Ducrot. Ils sont toujours en bonne santé et embrassent bien fort les chers petits. Ils espèrent qu’ils vont en classe et travaillent bien.
Je ne sais pas, je ne sais rien.
Le temps n’est pas trop mauvais ici non plus, il fait beau mais il y a souvent des orages. Je suis content de constater que Louis se civilise.
Ah ! Là pour une fois je sais. Louis, c’est le frère de mon grand-père, son frère aîné. Je m’en souviens très vaguement, ou plutôt je me souviens d’un film où je cours après les poules dans sa ferme. Louis ne s’était pas tellement civilisé, finalement. Il faut préciser – mais on l’aura peut-être deviné – que Louis, et Edmond, et Geneviève, ils ne sont pas du tout nés à la ferme ; leur père était officier supérieur.
Je suis heureux d’apprendre que Louise est reçue au brevet (?) (?)mes félicitations.
La suite est vraiment trop pâle. C’est quasi illisible.
… Je crois vous avoir déjà dit que nos lettres restaient dix jours à la censure avant de partir, il est donc impossible qu’elles arrivent en huit jours. Je crois pourtant que cette mesure est générale dans tous les camps. Depuis le 23 juillet, date où j’ai reçu mon premier envoi de pain, je n’en ai plus reçu, je ne comprends pas comment ça se fait que je n’en reçoive pas ; en général les (?) reçoivent assez régulièrement les envois, toutefois Daussy qui en reçoit du même endroit que moi n’en a pas reçu non plus. Dans la chambre il y a un camarade qui en reçoit
Cette carte est vraiment difficile à déchiffrer. Le carton en est plus foncé, comme s’il avait pris la lumière ; ça n’arrange rien.
Le mot "envoi" revient plusieurs fois, au lieu du mot "colis". "Envoi" c’est plus général.
J’ai l’impression que le rien est aussi pour quelque chose dans ce changement de mot. Dans ce rien (ce rien à dire en tout cas) où le non rien est constitué par la relation matérielle (colis) et verbale (cartes et lettres) avec le reste du monde, il devient légitime de distinguer la relation elle-même – l’envoi – de la chose envoyée : colis ou carte. Le colis de pain ne vaut pas seulement comme simple colis de pain, il vaut aussi en ce qu’il est un envoi : la marque que le monde extérieur existe encore.
Qu’est-ce qu’il ne faut pas que j’aille chercher dans ce rien à dire.

Dans la suite je n’arrive à lire qu’un mot de temps en temps, sauf ceci :
Voici l'adresse. Ecris au bureau de Vevey, rue de Simplon.
Vevey en Suisse ?

la bouche pleine de plancher


Ronces et chiendents terminent leur course dans la maison. Le plancher parfois disjoint se soulève sous la poussée des racines et l’abondance des rejets verts et or. Les pieds des chaises, de la table, du bahut, disparaissent dans la végétation. D’autres espèces, mutantes, couronnent des tas d’ordures fertiles.
 
Autour de cet environnement sauvage se dressent les quatre murs de la pièce austère. Quelques ancêtres dans un cadre de bois ovale y sont accrochés, et aussi Joséphine et Alexandre le jour de leur mariage, – rigidité verticale, visages fermés – puis, alignés, Paule communiante, Simone communiante, Jeannot communiant. L’histoire s'arrête là. Au-dessus de chacun d’eux, l’étoile fissurée de l’impact du clou.
 
Enfant sauvage
Jeannot le benjamin
ne trouve pas de papier pour écrire l’urgence. Les murs de la ferme paternelle sont trop blancs, trop hauts ; les murs enferment une famille qui n’existe plus. Jeannot renverse les tiroirs, déblaie les étagères, retourne les lits, arrache le plâtre, pas un papier, c’est une famille où il n’y a jamais rien eu à dire, pas une feuille, c’est un enfer qu’on porte mais qu’on ne prononce pas ; Jeannot tombe à genoux sur le plancher, Jeannot s’allonge bras en croix sur le bois, Jeannot prononce ses vœux, front collé à maman, maman enterrée sous le plancher, emplanchée, elle lui glisse à l’oreille les mots et il répète, murmure, litane, et Paule tourne autour de Jeannot, autour des deux corps l’un sur l’autre, l’un mort, c’est maman, l’autre vivant, c’est son frère, l’un cadavre, c’est la mère, l’autre fantôme, c’est Jeannot. Paule ne peut entrer, pousse Jeannot du bout du pied, de plus en plus fort, ce long corps inerte qui murmure la bouche pleine de plancher, elle le pousse, le brutalise, frappe comme dans un animal mort, lui crie de se relever :
 
– Ça suffit Jeannot ! Ça suffit !
 
Mais Jeannot se lie, vœux sacrés, mission divine et maternelle. Pas un papier dans la maison, la peau de maman sous le plancher. Le plancher, sous l’escalier, sur Joséphine, contre Jeannot. Le plancher, dalle vierge en attente. Le plancher, lattes brutes striées d’étroites lignes d’obscurité.
 
