Liquide, Quidam éditeur, 2009.
sur papier :
A travers le récit d'un homme
en quête d'identité, Philippe Annocque compose un texte d'une familière
étrangeté.
Il ". " Elles ". Un homme au bord
d'un fleuve. Les femmes (Suzanne, Angélique, la mère) qui l'ont traversée, sa
vie. C'est à partir d'un cliché (le lieu commun selon lequel la vie poursuit
son cours, charriant et confondant à la manière d'un fleuve ses
alluvions-souvenirs), que Liquide, récit inattendu et discret de
Philippe Annocque, dit justement l'usure, celle d'un être autant que celle des
mots, et montre comment, par menues et presque imperceptibles dérives, une vie
se trouve emportée malgré elle très loin de son lieu de départ. Il fait en
effet transparaître le continu glissement d'un homme plongé dans sa mémoire
(" la mémoire qui parfois impromptue hors de tout contrôle remonte à
la surface comme une sorte de nausée liquide, heureusement fugace ")
pour arriver à y inscrire dans une succession sensée le désamour avec la
dernière femme aimée.
Pas de drame intime, juste l'effritement de soi. Presque doux. Le vertige de l'interchangeable et de l'effacement des traces : " Finalement ce n'est pas si étrange, cette facilité avec laquelle tout cela s'est effacé peu à peu, les noms et les visages,/ jusqu'à ne plus laisser au fond de la mémoire qu'une photo aux formes floues et colorées où l'on ne croit plus distinguer que des éclats de rire collectif sur des faces à jamais imprécises. " L'identité de cet homme s'avère friable, formée qu'elle est par les rêves des autres et les petites décisions prises comme à l'insu de soi. Les mots mêmes, dans leur signification qui tremble, enrôlent et façonnent : " infidèle ", " cocu ", " aventure ", " regret "... L'auteur s'efforce de saisir dans l'écriture ce léger décalage qui distille la familière étrangeté, grâce à une très grande sobriété et au refus de " se payer de mots ". Pas rendre transparente la conscience, mais restituer ce qui n'est plus. Clignotements de présence. " Tropismes " à la Sarraute.
Ce quatrième livre de Philippe Annocque avance et se retire par surimpression d'images et de souvenirs, un peu à la manière des plans du film Le miroir du cinéaste Andreï Tarkovski : des larmes " oubliées et silencieuses de petit enfant chagrin ", une chasse d'eau, du pus, la femme qui perd les eaux, du sperme, toute une archéologie incertaine des liquides. L'être inscrit en filigrane de ce texte est une forme qui fuit (au double sens de " perte " et de " fugue ") et coule dans des moules qu'on a préparés ou placés en regard pour lui : " L'être était encore cette substance amorphe dérivant au hasard dans la quête aléatoire d'une autre qui par réaction y provoquerait une sorte de précipité,/ il n'était encore que la variable apparence d'un possible qui lors d'une conjonction incertaine pourrait se voir donner l'occasion d'accéder à un degré supérieur de réalité,/ et à propos duquel un regard extérieur et étonné dirait peut-être " ça prend " (l'amour ?)/ comme on le dit du plâtre ou de la confiture à l'instant où cessant de couler ils prennent enfin leur nom.
Une nouvelle forme se modèle ; une ancienne se verse dans l'imaginaire. C'est une voix ténue, sans nom ni aspérité pour la fixer, un mince filet, qui nous retient à peine, au début, si terne, qui peu à peu pourtant prend de l'ampleur et s'insinue en nous. Prose poétique entrecoupée de blancs, " courant de conscience " ou " torrentueux égout intérieur " d'une identité paradoxalement sans " dedans " - à grand-peine une personne, pas même un personnage, difficilement un " je " dont le reflet dans l'eau vacille. Et c'est peut-être bien ça, en fin de compte, la littérature : quelque chose comme une voix qui sourde et fait se fissurer les clichés, quelque chose qui correspondrait à ce phénomène physique qu'est la surimposition, et qui amène un cours d'eau à entailler, du fait de son enfoncement, des couches de terre, des roches différentes de celles sur lesquelles il s'était installé.
Pas de drame intime, juste l'effritement de soi. Presque doux. Le vertige de l'interchangeable et de l'effacement des traces : " Finalement ce n'est pas si étrange, cette facilité avec laquelle tout cela s'est effacé peu à peu, les noms et les visages,/ jusqu'à ne plus laisser au fond de la mémoire qu'une photo aux formes floues et colorées où l'on ne croit plus distinguer que des éclats de rire collectif sur des faces à jamais imprécises. " L'identité de cet homme s'avère friable, formée qu'elle est par les rêves des autres et les petites décisions prises comme à l'insu de soi. Les mots mêmes, dans leur signification qui tremble, enrôlent et façonnent : " infidèle ", " cocu ", " aventure ", " regret "... L'auteur s'efforce de saisir dans l'écriture ce léger décalage qui distille la familière étrangeté, grâce à une très grande sobriété et au refus de " se payer de mots ". Pas rendre transparente la conscience, mais restituer ce qui n'est plus. Clignotements de présence. " Tropismes " à la Sarraute.
Ce quatrième livre de Philippe Annocque avance et se retire par surimpression d'images et de souvenirs, un peu à la manière des plans du film Le miroir du cinéaste Andreï Tarkovski : des larmes " oubliées et silencieuses de petit enfant chagrin ", une chasse d'eau, du pus, la femme qui perd les eaux, du sperme, toute une archéologie incertaine des liquides. L'être inscrit en filigrane de ce texte est une forme qui fuit (au double sens de " perte " et de " fugue ") et coule dans des moules qu'on a préparés ou placés en regard pour lui : " L'être était encore cette substance amorphe dérivant au hasard dans la quête aléatoire d'une autre qui par réaction y provoquerait une sorte de précipité,/ il n'était encore que la variable apparence d'un possible qui lors d'une conjonction incertaine pourrait se voir donner l'occasion d'accéder à un degré supérieur de réalité,/ et à propos duquel un regard extérieur et étonné dirait peut-être " ça prend " (l'amour ?)/ comme on le dit du plâtre ou de la confiture à l'instant où cessant de couler ils prennent enfin leur nom.
Une nouvelle forme se modèle ; une ancienne se verse dans l'imaginaire. C'est une voix ténue, sans nom ni aspérité pour la fixer, un mince filet, qui nous retient à peine, au début, si terne, qui peu à peu pourtant prend de l'ampleur et s'insinue en nous. Prose poétique entrecoupée de blancs, " courant de conscience " ou " torrentueux égout intérieur " d'une identité paradoxalement sans " dedans " - à grand-peine une personne, pas même un personnage, difficilement un " je " dont le reflet dans l'eau vacille. Et c'est peut-être bien ça, en fin de compte, la littérature : quelque chose comme une voix qui sourde et fait se fissurer les clichés, quelque chose qui correspondrait à ce phénomène physique qu'est la surimposition, et qui amène un cours d'eau à entailler, du fait de son enfoncement, des couches de terre, des roches différentes de celles sur lesquelles il s'était installé.
- Article
d'Isabelle Rüf, dans le quotidien le
Temps (23 mai 2009)
Philippe Annocque publie peu et
court. Depuis le très attachant Une Affaire de regard (Seuil, 2001),
deux romans ont paru chez Melville : Chroniques imaginaires de la mort vive
(2005) et Par temps clair (2006). Liquide file la métaphore de son
titre : la vie d'un homme comme elle s'écoule au gré des fluides et des humeurs
- larmes, sperme, liquide amniotique, lait, averse, douche, champagne, mer,
fontaine. Le narrateur est là, échoué au bord d'un fleuve dans lequel il ne se
baignera pas deux fois.
Cet homme est absent de sa vie, distrait, soustrait, en retrait. Il a fait, docilement, ce que les autres attendaient de lui : études, carrière, famille, maisons. On a décidé pour lui. Des femmes l'ont aimé, puis quitté : une Estelle filante, puis Alexandrine, au soulagement familial, et maintenant ses deux filles et leur mère, cette Suzanne, qui a tenu toute une vie, mais qui ne peut plus continuer «une histoire d'amour sans personne».
Sans personne, vraiment: jamais, dans ce monologue qui ne parle que de soi, la voix ne dit «je». Une affaire de regard: cet homme n'a existé, très peu, que dans celui des autres. «Oubli de soi-même./ Aujourd'hui au bord du fleuve ces vingt années pour un peu n'auront été qu'un rêve./ L'oubli dans la boisson, l'oubli dans le sommeil du corps sont somme toute assez peu efficaces en regard de celui-là.» Et maintenant, au milieu d'un chemin qui n'a aucune raison de s'infléchir, il se demande inutilement ce qui a échoué et quand. «A quel moment précis le lait pourtant soigneusement rangé à l'intérieur du réfrigérateur a-t-il tourné ?»
Pour rendre le cours de cette vie, concentré de banalité, Philippe Annocque a trouvé une fluidité qui lui permet de naviguer dans les allers et retours de la mémoire, les petits tourbillons d'incertitude, les décrochements, les enchaînements qui emportent d'un chapitre à l'autre au rythme des liquides. La métaphore est souvent heureuse, souple, irisée d'ironie. Parfois, tenue trop longtemps, elle s'appesantit un peu. Mais il y a dans Liquide une musique très singulière, un détachement, le rythme hésitant, imprévisible des brindilles au fil de l'eau, et une présence sensible sous «un récit sans personne».
Cet homme est absent de sa vie, distrait, soustrait, en retrait. Il a fait, docilement, ce que les autres attendaient de lui : études, carrière, famille, maisons. On a décidé pour lui. Des femmes l'ont aimé, puis quitté : une Estelle filante, puis Alexandrine, au soulagement familial, et maintenant ses deux filles et leur mère, cette Suzanne, qui a tenu toute une vie, mais qui ne peut plus continuer «une histoire d'amour sans personne».
Sans personne, vraiment: jamais, dans ce monologue qui ne parle que de soi, la voix ne dit «je». Une affaire de regard: cet homme n'a existé, très peu, que dans celui des autres. «Oubli de soi-même./ Aujourd'hui au bord du fleuve ces vingt années pour un peu n'auront été qu'un rêve./ L'oubli dans la boisson, l'oubli dans le sommeil du corps sont somme toute assez peu efficaces en regard de celui-là.» Et maintenant, au milieu d'un chemin qui n'a aucune raison de s'infléchir, il se demande inutilement ce qui a échoué et quand. «A quel moment précis le lait pourtant soigneusement rangé à l'intérieur du réfrigérateur a-t-il tourné ?»
Pour rendre le cours de cette vie, concentré de banalité, Philippe Annocque a trouvé une fluidité qui lui permet de naviguer dans les allers et retours de la mémoire, les petits tourbillons d'incertitude, les décrochements, les enchaînements qui emportent d'un chapitre à l'autre au rythme des liquides. La métaphore est souvent heureuse, souple, irisée d'ironie. Parfois, tenue trop longtemps, elle s'appesantit un peu. Mais il y a dans Liquide une musique très singulière, un détachement, le rythme hésitant, imprévisible des brindilles au fil de l'eau, et une présence sensible sous «un récit sans personne».
- Article
de Pascale Arguedas dans le numéro 962-963 de la revue Europe
(juin 2009)
Après Une affaire de regard
(Seuil, 2001), Chroniques imaginaires de la mort vive (Melville 2005)
et Par temps clair, (Melville 2006), Philippe Annocque publie Liquide,
son quatrième opus en huit ans. Il s'agit d'un étrange roman, hybride, coulant,
insaisissable, à contre-courant. Nous avions déjà pu apprécier le talent de cet
écrivain à fouiller les motifs moteurs de son écriture - le rapport ambigu et
flou de l'être au réel, le doute sur l'identité, la mauvaise conscience - et
son écriture même, qui fait partie du propos et change avec lui. À chaque
nouvelle parution, c'est donc une surprise qui nous attend avec, toujours, la
garantie d'un trouble né de la vibration de choses enfouies.
Voici donc Liquide. Une histoire a coulé, coule et peut couler, se répandre, suinter ou libérer de la fraîcheur tout en gardant un volume à peu près constant. Perte des eaux, contraction, naissance, amours, pluie, pleurs, débordement des crues d'une enfance lointaine qui s'échappe de son lit malgré les tentatives adultes d'endiguement et d'aménagement. Étrange état dans lequel cette quête identitaire nous plonge, comme en apesanteur, en apnée mais ancrée dans un réel tangible. Au commencement était l'attente sur un banc, l'immobilité. Un homme assis regarde l'eau d'un fleuve, les brindilles dans le courant, leurs mouvements. Des images naissent, éphémères, certaines précises d'autres non, parfois vaguement contradictoires. Il revient vingt ans en arrière, analyse les germes d'une vie à venir et ses implications dans celle qu'il mène aujourd'hui, alors que nous avons en même temps l'impression d'entendre les pensées d'un fœtus dans le liquide amniotique, liquide nourrissant, fœtus qui aurait un regard visionnaire sur la vie qui l'attend. Étrange concomitance, à la fois synchrone et asynchrone, lumière et réfraction de la lumière sur des noms, des corps immergés dans la mémoire, au bord de l'oubli… L'homme se souvient, interprète, tente de colorer une fuite en avant existentielle qui se dessine en noir et blanc dans le sillage des pensées, rêves, inconscience, illusions, inventions peut-être. Une navigation au gré des courants, tantôt lents tantôt rapides, s'effectue à la fois dans le sens d'une pente et d'une remontée.
Philippe Annocque joue merveilleusement sur les décalages temporaux-spatiaux, les rapports réalité-fiction, la présence-absence pour tenter d'identifier des sentiments, les raisons sans lever complètement le voile. Liquide impressionne autant qu'un Watteau par son goût des rendus vaporeux, sa sensualité de palette et ses figures énigmatiques qui contribuent à une certaine étrangeté. Le narrateur innommé est en constante esquive malgré les apparences d'un désir de clarté - telle une anguille en eaux troubles, au trajet non rectiligne, cherchant abri mais, curieux et questionnant, s'exposant dans le silence glissé entre les phrases. Des phrases longues, étonnantes, allant de pair avec des chapitres courts, des itérations, des parenthèses, de fréquents passages à la ligne, des néologismes et des tournures inventives (« un bonheur précipité et tobboganant de fête foraine »), des dialogues pris dans la pâte d'une narration élégante. Une beauté cachée aussi dans l'ondulation de la phrase, la souplesse d'une tonalité, les modulations et variations sur un thème ritournelle qui fait valser les souvenirs dans une mémoire poreuse et passeuse de frontières. Dans une légère brume, l'air de rien, une voix obsédante sonde les profondeurs opaques des êtres. Des fonds aquatiques se délitent, pourraient s'amollir alors qu'ils prennent force, consistance et puissance dans une prose alliant subtilité, substance et densité. « Cependant jamais le silence, jamais l'ignorance n'empêchèrent la pensée de courir. » Liquide a le charme d'une beauté indicible, fugace, évanescente. La littérature prend tout son sens dans ce rêve éveillé et nous interroge au sein de l'imaginaire, mère nourricière du romancier, longtemps après avoir tourné la dernière page : « c'était une histoire d'amour sans personne, et ça ne tient pas longtemps une histoire sans personne, sans personne pour la contenir, pour la retenir, ça se dessèche, ça s'évapore, il n'y a plus rien, voilà, comme ça enfin on est content, hein ? pas vrai ? on est soulagé, au moins comme ça enfin c'est fini. » Liquide est construit sur les contrées aquatiques silencieuses que chacun, un jour ou l'autre, au détour d'une mort, d'une (re)naissance, finit par arpenter, seul.