 


 
C’est le plancher de Jeannot qui s’écrit sous nos yeux. Je l’ai lu. Ça remue. Il ne me reste plus qu’à aller le voir.
http://www.rue89.com/sites/news/files/assets/image/2007/07/u1836-20070709plancherbnfinside_0.jpg

 

Commentaires

L'un des livres les plus remuants que j'aie lu cette année.
Commentaire n°1 posté par Dominique Boudou le 18/06/2013 à 22h13
Oui, c'est terrible.
Réponse de PhA le 19/06/2013 à 19h45

dimanche 17 mars 2013

L’art pour l’art


Non, on ne peut pas vraiment défendre l’art pour l’art. Ce serait comme d’encourager les gens à faire l’amour juste pour le plaisir, quoi.
 

vendredi 15 mars 2013

l’art de la distance selon Alban Lefranc


Ton père ne sait pas garder la distance, Emmett Till en est mort, tu te promets de la garder toujours.
Tu as treize ans, et un matin ton père n’a pas bu la veille, et tu mesures 1,80 m et tu es beaucoup plus grand que les garçons de ton âge et quand tu déplies l’avant-bras tu peux leur toucher cordialement l’épaule dans un geste de franche camaraderie, sans que leur avant-bras beaucoup plus court que le tien puisse en faire autant.
Tu peux être amical avec les morts et les vivants, sans qu’on le soit trop avec toi.
Tu as treize ans, et un matin tu abandonnes ton père sur le banc sous le tilleul, tu cours jusqu’à trouver ton corps, tu passes promesse auprès d’un assassiné.
Tu accomplis la parole que Dieu a prononcée.
 
Plus tard, quand tu jacteras dans les rues comme un Blanc, comme ton père, tu inventeras une histoire de vélo volé et de voleur que tu voulais casser en deux et d’un vieux flic retraité qui voulut bien t’apprendre comment hacher les voleurs de vélo, et tout le monde répètera bravement cette histoire à ta suite, et les biographes aussi, sans desserrer les dents, comme de bons petits soldats obéissants. C’est que plus tard, bientôt, tu ne pourras pas t’empêcher de jeter des histoires dans le monde, des milliers d’histoires, partout, sans cesse, et le crash punitif et divin se rapprochera de toi, inexorablement. Mais il faut vraiment ne jamais avoir couru, n’avoir jamais extrait son vrai corps au soleil, pour imaginer que Cassius avait besoin d’un voleur de vélo pour commencer la boxe, vraiment jamais.
 
Tu as treize ans, tu pèses 75 kg.
Tu ne parles pas ou presque ou seulement à un enfant assassiné.
Tu laisses ton père sur le banc, tu vas courir jusqu’au fleuve, tu trouves ton corps au bout de ton souffle, tu commences la boxe et tout de suite : tu fais l’émerveillement de ton entraîneur.
Ton père ne sait pas garder la distance et s’endort sur un banc public, Emmett non plus qui en meurt mais toi, tu sais d’instinct ne pas laisser ton adversaire s’approcher, tu sais tourner autour de lui, tu sais glisser sur la sciure du ring.
 
Alban Lefranc, Le ring invisible, Verticales, 2013, p. 72-73.
 
Alban Lefranc est aède. Ses livres chantent les héros d’un autrefois récent mais déjà mythique, avec peut-être une préférence pour ceux dont le destin a fourché, ou encore comme ici en arrêtant son récit au seuil de l’histoire déjà écrite, avant que le héros se fasse un nom – au sens propre : Mohamed Ali.. Dans l’Iliade aussi l’entrée d’Achille sur le ring est retardée. Alors pas étonnant qu’Alban Lefranc ne veuille pas, à l’origine de la légende, d’une bête histoire de voleur de vélo ; pas étonnant qu’il lui préfère, longuement, celle d’Emmett Till – on en frémit encore. Emmett Till qui ne savait pas garder la distance (la distance entre les races au début des années 60), qui en perd la vie et le visage ; faute cet art de garder la bonne distance sur le ring qui fera la gloire d’Ali – un art de la bonne distance qui est sans doute aussi celui de l’auteur à son sujet et à son personnage.
ring invisible lefranc

Commentaires

Tout cela n'a pas empêché ce champion de souffrir des répercussions des coups reçus...
Commentaire n°1 posté par Lza le 16/03/2013 à 09h43
Un crash annoncé.
Réponse de PhA le 17/03/2013 à 13h51
C'est toujours un plaisir de découvrir vos pêches. Je ne connaissais pas Alban Lefranc.
Merci.
Commentaire n°2 posté par Michèle P le 16/03/2013 à 10h49
Eh bien voilà.
Réponse de PhA le 18/03/2013 à 18h18

mercredi 13 mars 2013

des tutoiements qui ont des allures de menace


Il dit : la confiance, ça ne sert à rien. De nos jours, le client est volatil, il n’a que faire de la confiance, ce qui compte, c’est du one shot et avec le plus gros chiffre possible en une seule fois. C’est ça, le commerce, ma cocotte ! Le client est volatil et ton chef t’appelle ma cocotte au bout d’un mois de boulot. Tout cela parce que tu as étudié la veille les bons chiffres de vente de l’ancêtre. Et émis l’hypothèse que sa clientèle lui était fidèle, lui faisait confiance. Et conclu que se séparer de lui risquait de plomber le chiffre d’affaires. Et que le chiffre d’affaires constituait ton objectif majeur, le seul passible de renvoi et marqué dans ton contrat d’embauche. Mais le chef (avec aujourd’hui une chemisette hésitant entre un vert d’eau et un bleu olivâtre) est intransigeant sur ce point. Tu comprends (ma cocotte) ce n’est pas moi qui décide. L’ancêtre, je m’en fous, je le garderais bien, mais il déplaît en haut lieu, il gêne, il n’est n’une survivance de là où nous ne voulons plus aller. Il nous faut de la rupture. Il tape du tranchant de la main sur son bureau, les poils des avant-bras tremblent. Tu sursautes. Il est content de son effet, fait mine de recommencer, mais sa main retombe mollement cette fois. Puis, de nouveau conciliant, il sourit, se lève, écarte les persiennes de son bureau. Dans la cour, on entend les camions qui manœuvrent. Il tente d’ouvrir la fenêtre, mais elle résiste. Font chier, avec leur clim, on doit tout calfeutrer. Se renfrogne. Tu le regardes s’agiter, puis contourner le bureau et venir s’affaler pesamment sur le canapé de cuir blanc (cadeau d’un fournisseur) appuyé au mur d’en face. Il te regarde, vaguement absent ou absorbé par quelques pensées confuses, bras en croix étalés sur le dossier du canapé, la chemisette vert d’eau ou bleu olivâtre sur le grain immaculé d’un cuir de buffle. Il te toise, assis plus bas que toi, ses auréoles aux aisselles, et toi à deux mètres de lui sur la chaise à roulettes devant le bureau, tu te sens mal à l’aise, presque déshabillée, et tu crispes tes pieds croisés derrière le pivot du siège. Ce matin, tu as remis un jean. Après le séminaire, tu t’y sentais autorisée. Jusqu’ici tu n’avais osé que les tenues classiques qu’on t’avait conseillées à l’école de commerce, la plupart du temps un pantalon de tergal noir, une veste courte assortie et un chemisier blanc. Mais, à part les représentants affublés d’une cravate, ceux qui travaillent dans les bureaux sont en tenue décontractée, comme la responsable des finances toujours en robe indienne et qu’on entend arriver au fond du couloir dans des cliquetis de colliers extravagants. Là-bas, d’ailleurs, dans ton précédent travail aux articles de sport, le jean était ta tenue habituelle et… Il répète sa phrase et tu t’aperçois que tu n’as pas écouté : La rupture, il faut jouer la rupture. Je suis sûr que tu m’as compris. Il y a des tutoiements qui ont des allures de menace. Tu penses en cet instant précis à ta sœur, sans savoir pourquoi cette pensée vient s’incruster dans ce bureau d’arriviste à canapé de cuir blanc, reproduction de Gauguin et Picasso sur les murs et l’inévitable balle de golf négligemment posée sur le plateau en verre du bureau. Elle vient te voir ce week-end, ta petite sœur. Ton chef continue : Mais, après tout, c’est toi la responsable des ventes. A toi de me démontrer comment il faut réorganiser l’équipe pour conserver le même volume d’activité en se séparant de l’ancêtre.
 
Thierry Beinstingel, Ils désertent, Fayard, 2012, p. 23-25.
 
http://www.entre-temps.be/wp-content/uploads/97822136688262.jpg

Commentaires

Ça fait froid dans le dos. Et Thierry Beinstingel sait de quoi il parle...
J'avais lu CV roman et j'ai sur mes étagères 1937, Paris-Guernica...

Commentaire n°1 posté par Michèle P le 13/03/2013 à 10h17
Oui. Dans celui-ci, entièrement à la 2e personne, il y a deux personnages : un tu qui s'adresse à la jeune femme, ce tu faussement familier du milieu professionnel d'aujourd'hui ; et un vous qui s'adresse à l'ancêtre (qu'elle doit licencier), qui représente aussi une autre époque et un autre rapport au travail.
Réponse de PhA le 13/03/2013 à 15h53
L'entreprise est une plate-forme...éjectante. Mais il arrive que ces éjections soient suicidaires pour elle.
Commentaire n°2 posté par Lza le 13/03/2013 à 17h23
On pourrait penser que vous avez lu le roman.
Réponse de PhA le 17/03/2013 à 12h11
Je ne l'ai pas lu, mais ça tombe sous le sens.
Commentaire n°3 posté par Lza le 17/03/2013 à 16h57
Je m'en doutais bien.
Réponse de PhA le 18/03/2013 à 18h20
Thierry Beinstingel vient d'obtenir pour son 7e livre "Ils désertent", le 9e prix Amila-Meckert attribué par le conseil général du Pas-de-Calais et Colères du présent.
Commentaire n°4 posté par Michèle P le 02/05/2013 à 15h10
Ah, c'est bien ! (Et j'aime beaucoup Colères du Présent aussi)
Réponse de PhA le 02/05/2013 à 18h58

lundi 11 mars 2013

Mon jeune grand-père (4)