Voici donc Liquide. Une histoire a coulé, coule et peut couler, se répandre, suinter ou libérer de la fraîcheur tout en gardant un volume à peu près constant. Perte des eaux, contraction, naissance, amours, pluie, pleurs, débordement des crues d'une enfance lointaine qui s'échappe de son lit malgré les tentatives adultes d'endiguement et d'aménagement. Étrange état dans lequel cette quête identitaire nous plonge, comme en apesanteur, en apnée mais ancrée dans un réel tangible. Au commencement était l'attente sur un banc, l'immobilité. Un homme assis regarde l'eau d'un fleuve, les brindilles dans le courant, leurs mouvements. Des images naissent, éphémères, certaines précises d'autres non, parfois vaguement contradictoires. Il revient vingt ans en arrière, analyse les germes d'une vie à venir et ses implications dans celle qu'il mène aujourd'hui, alors que nous avons en même temps l'impression d'entendre les pensées d'un fœtus dans le liquide amniotique, liquide nourrissant, fœtus qui aurait un regard visionnaire sur la vie qui l'attend. Étrange concomitance, à la fois synchrone et asynchrone, lumière et réfraction de la lumière sur des noms, des corps immergés dans la mémoire, au bord de l'oubli… L'homme se souvient, interprète, tente de colorer une fuite en avant existentielle qui se dessine en noir et blanc dans le sillage des pensées, rêves, inconscience, illusions, inventions peut-être. Une navigation au gré des courants, tantôt lents tantôt rapides, s'effectue à la fois dans le sens d'une pente et d'une remontée.
Philippe Annocque joue merveilleusement sur les décalages temporaux-spatiaux, les rapports réalité-fiction, la présence-absence pour tenter d'identifier des sentiments, les raisons sans lever complètement le voile. Liquide impressionne autant qu'un Watteau par son goût des rendus vaporeux, sa sensualité de palette et ses figures énigmatiques qui contribuent à une certaine étrangeté. Le narrateur innommé est en constante esquive malgré les apparences d'un désir de clarté - telle une anguille en eaux troubles, au trajet non rectiligne, cherchant abri mais, curieux et questionnant, s'exposant dans le silence glissé entre les phrases. Des phrases longues, étonnantes, allant de pair avec des chapitres courts, des itérations, des parenthèses, de fréquents passages à la ligne, des néologismes et des tournures inventives (« un bonheur précipité et tobboganant de fête foraine »), des dialogues pris dans la pâte d'une narration élégante. Une beauté cachée aussi dans l'ondulation de la phrase, la souplesse d'une tonalité, les modulations et variations sur un thème ritournelle qui fait valser les souvenirs dans une mémoire poreuse et passeuse de frontières. Dans une légère brume, l'air de rien, une voix obsédante sonde les profondeurs opaques des êtres. Des fonds aquatiques se délitent, pourraient s'amollir alors qu'ils prennent force, consistance et puissance dans une prose alliant subtilité, substance et densité. « Cependant jamais le silence, jamais l'ignorance n'empêchèrent la pensée de courir. » Liquide a le charme d'une beauté indicible, fugace, évanescente. La littérature prend tout son sens dans ce rêve éveillé et nous interroge au sein de l'imaginaire, mère nourricière du romancier, longtemps après avoir tourné la dernière page : « c'était une histoire d'amour sans personne, et ça ne tient pas longtemps une histoire sans personne, sans personne pour la contenir, pour la retenir, ça se dessèche, ça s'évapore, il n'y a plus rien, voilà, comme ça enfin on est content, hein ? pas vrai ? on est soulagé, au moins comme ça enfin c'est fini. » Liquide est construit sur les contrées aquatiques silencieuses que chacun, un jour ou l'autre, au détour d'une mort, d'une (re)naissance, finit par arpenter, seul.
- Anesthésie
émotionnelle, article d'Eric Bonnargent dans le Magazine des Livres n° 23, (mars-avril
2010)
« cette chose cause de
leurs disparitions si éloignées, si différentes en apparence
mais dont l'origine forcément se trouve dans un même être, une même personne (il faudrait pouvoir dire : « le même homme »)
qui ne parvient pas vraiment à en être un, une (être, personne)
- malgré tous ses efforts ? »
Sur le rivage, assis sur un banc, un homme d'âge mûr regarde de petites brindilles emportées par le courant du fleuve. L'observateur attentif voit bien qu'il y a dans leurs mouvements apparemment anarchiques un ordre, une régularité, sauf pour certaines d'entre elles « qui sans raison apparente, sans qu'aucun obstacle puisse être identifié s'arrêtent soudain en tournant lentement sur elles-mêmes - et même parfois contre toute attente paraissent remonter contre le sens du courant sur quelques centimètres ». Ces brindilles ne participent pas à la chorégraphie générale, elles sont elles aussi emportées par le courant, mais à un autre rythme et lorsqu'elles en accompagnent d'autres, c'est simplement de manière provisoire. Ces brindilles, parce que telle est leur nature - elles n'y peuvent rien -, voient passer les autres, insouciantes, en parfaite harmonie les unes avec les autres et avec les eaux du fleuve. Semblable à l'une de ces brindilles, atypique parce qu'arythmique, le narrateur s'est laissé emporter par le courant de la vie, sans pouvoir faire autrement et en se sentant toujours étranger aux autres.
Il se tient là, impassible, suite à son dernier échec, celui de son mariage avec Suzanne qui ne supporte plus sa douce indifférence, sa passivité face aux événements et à la vie. Liquide retrace les flux de conscience du narrateur. Comme les eaux du fleuve, ses pensées et ses souvenirs s'écoulent et, pour mieux marquer cet écoulement, Annocque se joue de la syntaxe, la ponctuation étant réduite à son strict minimum, pour rythmer les flux. Les paragraphes, les chapitres se terminent le plus souvent au beau milieu de phrases dont la fin amorce les suivants. Les passages de chapitre en chapitre se font d'ailleurs, la plupart du temps, par l'évocation de liquides : l'eau du fleuve, d'un torrent ou d'une chasse d'eau, des larmes, du lait d'un biberon, du whisky, une larme, du pus, du sperme, etc. Si cela ne retire rien à la beauté poétique du texte, on peut toutefois regretter que l'auteur, comme nous l'apprenons sur son blog, ait renoncé à un travail plus formel encore sur l'organisation de ses paragraphes, ceux-ci devant, à l'origine, être peu à peu décalés les uns à la suite des autres, comme pour mieux symboliser l'écoulement en cascade des pensées.
Sur son banc, il fait le point et se remémore la faillite de son existence, faillite due à son indifférence généralisée face aux choses. Cela ne signifie pas que le narrateur soit froid, distant, mais il est incapable de se sentir concerné, même lorsqu'il aime sincèrement. Ses émotions sont intériorisées et il est incapable de les extérioriser. Malgré l'amour qu'il portait à sa mère, il lui sera impossible de pleurer à ses funérailles, d'exprimer sa peine comme il le faudrait. Ses deux filles, Agathe et Flora, se détacheront peu à peu de lui sans qu'il ne sache l'éviter. Sa passivité est telle que le narrateur n'a jamais vécu sa vie, il a été vécu. Avec Suzanne, il a tout subi : la paternité, l'éducation de ses enfants, ses choix professionnels, ses nouvelles amitiés, ses déménagements réguliers l'éloignant peu à peu de Paris, etc. Sa passivité est telle qu'il est incapable de se rappeler la couleur du papier peint de sa chambre à coucher… Comment se rappeler quelque chose que l'on n'a jamais vu ? Il a pourtant participé à la décoration de sa maison, mais ses goûts sont en réalité ceux de Suzanne, il s'est toujours contenté d'approuver et c'est pourquoi l'aménagement bourgeois de sa maison de province reflète autant sa personnalité que celui plus cosy de son appartement parisien qu'il partagea avec la belle Alexandrine. Jamais décisionnaire, il est l'homme qui approuve parce qu'il n'a aucune raison de refuser. C'est d'ailleurs sa liaison de jeunesse avec Alexandrine qui cristallise toutes ses impuissances. Avec elle, la sexualité était exacerbée et il ne fut jamais question de fonder une famille. Quand il apprit qu'elle l'avait trompé, il ne savait tout simplement pas quoi faire et lorsqu'il lui dit de faire ses valises, « l'impression de jouer un rôle persistait ». Il la chassa non parce qu'il le voulait, mais parce que c'est ce qu'il fallait faire dans ce cas. Bien qu'aimant profondément Alexandrine, il ne fut pas affecté par son départ. Certes, il la regretta, mais bon, c'était comme ça. Il fut gêné de l'admiration qu'il suscita auprès de sa famille et en particulier de son frère lorsque, quelques mois après sa rupture, il réussit ses examens. On louait sa force de caractère qui lui avait permis de surmonter sa douleur et de se concentrer sur ses études. En réalité, il avait réussi car outre le fait qu'il n'avait pas souffert de cette séparation, ces examens ne représentaient pas grand-chose pour lui : « cette facilité à passer - glisser - à autre chose […]
cette facilité pouvait passer, quand l'esprit voulait bien s'attarder quelque peu sur cette question, pour une sorte d'indifférence au monde, un monde fait de circonstances en apparence précisément toutes différentes, toutes disparates même, mais finalement ressenties (au fond d'un soi-même fugitivement honnête, ou peut-être lucide) comme parfaitement interchangeables :
entretenir une relation amoureuse, passer des examens, refaire le papier peint de sa chambre, soigner sa bronchite, rendre visite à une vieille tante isolée, partir en voyage à l'étranger ;
tout cela était égal, certes non pas en durée ni même en agrément, mais en importance, et somme toute en nécessité d'investissement vraiment personnel. »
Ce qui caractérise le narrateur de Liquide est donc son anesthésie émotionnelle, son incapacité à être, son inadaptation à l'existence. La plupart des hommes sont faits de qualités qui les solidifient. Le personnage d'Annocque fait partie de la grande famille des hommes sans qualités qui, bien que de manière toujours différente, échouent à s'inscrire dans le monde. Certains se débattent, d'autres se réfugient dans l'alcool ou dans la drogue, d'autres encore s'en désespè¬rent, au point parfois de se tuer, et d'autres, plus rares, comme le narrateur de ce livre, constatent les dégâts, tout simplement.
mais dont l'origine forcément se trouve dans un même être, une même personne (il faudrait pouvoir dire : « le même homme »)
qui ne parvient pas vraiment à en être un, une (être, personne)
- malgré tous ses efforts ? »
Sur le rivage, assis sur un banc, un homme d'âge mûr regarde de petites brindilles emportées par le courant du fleuve. L'observateur attentif voit bien qu'il y a dans leurs mouvements apparemment anarchiques un ordre, une régularité, sauf pour certaines d'entre elles « qui sans raison apparente, sans qu'aucun obstacle puisse être identifié s'arrêtent soudain en tournant lentement sur elles-mêmes - et même parfois contre toute attente paraissent remonter contre le sens du courant sur quelques centimètres ». Ces brindilles ne participent pas à la chorégraphie générale, elles sont elles aussi emportées par le courant, mais à un autre rythme et lorsqu'elles en accompagnent d'autres, c'est simplement de manière provisoire. Ces brindilles, parce que telle est leur nature - elles n'y peuvent rien -, voient passer les autres, insouciantes, en parfaite harmonie les unes avec les autres et avec les eaux du fleuve. Semblable à l'une de ces brindilles, atypique parce qu'arythmique, le narrateur s'est laissé emporter par le courant de la vie, sans pouvoir faire autrement et en se sentant toujours étranger aux autres.
Il se tient là, impassible, suite à son dernier échec, celui de son mariage avec Suzanne qui ne supporte plus sa douce indifférence, sa passivité face aux événements et à la vie. Liquide retrace les flux de conscience du narrateur. Comme les eaux du fleuve, ses pensées et ses souvenirs s'écoulent et, pour mieux marquer cet écoulement, Annocque se joue de la syntaxe, la ponctuation étant réduite à son strict minimum, pour rythmer les flux. Les paragraphes, les chapitres se terminent le plus souvent au beau milieu de phrases dont la fin amorce les suivants. Les passages de chapitre en chapitre se font d'ailleurs, la plupart du temps, par l'évocation de liquides : l'eau du fleuve, d'un torrent ou d'une chasse d'eau, des larmes, du lait d'un biberon, du whisky, une larme, du pus, du sperme, etc. Si cela ne retire rien à la beauté poétique du texte, on peut toutefois regretter que l'auteur, comme nous l'apprenons sur son blog, ait renoncé à un travail plus formel encore sur l'organisation de ses paragraphes, ceux-ci devant, à l'origine, être peu à peu décalés les uns à la suite des autres, comme pour mieux symboliser l'écoulement en cascade des pensées.
Sur son banc, il fait le point et se remémore la faillite de son existence, faillite due à son indifférence généralisée face aux choses. Cela ne signifie pas que le narrateur soit froid, distant, mais il est incapable de se sentir concerné, même lorsqu'il aime sincèrement. Ses émotions sont intériorisées et il est incapable de les extérioriser. Malgré l'amour qu'il portait à sa mère, il lui sera impossible de pleurer à ses funérailles, d'exprimer sa peine comme il le faudrait. Ses deux filles, Agathe et Flora, se détacheront peu à peu de lui sans qu'il ne sache l'éviter. Sa passivité est telle que le narrateur n'a jamais vécu sa vie, il a été vécu. Avec Suzanne, il a tout subi : la paternité, l'éducation de ses enfants, ses choix professionnels, ses nouvelles amitiés, ses déménagements réguliers l'éloignant peu à peu de Paris, etc. Sa passivité est telle qu'il est incapable de se rappeler la couleur du papier peint de sa chambre à coucher… Comment se rappeler quelque chose que l'on n'a jamais vu ? Il a pourtant participé à la décoration de sa maison, mais ses goûts sont en réalité ceux de Suzanne, il s'est toujours contenté d'approuver et c'est pourquoi l'aménagement bourgeois de sa maison de province reflète autant sa personnalité que celui plus cosy de son appartement parisien qu'il partagea avec la belle Alexandrine. Jamais décisionnaire, il est l'homme qui approuve parce qu'il n'a aucune raison de refuser. C'est d'ailleurs sa liaison de jeunesse avec Alexandrine qui cristallise toutes ses impuissances. Avec elle, la sexualité était exacerbée et il ne fut jamais question de fonder une famille. Quand il apprit qu'elle l'avait trompé, il ne savait tout simplement pas quoi faire et lorsqu'il lui dit de faire ses valises, « l'impression de jouer un rôle persistait ». Il la chassa non parce qu'il le voulait, mais parce que c'est ce qu'il fallait faire dans ce cas. Bien qu'aimant profondément Alexandrine, il ne fut pas affecté par son départ. Certes, il la regretta, mais bon, c'était comme ça. Il fut gêné de l'admiration qu'il suscita auprès de sa famille et en particulier de son frère lorsque, quelques mois après sa rupture, il réussit ses examens. On louait sa force de caractère qui lui avait permis de surmonter sa douleur et de se concentrer sur ses études. En réalité, il avait réussi car outre le fait qu'il n'avait pas souffert de cette séparation, ces examens ne représentaient pas grand-chose pour lui : « cette facilité à passer - glisser - à autre chose […]
cette facilité pouvait passer, quand l'esprit voulait bien s'attarder quelque peu sur cette question, pour une sorte d'indifférence au monde, un monde fait de circonstances en apparence précisément toutes différentes, toutes disparates même, mais finalement ressenties (au fond d'un soi-même fugitivement honnête, ou peut-être lucide) comme parfaitement interchangeables :
entretenir une relation amoureuse, passer des examens, refaire le papier peint de sa chambre, soigner sa bronchite, rendre visite à une vieille tante isolée, partir en voyage à l'étranger ;
tout cela était égal, certes non pas en durée ni même en agrément, mais en importance, et somme toute en nécessité d'investissement vraiment personnel. »
Ce qui caractérise le narrateur de Liquide est donc son anesthésie émotionnelle, son incapacité à être, son inadaptation à l'existence. La plupart des hommes sont faits de qualités qui les solidifient. Le personnage d'Annocque fait partie de la grande famille des hommes sans qualités qui, bien que de manière toujours différente, échouent à s'inscrire dans le monde. Certains se débattent, d'autres se réfugient dans l'alcool ou dans la drogue, d'autres encore s'en désespè¬rent, au point parfois de se tuer, et d'autres, plus rares, comme le narrateur de ce livre, constatent les dégâts, tout simplement.
sur les ondes :
- Table ronde à l'émission Tout
arrive d'Arnaud Laporte, sur France Culture, avec Michel Abescat, Michel
Crépu, Judith Mayer (11 mai 2009)
Michel Abescat
: C'est un livre que j'ai énormément aimé. C'est un livre très court, 150
pages, mais qui reste longtemps.