 
Le 8 août 1916. Mon cher Papa,
Celle-ci est particulièrement pâle et l’écriture est encore plus fine et serrée que les deux autres. C’est la première fois que je remarque que l’éclairage est vraiment insuffisant devant l’ordinateur. Quand j’ai recopié les précédentes au contraire sous le velux il faisait très clair.
Depuis ma dernière carte j’ai reçu ta lettre du 26 et tes cartes des 27 28 et 29, ainsi qu’une lettre de Geneviève et Tante Marie du 26.
C’était donc déjà peut-être Tante Marie tout à l’heure – dans quelques jours, puisque les cartes ne sont pas bien dans l’ordre. Mais je ne sais pas vraiment qui c’est. Mon père doit le savoir. Geneviève au contraire je le sais très bien. Je me souviens d’elle. Un peu. En fait  je me rappelle surtout la maison d’Arras tout encombrée et mon cousin et moi qui jouions là-dedans. Je ne me rappelle pas y être allé plus d’une fois. Les autres fois je devais être trop petit.
Geneviève c’est donc la sœur de mon jeune grand-père. Ce doit être une jeune fille, ou une toute jeune femme.
Je ne répondrai ni à l’une ni à l’autre et je te charge de les remercier et de les embrasser bien fort de ma part. Je crois t’avoir dit que j’avais reçu de bonnes nouvelles de M. Demarets. (Ou peut-être Demiarets.) J’ai reçu aussi tes 2 paquets des 19 et 21. Ils étaient en bon état et les gâteaux étaient très bons. Les raisins étaient une très bonne idée.
Les raisins ? … Des raisins secs, peut-être.
J’ai reçu le 4 un colis de pain. Nous nous sommes fait photographier tous ceux du régiment, elle n’est pas très réussie. Nous recommençons cet après-midi. Mais ils ont tous reçu leur tenue et je vais être le seul avec mes vieilles frusques. Pour la veste de toile vous avez bien fait. Du reste le temps ne reste jamais beau très longtemps. Nous pouvons recevoir tous les bouquins que nous voulons du moment qu’il n’y a rien contre l’Allemagne dedans. Je t’ai dit dans ma carte précédente ce que je désirais (lecture et travail). Bien que je n’aie pas beaucoup la tête à travailler je m’efforcerai tout de même de revoir mes cours pour ne pas être trop nul si j’ai des examens à passer en rentrant. Geneviève m’a demandé dans sa lettre si j’avais reçu des nouvelles de ma marraine. Je lui avais envoyé une carte et elle m’a répondu de Londres où elle est en ce moment, elle me promet de m’écrire souvent pour me distraire.
Donc Tata a séjourné à Londres. Si je lis bien.

Si ça se trouve ce n’est pas Londres du tout. Ça ne serait pas plutôt Lourdes ? Ça me paraît bien plus vraisemblable. (Mais j’aurais bien aimé que ce soit Londres.)
Geneviève me demande aussi ce que je fais de ma toute une journée. Je ne fais pas grand-chose. Je me lève à 8 heures. Je fais ma toilette et déjeune. A 9 h appel. Après l’appel je fais quelques tours dans le parc puis je vais voir si j’ai des colis, si j’en ai cela me prend ½ heure ou ¾ d’heure. Puis je lis les journaux et des bouquins jusqu’à la soupe qui est une semaine à 12 et une semaine à 13 h. L’après-midi je fais un peu d’allemand ou je lis ou j’écris. A 4h je fais le chocolat pour nous 2 Daussy puis je bricole jusqu’à la soupe qui est à 6.30 ou 7.30. Ensuite je fais quelques tours de parc jusqu’à l’appel de 8.30. Après on joue aux cartes ou on lit jusqu’à 11 heures et c’est tout. Je te quitte mon cher Papa en t’embrassant bien fort et de tout mon cœur ainsi que ma chère maman et toute la famille. EA
 
Voilà. Cette vie de prisonnier : ne pas faire grand-chose. Pour ainsi dire : rien. Tous les jours la même chose, et le même rituel minuscule et vaguement absurde des colis – absurde par la place qu’il prend – qu’il prend parce qu’il y a toute la place. Seule activité véritable, principal sujet.

Je suis presque obligé de me dire qu’il n’y a pas de relations entre l’emprisonnement de mon grand-père pendant la guerre de 14 et ma fascination pour l’œuvre de Beckett.

Voilà, je l’écris, et comme ça c’est encore plus absurde.

La dégradation du sujet est l’expression la plus directe de la vie dégradée. De la vie de merde, pleine de vide. (La mort ça aurait pu être une tranchée nettoyée au lance-flamme dont ils n’ont été que deux à sortir, cueillis par les Allemands ; naturellement il n’en sera pas question.)


dimanche 10 mars 2013

Mon jeune grand-père (3)