Il (le personnage) a fait au lieu d'être, il a cru être en faisant. C'est un livre qui est tragique. C'est un livre qui, sur la forme, m'a beaucoup impressionné parce qu'en fait Philippe Annocque n'utilise ni le je, ni le tu, ni le il. Il utilise toujours des formes impersonnelles. C'est le premier que je lis. Et ça me donne envie d'ailleurs de lire les précédents. Il y a une très belle métaphore sur le fleuve, qui est présent et absent à la fois. C'est un livre aussi sur le temps qui passe, sur la mémoire, sur l'éphémère… Un livre qui m'a beaucoup séduit.
[…]
J'ai trouvé qu'il y avait aussi une petite critique de l'époque, cet homme qui a sa famille, il se marie, il a des enfants, puis il a une maison, puis une voiture, puis il travaille parce qu'il faut de l'argent pour payer la maison, la voiture, etc., il y a quelque chose d'assez piquant sur la société contemporaine.
Michel Crépu : C'est la bonne surprise de cette table ronde critique. On est tout surpris de voir qu'il existe encore dans notre monde littéraire tellement frileux, tellement attentif à bien rester dans les rails qui pourraient mener éventuellement à une sélection de prix ; on est tout agréablement surpris de voir qu'il y a encore des gens pour écrire des textes aussi indépendants, singuliers . […] Je me suis laissé porter par ce texte qui est extrêmement écrit, et sans affectations.
Judith Mayer : La question d'identité de cet homme qui s'interroge sur qui il est réellement, ça pouvait rentrer dans les sentiers battus ; or il y a toujours une distance ironique qui déjoue, justement, la tentation du cliché. C'est là où la poésie prend pleinement corps pour parler d'une vie ordinaire. Un mariage qui part à la dérive, ce n'est pas une histoire facile à traiter de façon originale ; et pourtant Philippe Annocque s'interroge ontologiquement sur l'énonciateur absent […] il montre, à travers le processus de reconstitution d'une vie ordinaire, en quoi les souvenirs vont finalement tromper la mémoire.
Il (le personnage) a fait au lieu d'être, il a cru être en faisant. C'est un livre qui est tragique. C'est un livre qui, sur la forme, m'a beaucoup impressionné parce qu'en fait Philippe Annocque n'utilise ni le je, ni le tu, ni le il. Il utilise toujours des formes impersonnelles. C'est le premier que je lis. Et ça me donne envie d'ailleurs de lire les précédents. Il y a une très belle métaphore sur le fleuve, qui est présent et absent à la fois. C'est un livre aussi sur le temps qui passe, sur la mémoire, sur l'éphémère… Un livre qui m'a beaucoup séduit.
[…]
J'ai trouvé qu'il y avait aussi une petite critique de l'époque, cet homme qui a sa famille, il se marie, il a des enfants, puis il a une maison, puis une voiture, puis il travaille parce qu'il faut de l'argent pour payer la maison, la voiture, etc., il y a quelque chose d'assez piquant sur la société contemporaine.
Michel Crépu : C'est la bonne surprise de cette table ronde critique. On est tout surpris de voir qu'il existe encore dans notre monde littéraire tellement frileux, tellement attentif à bien rester dans les rails qui pourraient mener éventuellement à une sélection de prix ; on est tout agréablement surpris de voir qu'il y a encore des gens pour écrire des textes aussi indépendants, singuliers . […] Je me suis laissé porter par ce texte qui est extrêmement écrit, et sans affectations.
Judith Mayer : La question d'identité de cet homme qui s'interroge sur qui il est réellement, ça pouvait rentrer dans les sentiers battus ; or il y a toujours une distance ironique qui déjoue, justement, la tentation du cliché. C'est là où la poésie prend pleinement corps pour parler d'une vie ordinaire. Un mariage qui part à la dérive, ce n'est pas une histoire facile à traiter de façon originale ; et pourtant Philippe Annocque s'interroge ontologiquement sur l'énonciateur absent […] il montre, à travers le processus de reconstitution d'une vie ordinaire, en quoi les souvenirs vont finalement tromper la mémoire.
- Critique à Radio-Campus Lille par Nikola Delescluse, sur Paludes
(22 mai 2009)
interviews :
- Interview
par Bénédicte Heim, à écouter sur le site des Contrebandiers éditeurs (6 juin
2009)
- Interview
par Pascale Arguedas, à lire sur son site Calou
(1er juin 2009)
-
Interview dans l'émission La Matinale, sur Radio Campus Paris, par
Thibaud et David (20 mai 2010)
sur le net (articles) :
- Article de Penvins sur Exigence
Littérature (22 mai 2014)
Alors que Suzanne s’apprête à le
quitter, il revient sur la rupture avec Al-ex-andrine et c’est comme si la
leçon n’avait pas été retenue, pire la voilà cachée sous le tapis, avec
l’approbation de celle qui ne rêve que de se conformer au petit confort
familial. Avec Alexandrine, certes, le confort matériel comptait pour beaucoup,
même si son besoin d’argent était inconscient :
Si l’argent sans doute a vraiment
compté pour elle, si très certainement il a été une réelle motivation ;
c’est à son insu, c’est à son corps défendant. Elle en aurait sûrement pleuré
de s’en rendre compte.
mais l’argent ne suffira pas, il y
aura quelque chose qui fera que lentement le lien se sera défait quelque chose
qui appartient à cet état liquide, titre du roman bien entendu, mais aussi
petite musique récurrente, chaque séquence se terminant par son évocation,
sang, pus, océan, sueur, plâtre et confiture en voie de solidification, pluie,
larmes, fleuve, salive, thé… petite musique qui sert de lien avec la séquence
suivante soulignant cette sensation de fuite au sens que le plombier donne à ce
terme et l’on se souvient que le thème était déjà présent dans Rien avec le
siphon de l’évier.
Il y a chez cet homme une incapacité à
retenir qu’illustre cette fascination pour la mécanique des fluides à
l’oeuvre tout aussi bien dans le mouvement de brindilles à la surface du fleuve
et dans le tourbillon créé par le vidage d’un évier.
L’impuissance était manifeste dans Rien,
elle était première, ici elle devient la conséquence de cet état liquide, le
personnage central abandonnant petit à petit tout appétit érotique pour se
conformer au souhait de la femme-mère.
Au fond, contrairement à ce que laisse
entendre l’auteur ou certains de ses lecteurs, ce qui arrive au héros, cette
séparation qui cette fois est subie - mais l’est-elle tant que ça ? – est
provoquée non pas tant par l’acceptation molle du rôle de mari et père que par
son refus latent.
Ton père m’inquiète, tu as vu
comme il a pris de la distance ? On dirait qu’il ne s’intéresse même plus
à ses petites-filles.
Ce dont son père a été capable, lui le
fils qui n’a su que de reprendre son entreprise et encore ne pourra-t-il éviter
sa liquidation en est incapable :
Devenir un homme au sens où Papa
en était un ; cela sans doute n’a pas pu se faire.
On peut, bien entendu, lire ce livre
comme une satire du conformisme, cet abandon au fil du courant, on peut aussi
s’interroger sur la permanence de cette incapacité à agir qui caractérisait
déjà le héros de Rien, mais il y a dans le départ de Suzanne qui par
ailleurs se plaint d’avoir vécu une histoire d’amour sans personne en
face d’elle une chance donnée au personnage de ce roman d’explorer d’autres
univers. N’est-ce pas ce que fait l’auteur avec ce style si personnel ?
Liquide sans doute, mais dans un monde
qui ne l’est pas moins…
Liquide est, selon le Petit Larousse, « ce
qui coule ou tend à couler ». Et c’est bien ainsi, pris dans une fluidité
sans fin, dans un écoulement de vie sur lequel il ne peut plus influer, que se
voit – ou plutôt se regarde – le narrateur du nouveau roman de Philippe
Annocque.
Au moment où il s’apprête à dérouler avec
précision le fil d’une existence où il a toujours tenu à être à la hauteur des
rôles successifs (fils, frère, amant, mari, gendre, père) qui lui furent
assignés par une certaine normalité familiale, il se trouve assis sur un banc,
posté face au fleuve, observant ici une dizaine de brindilles qui se séparent,
là un remous sombre qui creuse et bouillonne en surface, ailleurs les
« lignes infimes et irisées qui sont l’indice d’une présence huileuse plus
légère que l’eau ».