 
Le 16 août 1916
Mon cher Papa
Le 13 et le 14 ont été une bonne journée pour moi. Le 13 j’ai reçu tes 2 cartes des 3 et 5 et la lettre de maman du 2. Le 14 la lettre de papa du 4 et une lettre de ma Tante du 6 et une de Lucie du 25. Com Je te charge donc de leur répondre à toutes deux et de les remercier. Comme colis j’ai reçu les n°s 26 et 28. Ma Tante m’annonce un colis de gâteaux. Le 14 je vous ai envoyé une photographie : c’est la 1ère celle où je ne suis pas très bien. J’en ai une autre que je vous enverrai dans quelques jours.
Il y a l’équivalent de trois lignes gribouillées au crayon de couleur violet, on dirait presque du feutre. Sous le gribouillage il n’y a rien à lire, pas une lettre.
Je n’ai pas oublié que c’était le 15 août hier et j’ai communié. J’ai bien reçu les cartes à jouer. Nous n’avons pas non plus de nouvelles précises de Robert, on sait seulement qu’il était grièvement blessé à la jambe. Certains disent qu’ils l’avoir vu mort, mais aucune certitude. Je suis suffisamment monté en chemises caleçons mais 1 flanelle de plus, quelques mouchoirs serviettes et 1 main de rechange seraient nécessaires. (Une main ?) Comme chaussettes comme c’est assez difficile de les raccommoder, envoies-en de temps en temps je mettrai les trouées de côté. Nous pouvons recevoir toutes sortes de photos du moment qu’elles ne représentent que des personnages. Envoyez-moi aussi du café en grains et un filtre unitasse pour varier de temps en temps avec le chocolat (deux mots que je ne parviens pas à lire. Du sucre ?) SVP. Ma tante et Lucie demandent mes occupations réponds. Je te quitte mon cher Papa en t’embrassant bien fort et de tout mon cœur ainsi que ma chère maman et toute la famille. Ton fils qui t’aime bien. EA
J’ai communié j’ai reçu les cartes à jouer et Robert est peut-être mort. L’enfermement est aussi le petit rectangle de carton identique à tous les autres où les mots se collent les uns aux autres. Promiscuité jusque dans l’écriture, qui s’en ressent.

Je ne sais pas non plus qui est Robert. Mon père avait bien un cousin qui s’appelait Robert  mais il n’a pas été blessé à la jambe pendant la guerre suivante. Rien à voir.

vendredi 8 mars 2013

silence satoris

J’aimerais bien écrire quelque chose sur le livre le plus silencieux deFrançois Matton. Quand on aime il faut il le dire et c’est souvent à cet instant que le bavard en moi ne trouve mot. C’est peut-être aussi parce qu’Eric Chevillard s’est servi avant moi, lisez donc, et je suis bien content pour François, parce que les honneurs du Monde, avec ou sans majuscule, ce n’est pas rien, surtout quand ils sont à la fois aussi justes et aussi justifiés. Qu’est-ce que je pourrais bien rajouter à ce bel article ? Que ce livre, moi qui suis l’auteur sur son blog depuis des années, qui ai lu les deux précédents, sans compter celui qu’il acommis en commun avec notre ami Didier, j’ai éprouvé en l’ouvrant quelque chose comme le sentiment d’une évidence, que c’était le livre que j’attendais de lui maintenant, le plus mattonien de ses livres, et en même temps et singulièrement peut-être le plus universel. Mais je sens que je vais retomber dans les mots d’Eric Chevillard, alors dépêchez-vous d’aller lire son article si ce n’est pas déjà fait, et revenez ici voirlire voir lire (il faudrait dire les deux en un seul mot) quelques poèmesdessins pages satoris.
satoris-1.JPGsatoris-2.JPGsatoris-3.JPG
François Matton, 220 satoris mortels, P.O.L, 2013.
Cliquez donc pour mieux voir lire voir lire. Cliquez donc, c’est mieux.

jeudi 7 mars 2013

Quidam en Charybde, 2ème partie


Deuxième partie de la soirée Quidam à la librairie Charybde (allez donc faire un tour à l’occasion au 129 rue de Charenton, à trois pas de la Bastille et deux de la Gare de Lyon) pour écouter cette fois-ci dans l’ordre Pascal Arnaud à propos de B.S. Johnson, histoire d’un éléphant fougueux, de Jonathan Coe ; Michel Volkovitch, traducteur des auteurs grecs du catalogue Quidam (Menis Koumandareas, Ersi Sotiropoulos, Ziranna Zateli) ; Pascal Arnaud de nouveau présentant votre serviteur avant que je ne balbutie quelques mots sur la Persistance du froid de Denis Decourchelle ; Pascal Arnaud à propos de Reinhard Jirgl ; Claro sur Tout passe de Gabriel Josipovici qu’il a traduit pour Quidam ; Hugues Robert (de Charybde) sur Ron Butlin, Paulus Hochgatterer, David M. Thomas ; enfin Pascal Arnaud sur le roman à paraître le 20 de ce mois-ci de Catherine Ysmal, Irène, Nestor et la vérité.
Voilà, tout cela un peu long, mais en réalité c’est beaucoup trop court.


Commentaires

"Car la Persistance du froid est aussi une évocation de ce qu’on ne peut pas exprimer, et ce n’est pas un hasard si le jazzman arrête de jouer, l’actrice se retire, l’anthropologue se noie, et le cosmonaute, premier homme à avoir eu depuis son hublot une vision totale du monde, est réduit au silence… "
"... une évocation de ce qu'on ne peut pas exprimer..."
En effet, c'est un peu le sentiment que j'ai eu en vous écoutant en parler (de votre belle voix grave:)) alors que dans le texte de votre lien vous exprimez très clairement justement ces mots qu'il faudrait aller chercher dans la musique, cette "opacité" qui peut nous toucher dans un texte. Et pour le coup, vous défendez bien cet auteur qui mérite sûrement plus de lecteurs.
Merci pour ce partage vidéo.
Commentaire n°1 posté par Ambre le 07/03/2013 à 22h24
Et merci à vous pour ce beau commentaire.
Réponse de PhA le 10/03/2013 à 12h32
J'ai attentivement suivi ces deux vidéos. Deux constats : 1) je ne me suis pas trop trompée sur les livres que j'ai déjà lus même si ma compréhension n'a pu être que partielle (il faut relire), 2) j'ai envie de lire tous les autres, ce que je ferai.... Très communicative : la passion de l'éditeur pour "ses" auteurs et leurs livres.... Merci encore.
Commentaire n°2 posté par Michèle le 10/03/2013 à 13h17
Ah oui, c'est un authentique passionné.
Réponse de PhA le 10/03/2013 à 13h49