Ce fleuve a un cheminement presque aussi régulier
que sa vie. Mais comme elle, il peut déborder. Surtout quand il y a trop de
liquide et pas assez de parois solides. C’est d’ailleurs à peu près ce qui, en
permanence, le guette, lui qui essaie d’occuper cette place qu’il imagine être
la sienne. S’il dérive, il fait un effort pour se remettre illico dans le droit
chemin.
À chaque fois que cela lui est arrivé,
« l’esprit a pris conseil auprès de lui-même, et après consultation a
reconduit le corps à l’appartement qu’il n’aurait jamais dû quitter. »
Dilué mais présent, souple et soumis, identique à
nombre de ses congénères, il travaille et il consomme. Il est marié. Il a deux
filles. Régulièrement, son premier amour improvise une courte visite dans sa
mémoire et l’aide à vivre. Sa mère est morte, son père est parti au soleil avec
une autre, autant dire qu’il est également quasi orphelin. Coincé, pour
clôturer le tout, dans une histoire dont sa femme, qui écrivait seule le
scénario, vient de décider que « ça ne peut pas continuer ».
« Je me suis trompée, là où j’ai cru sentir,
toucher quelqu’un il n’y avait personne, voilà, c’était une histoire d’amour
sans personne. », regrette-t-elle.
« Personne » reste ce narrateur sans
nom, que l’on peut appeler Liquide puisqu’il s’y réfère sans cesse,
glissant du côté de la fluidité, s’enfermant dans les contours de l’eau.
Peut-être même, mais cela serait étonnant, s’y jettera-t-il un jour ? Pour
l’heure, sa vie se situe plutôt du côté de l’acceptation. Pas de place pour la
révolte. Seule pointe une légère critique intellectuelle des valeurs portées
par la cellule familiale, ce qui ne l’empêche pas de s’y plier.
Derrière cette histoire, somme toute ordinaire,
rayonne l’écriture lente, limpide, adroite et surprenante de Philippe Annocque.
Ponctuant une apparente facilité, les alinéas fréquents en cours de phrases,
les parenthèses et les tirets sont là pour créer une respiration courte et
retenue. L’auteur passe de la prose poétique à la narration. Il n’hésite pas à
semer furtivement des bribes fanées dans ce présent qu’il serre au cordeau. Il
donne du nerf au ressassement. C’est sa force. L’élément moteur du texte. Qui,
par ricochets, regorge d’énergie.
L’itinéraire d’un homme en quête d’identité, assis, immobile face au fleuve, est restitué de façon telle (linéaire et émotionnelle) que l’on assiste à ce qui se noue, se dénoue, se tord et sans doute, pour finir, se meurt à l’intérieur même de l’être percé (« appelons-le “mari de Suzanne”, tout récipient mérite un titre ») dont il est ici question.
L’itinéraire d’un homme en quête d’identité, assis, immobile face au fleuve, est restitué de façon telle (linéaire et émotionnelle) que l’on assiste à ce qui se noue, se dénoue, se tord et sans doute, pour finir, se meurt à l’intérieur même de l’être percé (« appelons-le “mari de Suzanne”, tout récipient mérite un titre ») dont il est ici question.
- Article
de Cécile Fonfreyde, sur ActuaLitté,
(14 avril 2009)
Ce week-end, je regardais avec ma fille un livre
pour enfants qui expliquait que «tous les enfants ont une maman et un papa»
bien que des variantes puissent survenir dans la suite des événements. Et je me
disais qu'on revenait toujours à ça.
Dans le quatrième roman de Philippe Annocque, un homme d'un âge incertain se remémore, échoué sur un banc, au bord d'une rivière, de ses parents, de ses amours, de ses enfants. À mesure que l'eau coule sous ses yeux, les souvenirs reviennent. Des images apparaissent vingt, trente ans après que les événements se soient déroulés. Est-ce vraiment comme cela que cela s'est passé ? Est-ce vraiment important, finalement ? Le personnage sans nom revit un premier baiser, une aventure exceptionnelle avec Alexandrine au prénom prometteur, « La vie désormais ne serait plus la même. C'était quelque chose comme le passage à la couleur. » Et puis, il faut bien le constater, la suite des événements se révèle beaucoup moins rose.
Pourquoi notre vie évolue-t-elle dans un sens plutôt que dans l'autre ? Pourquoi, comme ces brindilles qui flottent sur l'eau qui font l'objet du magnifique incipit du roman, certaines continuent-elles à être portées dans le sens du courant, tandis que d'autres, contre toute attente, remontent le courant ?
Ce court roman de Philippe Annocque est sombre comme ces eaux boueuses et glacées qui charrient à la fin de l'hiver la fonte des neiges. Cette rivière ressemble à celle où Virginia Woolf est allée se noyer, les poches remplies de pierres. « Il serait possible en théorie de plonger, de sauter de se jeter dans l'eau de ce fleuve-là aussi. Autrefois, dans de belles histoires, cela a pu se passer pour la solution (au contact de l'eau, se dissoudre, se délayer, se confondre !) »
Le narrateur laisse filer ses pensées, les événements se télescopent, les scènes se font écho, les paroles des protagonistes se répondent par delà les années et l'on assiste sidéré au défilement accéléré de quarante ans de vie où obstinément de deux solutions, c'est toujours la plus catastrophique, la plus triste, la plus désespérante qui est prise.
À la fin, le narrateur se demande si ce n'est pas d'avoir été « l'enfant de cet amour feint » qui est cause de tout ? Mais alors pourquoi le grand frère, Pierre, qui sait tout, qui connaît les secrets des parents, à qui tout réussit, pourquoi lui, porte-t-il si bien son prénom, alors que le narrateur se délite misérablement quand soudain se brise le cadre fragile qui soutenait l'édifice de sa vie ?
C'est un roman bouleversant dans ce qu'il dit des relations que l'on entretient avec ses parents, que l'on refuse de voir et qui un beau jour se révèlent avoir modelé toute notre vie. C'est un récit magnifiquement maîtrisé où chaque mot a été amoureusement choisi pour tisser, inlassablement, l'évocation métaphorique de la vie Liquide. C'est un livre enfin que vous reprendrez souvent au hasard des pages qui s'ouvriront et vous y lirez des lignes qui vous parleront de votre vie, comme au hasard : « Autrefois cette pensée même : « Penser « Maman » aurait été absurde, dépourvue de sens, impossible ; autrefois cette pensée n'aurait pas été pensée.
Maintenant elle est devenue nécessaire, et laborieuse aussi : c'est comme soulever le plus longtemps possible un poids bien trop lourd pour de pauvres forces humaines, en sachant qu'à la seconde suivante dans l'épuisement de la vanité tout retombera comme une dalle dans la poussière en suspens : puisqu'il n'y a plus nulle part une femme dont être l'enfant ».
Dans le quatrième roman de Philippe Annocque, un homme d'un âge incertain se remémore, échoué sur un banc, au bord d'une rivière, de ses parents, de ses amours, de ses enfants. À mesure que l'eau coule sous ses yeux, les souvenirs reviennent. Des images apparaissent vingt, trente ans après que les événements se soient déroulés. Est-ce vraiment comme cela que cela s'est passé ? Est-ce vraiment important, finalement ? Le personnage sans nom revit un premier baiser, une aventure exceptionnelle avec Alexandrine au prénom prometteur, « La vie désormais ne serait plus la même. C'était quelque chose comme le passage à la couleur. » Et puis, il faut bien le constater, la suite des événements se révèle beaucoup moins rose.
Pourquoi notre vie évolue-t-elle dans un sens plutôt que dans l'autre ? Pourquoi, comme ces brindilles qui flottent sur l'eau qui font l'objet du magnifique incipit du roman, certaines continuent-elles à être portées dans le sens du courant, tandis que d'autres, contre toute attente, remontent le courant ?
Ce court roman de Philippe Annocque est sombre comme ces eaux boueuses et glacées qui charrient à la fin de l'hiver la fonte des neiges. Cette rivière ressemble à celle où Virginia Woolf est allée se noyer, les poches remplies de pierres. « Il serait possible en théorie de plonger, de sauter de se jeter dans l'eau de ce fleuve-là aussi. Autrefois, dans de belles histoires, cela a pu se passer pour la solution (au contact de l'eau, se dissoudre, se délayer, se confondre !) »
Le narrateur laisse filer ses pensées, les événements se télescopent, les scènes se font écho, les paroles des protagonistes se répondent par delà les années et l'on assiste sidéré au défilement accéléré de quarante ans de vie où obstinément de deux solutions, c'est toujours la plus catastrophique, la plus triste, la plus désespérante qui est prise.
À la fin, le narrateur se demande si ce n'est pas d'avoir été « l'enfant de cet amour feint » qui est cause de tout ? Mais alors pourquoi le grand frère, Pierre, qui sait tout, qui connaît les secrets des parents, à qui tout réussit, pourquoi lui, porte-t-il si bien son prénom, alors que le narrateur se délite misérablement quand soudain se brise le cadre fragile qui soutenait l'édifice de sa vie ?
C'est un roman bouleversant dans ce qu'il dit des relations que l'on entretient avec ses parents, que l'on refuse de voir et qui un beau jour se révèlent avoir modelé toute notre vie. C'est un récit magnifiquement maîtrisé où chaque mot a été amoureusement choisi pour tisser, inlassablement, l'évocation métaphorique de la vie Liquide. C'est un livre enfin que vous reprendrez souvent au hasard des pages qui s'ouvriront et vous y lirez des lignes qui vous parleront de votre vie, comme au hasard : « Autrefois cette pensée même : « Penser « Maman » aurait été absurde, dépourvue de sens, impossible ; autrefois cette pensée n'aurait pas été pensée.
Maintenant elle est devenue nécessaire, et laborieuse aussi : c'est comme soulever le plus longtemps possible un poids bien trop lourd pour de pauvres forces humaines, en sachant qu'à la seconde suivante dans l'épuisement de la vanité tout retombera comme une dalle dans la poussière en suspens : puisqu'il n'y a plus nulle part une femme dont être l'enfant ».
- Article
de Michel Arrivé, sur Boojum (29
avril 2009)
Un texte autobiographique ? Certaines apparences
pourraient le laisser croire : des souvenirs d'enfance, épars et discrets, des
jeux avec Pierre, le frère aîné. «Papa» et «Maman», non autrement nommés.
Quelques noms de femmes : une Estelle, «amour de jeunesse, fiction plutôt d'un
amour de jeunesse», une Alexandrine, porteuse, lové parmi les syllabes de son
nom, de l'ex qui deviendra son statut, et surtout Suzanne, qui sera l'épouse,
et, bientôt, la mère de deux filles, Agathe et Flora. Quelques fêtes, fugitives
: celle qui célèbre la réussite à des examens, celle qui marque les noces de
Suzanne et d'un je qui, occulté, n'en est pas moins présent, par exemple par la
redondance du mot «Maman». Maman, qui donnera lieu à un deuil toujours
persistant : «Alors Maman est morte. Maman est morte encore». La première
phrase de L'Étranger est ici évoquée, non sans être inversée : le aujourd'hui
de Camus se transforme, doublement, d'abord en alors puis, surtout, en encore.
Oui, on peut lire ce texte comme autobiographique : il l'est vraisemblablement. Mais on en négligerait l'essentiel si on ne le lisait que de cette façon. Car il est aussi, et, à mon sens, il est surtout, une méditation poétique sur le temps perdu, au sens de Proust, le temps qu'on a tant de mal à retrouver, qu'on ne peut jamais retrouver.
Poétique ? Oui, et d'une double façon.
D'abord par le rythme si spécifique de la phrase. Comment le décrire, ce rythme ? Plutôt que de se lancer dans un long discours, qui courrait le risque du pédantisme, je le fais entendre : une longue parenthèse, déjà enchâssée dans une plus longue phrase :
«(Pareillement le fleuve au lit séculaire coule en des flots toujours renouvelés ; alors que cette station prolongée du corps assis sur le banc face à l'eau au parcours massif et continu est à l'origine d'une illusion qui voudrait bien faire appeler «endroit du fleuve» (comme on dit «partie du corps» cette section, seule accessible à la vue, du courant d'un être en fuite sans fin…)».
Oui. Mais cette parenthèse, avec ses reprises et ses interruptions, est en outre séparée, entre ces deux premières phrases, par la division de deux, comment dire ? j'allais parler de chapitres, mais non, il n'est pas question de chapitres, plutôt de strophes, ou de stances. Ces coupures, qui se répètent, scandent l'écoulement de la phrase, soumise, comme le courant du fleuve que, le plus souvent, elle évoque, à une constante, mais point toujours régulière, fluidité.
On l'entrevoit : la seconde source poétique du texte, c'est, mais indissolublement, la métaphore à chaque instant renouvelée, et explicitement revendiquée, puisque nommée, au sein même du discours, qui s'établit entre le cours de la vie et celui du fleuve : «Ce fleuve paisible aux péniches paresseuses aurait alors semblé une heureuse métaphore à cette vie dorée.» Heureuse ? En ce point, certes. Mais provisoirement. En d'autres points elle est propre à se charger d'aspects dysphoriques, voire mortifères : «Et voilà que maintenant les liens filiaux paraissent dissous sans retour dans l'eau du fleuve, voilà que maintenant Agathe et Flora emportées par le courant ne sont plus semble-t-il que les filles de leur mère.»
Comme le programme le titre du livre - au sens le plus strict du verbe programmer -, l'eau est constamment présente dans le texte. Sous tous ses aspects : l'eau de l'évier où s'entasse la vaisselle lors d'une absence de papa et maman, celle de la douche et de ses gouttes au trajet imprévisible, voire celle de «cataracte» de la chasse d'eau. Et celle aussi de la fontaine, de la pluie et de la flaque. Et même, pluralisées, «les eaux» que perd Suzanne avant de donner naissance à Agathe. Mais surtout, on l'a déjà compris, celle, dominante, du fleuve. Un homme, assis sur un banc regarde errer sur le fleuve - parfois s'arrêter, parfois remonter à contre-courant - quelques brindilles éparses. Pédantisons un peu, sans trop y croire : le lien entre le fleuve et ce je occulté qui parle quand même est à la fois de l'ordre de la métonymie - je regarde le fleuve, tout proche - et de la métaphore : je est le fleuve. Quelle meilleure image d'un «être absent déjà au loin en dépit de son apparente présence» ?
Oui, on peut lire ce texte comme autobiographique : il l'est vraisemblablement. Mais on en négligerait l'essentiel si on ne le lisait que de cette façon. Car il est aussi, et, à mon sens, il est surtout, une méditation poétique sur le temps perdu, au sens de Proust, le temps qu'on a tant de mal à retrouver, qu'on ne peut jamais retrouver.
Poétique ? Oui, et d'une double façon.
D'abord par le rythme si spécifique de la phrase. Comment le décrire, ce rythme ? Plutôt que de se lancer dans un long discours, qui courrait le risque du pédantisme, je le fais entendre : une longue parenthèse, déjà enchâssée dans une plus longue phrase :
«(Pareillement le fleuve au lit séculaire coule en des flots toujours renouvelés ; alors que cette station prolongée du corps assis sur le banc face à l'eau au parcours massif et continu est à l'origine d'une illusion qui voudrait bien faire appeler «endroit du fleuve» (comme on dit «partie du corps» cette section, seule accessible à la vue, du courant d'un être en fuite sans fin…)».
Oui. Mais cette parenthèse, avec ses reprises et ses interruptions, est en outre séparée, entre ces deux premières phrases, par la division de deux, comment dire ? j'allais parler de chapitres, mais non, il n'est pas question de chapitres, plutôt de strophes, ou de stances. Ces coupures, qui se répètent, scandent l'écoulement de la phrase, soumise, comme le courant du fleuve que, le plus souvent, elle évoque, à une constante, mais point toujours régulière, fluidité.
On l'entrevoit : la seconde source poétique du texte, c'est, mais indissolublement, la métaphore à chaque instant renouvelée, et explicitement revendiquée, puisque nommée, au sein même du discours, qui s'établit entre le cours de la vie et celui du fleuve : «Ce fleuve paisible aux péniches paresseuses aurait alors semblé une heureuse métaphore à cette vie dorée.» Heureuse ? En ce point, certes. Mais provisoirement. En d'autres points elle est propre à se charger d'aspects dysphoriques, voire mortifères : «Et voilà que maintenant les liens filiaux paraissent dissous sans retour dans l'eau du fleuve, voilà que maintenant Agathe et Flora emportées par le courant ne sont plus semble-t-il que les filles de leur mère.»