mercredi 6 mars 2013

Quidam en Charybde, 1ère partie

 
Tout le monde n’a pas eu la chance d’assister à la belle soirée consacrée à Quidam éditeur le 21 février dernier à la librairie Charybde. Alors pour les absents voici, grâce à l’habileté de pirates discrets, un aperçu de cette soirée – ou du moins de sa première partie, la suite viendra demain. Vous pouvez entendre dans l’ordre les voix de Pascal Arnaud (Quidam) évoquant le Bord du ciel de Maïca Sanconie, de Maïca Sanconie parlant de Imelda de John Herdman qu’elle a traduit pour Quidam, et de Lithium pour Médée de Kate Braverman, puis c’est Laure Limongi qui parle de BS Johnson auquel elle a consacré une partie de son essai Indociles, en duo avec Vanessa Guignery (traductrice de la monumentale biographie que Jonathan Coe a consacrée à BS Johnson), après quoi Pascal Arnaud présente Romain Verger (Zones sensibles, Grande Ourse, Forêts noires) qui évoque Crevasse, le premier roman de Pierre Terzian, puis on écoute Claro (traducteur notamment de Moo Pak de Gabriel Josipovici chez Quidam) qui nous parle de la Femme d’un homme qui de Nick Barlay, enfin Pascal Arnaud de nouveau à propos de Rome, regards, de Rolf Dieter Brinkmann.

 

mardi 5 mars 2013

Enig Marcheur et la langue en morts-sots


Voilà, j’ai donc lu Enig Marcheur, de Russell Hoban, dans la traduction de Nicolas Richard, il fallait le faire, et dans la superbe édition de Monsieur Toussaint Louverture : l’objet lui-même est une petite merveille. La traduction, oui, il fallait la faire et le faire puisque le livre n’est pas traduit de l’anglais en français mais du riddleyspeak en parlénigm.
Dans un futur lointain et post-apocalyptique, le monde entier n’est plus que débris, et la langue elle-même est en morts-sots. Ce n’est pas que la dégradation d’une langue parlée par des hommes revenus à l’âge de fer (c’est cela aussi) ; c’est la contamination dans le langage lui-même d’une obsession partagée par tous de la fission. On a oublié les sources des Nergies qui a causé le Grand Boum, mais on n’a pas oublié qu’il avait été question de diviser l’indivisible. Dans une nouvelle mythologie des origines, notre Adam et notre atome ont fusionné en un Adom le Ptitome, dont le destin est d’être écartelé. Cette 2alité qui hante l’esprit de chaque homme se retrouve dans la fission de la langue, une phonétique qui réinvente les racines des mots et double ainsi les interprétations possibles, comme j’essaie de vous le montrer par mes exemples de parlénigm, dont au bout de ma lecture j’ai fini par retenir quelques birbs.
Dans ce monde – réduit pour nous à un Kent où Canterbury est Cambry – le pouvoir (très relatif) est détenu par des maris honnêtis qui, la main dans leurs pantins de bois, tentent de perpétuer et d’interpréter le Grand Boum, les causes de l’état dans lequel se trouve le monde. Emplis de la honte de ce qui s’est passé et d’être condamnés à ne jamais revenir à la hauteur des ancêtres qui avaient des bateaux dans lésert, ils tentent de redécouvrir le secret des Nergies. Enig, le narrateur, suit sa route et son destin – ses sentiments et sa conscience que le hasard n’existe pas bien davantage que sa raison –, se lie d’amitié sans comprendre comment avec les chiens qui jusque là dévoraient les hommes, et devient le premier nouvel écrivain.
La langue pourrait rebuter mais non, pas du tout : elle est partie intégrante et essentielle du projet et l’on s’y fait très vite. Le rôle que lui fait jouer Russell Hoban est essentiel comme la langue est essentielle à la littérature, et lorsque l’on tombe sur un passage rédigé en français d’aujourd’hui – qui précède immédiatement celui que j’ai cité hier – et que celui-ci est réinterprété à l’aune du parlénigm et des connaissances lacunaires des personnages, on touche à quelque chose de vertigineux et d’émouvant – et l’on tire son chapeau au traducteur, Nico-Larry Char, qui a su nous conduire sur ces routes improbables.


http://www.monsieurtoussaintlouverture.net/image/Enig/Faux_livre_Enig.jpg

 

Commentaires

Je crois que pour moi, il en sera de ce livre comme des vôtres. La peur de ne pas savoir les lire... Hâte de vérifier.
Commentaire n°1 posté par Michèle P le 05/03/2013 à 13h24
N'ayez pas peur. Il fait noir mais on vous tient la main.
Réponse de PhA le 05/03/2013 à 18h50
Vais me le chercher samedi. Où comment on ne sait pas résister à la tentation non exagérement médiatisée... ;-)
Merci pour ce bel article.
Commentaire n°2 posté par Virginie_H le 05/03/2013 à 14h20
C'est bien de savoir ne pas résister à la tentation !
Réponse de PhA le 05/03/2013 à 18h51
Ajouter que j'ai bien aimé lire le parlénigm de Dominique Hasselmann en réaction à l'image de votre précédent billet... :)
Commentaire n°3 posté par Michèle P le 05/03/2013 à 18h11
Il faut l'appeler pour lui dire. Dos Mini Cassé l'Mann !
Réponse de PhA le 05/03/2013 à 18h57
Vertigineux aussi le travail de "Nicolas Richard" ?!
Je pense que la jeune génération n'aura aucun mal à lire à cet ouvrage; pour ma part je craindrais l'amig reine (0_0)! Cependant, la lecture faite à haute voix via votre lien est convaincante. Un roman prémonitoire sur le devenir de la langue? Intéressant en tout cas. Merci de nous le faire découvrir.
Commentaire n°4 posté par Ambre le 05/03/2013 à 18h31
Oh oui, vertigineux. Et dans ce passage-là tout à fait étonnant, pour rendre compte des couches de signification superposées par le téléscopage de plusieurs mots dans un seul, qui ne peuvent évidemment pas passer tels quels d'une langue à l'autre. Je vous assure que vous n'avez pas à craindre l'amie graine qui ne vous veut que du bien.
Réponse de PhA le 05/03/2013 à 19h06
@ Ambre
Ambre, je me permets de vous saluer. Nous avions sympathisé chez Solko, si vous vous rappelez, et nous étions promis des crêpes si nous faisions certaines lectures... Depuis vous avez créé un blogue que j'ai découvert il n'y a pas longtemps (lien chez notre ami Dominique Chaussois dont le nom aujourd'hui serre la gorge).
Commentaire n°5 posté par Michèle P le 05/03/2013 à 18h43
@ Michele P.
Solko oui je me souviens, j'avoue avoir été obligée de me limiter pour mes blogs favoris pour ne pas passer mes journées sur Internet.
Des crêpes... liées à la littérature? J'ai la mémoire qui flanche (je parle sérieusement).
Commentaire n°6 posté par Ambre le 05/03/2013 à 20h52
Oui il s'agissait de payer des crêpes à celle qui lirait en entier La Recherche et puis l'Ulysse de Joyce. Pour Joyce, vous m'aviez dit : je vous offre les crêpes tout de suite :)
Je vous soupçonne d'avoir oublié tout ça :) C'est marrant comme dans les échanges au fil des ans, les souvenirs des uns et des autres ne sont sûrement pas les mêmes, chacun poursuivant sa route, riche de mille birbs :)
Commentaire n°7 posté par Michèle P le 05/03/2013 à 21h25
Oh je suis désolée. je m'en souviens maintenant que vous me le dites. Du coup je me souviens de plein de trucs chez Solko. Je suis une "lâcheuse".  Mais il faut savoir que j'ai de longues périodes où je ne commente plus (même ici) ce qui ne m'empêche pas de lire tous les billets, sans lire les commentaires de mes blogs favoris... qui se comptent aujourd'hui sur les huit:)) doigts d'une main tout de même.
Voilà.
Commentaire n°8 posté par Ambre le 05/03/2013 à 22h01
@Ambre, encore :)
Ne vous inquiétez pas je crois que les choix font partie de la vie et il est moultes blogues que je porte dans mon coeur sans les fréquenter assidûment.
Je recherchais où j'avais vu le lien vers votre blogue et me demandais si je perdais la boule puisque dans vos signatures de commentaires vous ne mettez jamais le lien. Ni ici, ni chez Depluloin. En fait c'est dans le corps de votre commentaire chez Philippe Annocque, à propos du pont Firmin. Adresse à laquelle écrivait Edmond, son "jeune grand-père".
Commentaire n°9 posté par Michèle P le 05/03/2013 à 22h11

lundi 4 mars 2013

exégèse du futur


Bon dès que j’ai des buté la lecture j’ai du reco net : Je conné meum pas la 1/2 de ces mots. Céquoi une Légende ? Comment pro noncer un S max avec ptit t ? »
Bonparley a dit : « Je peux t’en spliquer le sanciel. Y a des bouts plus faciles à saizir que d’aurts y a des birbes on saura jamais pour sur ce que ça gnifie. Cet écrit parle d’une sort d’imaj ou de dyagamm. Mais que on a pas l’imaj touss qu’on a c’est l’écri. Probab que cette imaj été une sort descrets parsq cet écri (je veux pas dire l’écri que tas antre les mains je veux dire l’écri de l’époc d’entend quest écri tout comme) c’est probab des screts. Ça cest blip y ficatif cest pas just ce que ça semblé être cest le sygne et la pyste d’aurt chose. Une Légende c’est l’imaj quest décrite ce qui se gnifie fresq s’effet avec une sort de peintur pelé fidélité.
 
Russell Hoban, Enig Marcheur, dans l’héroïque traduction de Nicolas Richard, Monsieur Toussaint Louverture, 2012, p. 158-159.
 
C’est un extrait d’une exégèse, dans un futur lointain et post-apocalyptique, de l’ekphrasis contemporaine d’une fresque religieuse du XVe siècle. Je ne peux pas en recopier tellement plus parce que ce serait déjà trop dire. C’est proprement vertigineux.



Commentaires

Quan tou sra ékri su lé murres ah lor on verrat lé piaires lé sie ments lé krépis qui joues rond o scribbes impa cibles en plain dan le 1000.
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 04/03/2013 à 18h24
Pas vrai qu'il est beau mon mur ?
Réponse de PhA le 05/03/2013 à 18h45
Boloss est entré dans le dictionnaire.
Les académiciens eux-même précipitent la chute.
Commentaire n°2 posté par Thyone le 04/03/2013 à 20h42
On peut espérer que même la langue détruite la littérature survivra, puisqu'elle vit essentiellement de l'impossibilité de dire.
Réponse de PhA le 05/03/2013 à 18h47
Entre les lèvres les yeux tanguent et la gorge respire, c'est beau, c'est autre.
Commentaire n°3 posté par Anastasia le 04/03/2013 à 21h17
Oui.
Réponse de PhA le 05/03/2013 à 18h48
Ce sont des arrachements, ça résiste, ça érafle, c'est mouvant, étranger, vivant, c'est comme une danse, à l'écart, ou de la peau, ça pousse, c'est de la musique. 
Commentaire n°4 posté par Anastasia le 04/03/2013 à 21h31
C'est un livre qui ne devrait pas vous laisser indifférente.
Réponse de PhA le 05/03/2013 à 18h49

samedi 2 mars 2013

Mon jeune grand-père (2)

 
Annocque Edmond
Sous-lieutenant
 
Mon jeune grand-père.
 
Stübe 79
Offiziergefangenenlager
Reiden in Posen
 
Je ne suis pas sûr de bien lire.

L’essentiel est au dos.

D’abord on est rebuté : c’est écrit tout petit, tout serré ; il n’y a pas de paragraphe et c’est clairement la surface du carton et la taille de l’écriture qui détermine la longueur du texte.
 
Le 12 août 1916. Mon cher Papa,
J’ai reçu tes cartes des 31 et du 1er ainsi que la lettre de maman du 30. J’ai reçu également une lettre de ma Tante Maria du 1er. J’ai été heureux d’apprendre qu’elle allait toujours bien et qu’elle ne s’ennuyait pas trop. Elle est allée deux fois chez Marie-Louise qui est également en bonne santé ainsi que sa famille. Comme colis j’ai reçu le 10 le colis n° 27 et aujourd’hui un colis de pain. Mais je n’ai pas reçu le 26. Nous deux Daussy, nous sommes en ce moment dans la mouise, nous n’avons plus de conserves, ni cacao ni sucre. Heureusement qu’on nous a augmenté la ration de pommes de terre, alors on se rabat sur les légumes. D’après ce que tu m’écris tu n’as pas dû recevoir ma carte du 6. J’espère qu’il n’en sera pas de même pour celle où je demande ma tenue. J’ai hâte de la voir arriver car je suis sale et ma culotte commence à être usée jusqu’à la trame. A ce sujet je crois qu’il me faudra une autre culotte pour ne pas user trop vite celle de mon complet. Mais une culotte c’est embêtant : il faut mettre des guêtres ou des bandes. J’aimerais mieux un pantalon et comme je trouve qu’un pantalon bleu horizon ce n’est pas beau, je te demande de m’en faire faire un rouge. Fais-moi faire quelque chose de pas trop cher assez solide et pour l’hiver. J’attends aussi avec impatience les bouquins que je t’ai demandés. Dire que j’aurais déjà tout cela si ma lettre de Mayence ne s’était pas perdue. Je ne sais si je t’ai dit que je m’étais abonné à la Gazette des Ardennes. Cela me permet d’avoir un peu des nouvelles de notre région. Je suis abonné à un journal allemand ce qui me permet de lire les communiqués. Je les traduis et cela me fait passer un peu de temps et m’apprend en même temps des mots. Dis à maman que je n’oublie pas que c’est mardi le 15 août. Je pense bien à vous, ainsi qu’à toute la famille ; mais je pense surtout à ma chère maman qui doit bien s’ennuyer toute seule. Je te quitte mon cher Papa en t’embrassant bien fort ainsi que ma chère Maman et toute la famille. Mon meilleur souvenir à tous les amis. Une caresse à bibi. Ton fils qui t’aime de tout son cœur. Edmond.
 
Je ne sais pas qui est la tante Maria. Une tante Marie ça me dit bien vaguement quelque chose mais là je crois bien lire Maria. Je ne sais pas non plus qui est Marie-Louise. Ma tante s’appelait Marie-Louise mais on ne l’a jamais appelée Marie-Louise. Mais ma tante n’était pas née en 1916.

En 1916 mon grand-père était prisonnier de guerre il n’était pas marié il n’avait pas d’enfant.

Quand il a eu une fille il l’a appelée Marie-Louise. Ou bien c’est ma grand-mère qui l’a appelée Marie-Louise, on ne peut pas savoir. Ensuite il a eu un fils qui plus tard est devenu mon père. Ensuite il est mort.

 Apparemment il avait chopé quelque chose pendant qu’il était en camp de prisonniers dont il n’a jamais guéri. Ça avait rapport avec l’alimentation.