Comme le programme le titre du livre - au sens le plus strict du verbe programmer -, l'eau est constamment présente dans le texte. Sous tous ses aspects : l'eau de l'évier où s'entasse la vaisselle lors d'une absence de papa et maman, celle de la douche et de ses gouttes au trajet imprévisible, voire celle de «cataracte» de la chasse d'eau. Et celle aussi de la fontaine, de la pluie et de la flaque. Et même, pluralisées, «les eaux» que perd Suzanne avant de donner naissance à Agathe. Mais surtout, on l'a déjà compris, celle, dominante, du fleuve. Un homme, assis sur un banc regarde errer sur le fleuve - parfois s'arrêter, parfois remonter à contre-courant - quelques brindilles éparses. Pédantisons un peu, sans trop y croire : le lien entre le fleuve et ce je occulté qui parle quand même est à la fois de l'ordre de la métonymie - je regarde le fleuve, tout proche - et de la métaphore : je est le fleuve. Quelle meilleure image d'un «être absent déjà au loin en dépit de son apparente présence» ?
- Article
de Bénédicte Heim sur Livres-Addict
(2 juin 2009)
Voici un texte d'une frappante et flagrante
originalité. Un texte qui emprunte, pour évoquer les sujets éternels (l'amour,
l'origine, l'identité, la mort), des voies inusitées. Un texte qui avance par
capillarité thématique et compose, peu à peu, par versement de mots, cousinage,
alliage et contagion de sens, une étrange et envoûtante mosaïque.
Il est question de femmes aimées et en allées, de liens défaits, de parents et d'enfants mal accueillis, mal retribués de leur présence et leur amour donnés. Rien que de très banal en somme et de maintes fois lu et relu. Mais, on le sait, tout tient au traitement et à la mise en forme. Or, la singularité de ce récit, si délicat qu'il semble presque chuchoté en confidence, réside dans une approche toute de biais, de louvoiements et d'ondoiements gracieux autant que subtils. Prose dentellière, en lisière du poème, et qui requiert.
Le "liquide" du titre est le fil rouge, le prisme à travers lequel événements et sensations sont revisités.
Un homme, le narrateur, sis sur un banc au bord d'un fleuve, se remémore au gré du flux qui brasse des fragments mémoriels.
Des figures émergent. Féminines d'abord et voici donc Alexandrine, jeune amour trop vert et fruit mordant, pulvérisé en en sa criante immaturité. Suzanne, ensuite, moins évanescente, plus ancrée, solide et déterminée, épousée, élevée au rang de mère mais qui s'est retirée, fraîche rupture dont la blessure suinte encore. Les enfants, des filles, sont convoquées, dans l'élan d'une paternité toujours sujette à caution. Et la mère surgit, flanquée du père bien sûr et toute une constellation familiale se met en place pour la céder, bientôt, cette place à une instante interrogation sur les origines. Tout est perçu à travers les cycles, afflux et ressacs des fluides : l'eau, les eaux, le lait, le sang, le sperme ...
Au fil des remémorations, c'est un portrait en creux qui se dessine et se dégage : celui du narrateur qui se vit comme le contenant ou le réceptacle fuyant de toutes ces humeurs, de tous ces sucs et liquides. Mais, loin de sédifier, de se construire en dur et en relief, cette identité briguée suit, elle aussi, le cours inéluctable de la liquéfaction. A mesure qu'il cherche à s'en saisir, elle se délite et se dérobe au narrateur qui s'avoue père manquant, époux et amant tendance fantomatique et fils forcément indigne et déficient. Cette dernière proposition s'avérant d'autant plus vraie et poignante que l'afflux des souvenirs fait saillir un récif bien dur, un pan de vérité solide et jusqu'alors enfouie et refoulée mais qui cette fois résiste à l'engloutissement, vérité saignante et qui touche à la racine, aux fondements de l'être, du coup radié et entièrement reconfiguré.
Mais tout cela se dit à bas bruit, sur un ton feutré, tamisé et presque en s'excusant.
C'est "l'identification d'un homme" en forme de dissolution. C'est un texte qui saisit par sa finesse et son humilité, denrées rares et d'autant plus précieuses dans notre actuel vivier littéraire ...
Il est question de femmes aimées et en allées, de liens défaits, de parents et d'enfants mal accueillis, mal retribués de leur présence et leur amour donnés. Rien que de très banal en somme et de maintes fois lu et relu. Mais, on le sait, tout tient au traitement et à la mise en forme. Or, la singularité de ce récit, si délicat qu'il semble presque chuchoté en confidence, réside dans une approche toute de biais, de louvoiements et d'ondoiements gracieux autant que subtils. Prose dentellière, en lisière du poème, et qui requiert.
Le "liquide" du titre est le fil rouge, le prisme à travers lequel événements et sensations sont revisités.
Un homme, le narrateur, sis sur un banc au bord d'un fleuve, se remémore au gré du flux qui brasse des fragments mémoriels.
Des figures émergent. Féminines d'abord et voici donc Alexandrine, jeune amour trop vert et fruit mordant, pulvérisé en en sa criante immaturité. Suzanne, ensuite, moins évanescente, plus ancrée, solide et déterminée, épousée, élevée au rang de mère mais qui s'est retirée, fraîche rupture dont la blessure suinte encore. Les enfants, des filles, sont convoquées, dans l'élan d'une paternité toujours sujette à caution. Et la mère surgit, flanquée du père bien sûr et toute une constellation familiale se met en place pour la céder, bientôt, cette place à une instante interrogation sur les origines. Tout est perçu à travers les cycles, afflux et ressacs des fluides : l'eau, les eaux, le lait, le sang, le sperme ...
Au fil des remémorations, c'est un portrait en creux qui se dessine et se dégage : celui du narrateur qui se vit comme le contenant ou le réceptacle fuyant de toutes ces humeurs, de tous ces sucs et liquides. Mais, loin de sédifier, de se construire en dur et en relief, cette identité briguée suit, elle aussi, le cours inéluctable de la liquéfaction. A mesure qu'il cherche à s'en saisir, elle se délite et se dérobe au narrateur qui s'avoue père manquant, époux et amant tendance fantomatique et fils forcément indigne et déficient. Cette dernière proposition s'avérant d'autant plus vraie et poignante que l'afflux des souvenirs fait saillir un récif bien dur, un pan de vérité solide et jusqu'alors enfouie et refoulée mais qui cette fois résiste à l'engloutissement, vérité saignante et qui touche à la racine, aux fondements de l'être, du coup radié et entièrement reconfiguré.
Mais tout cela se dit à bas bruit, sur un ton feutré, tamisé et presque en s'excusant.
C'est "l'identification d'un homme" en forme de dissolution. C'est un texte qui saisit par sa finesse et son humilité, denrées rares et d'autant plus précieuses dans notre actuel vivier littéraire ...
- Article
dans les Feuilles de
route de Thierry Beinstingel (25 novembre 2009)
J’ai pratiqué la plongée pendant quelques années.
L’eau des mers est une substance étrange : on ne sait jamais quelle texture on
va trouver au-dessous de la surface. Certaines fois, le temps magnifique et la
« cuve d’outremer pur », chère à Blaise Cendrars (Feuilles de route,
bien sûr, poème équateur) laisse croire à un ensemble homogène et
franc. On saute joyeusement par-dessus bord dans le liquide en fusion de la
même manière qu’on l’avait fait le matin même ou la veille et exactement au
même endroit. Et on se retrouve dans une purée de pois compacte, particules et
plancton flottant en tous sens, empêchant la pénétration de la lumière alors
qu’a la plongée précédente et dans les mêmes conditions une clarté
bienveillante illuminait les profondeurs. Bien souvent cette opacité de surface
s’estompe au bout de quelques mètres et on retrouve l’eau claire en nageant
près du fond. D’autres fois c’est l’inverse, vous glissez avec confiance dans
la transparence mais le fond est opaque. Pour en avoir fait l’expérience, je
sais que la deuxième option est sinon plus dangereuse, du moins plus
inquiétante, on ne retrouve parfois même pas ses coéquipiers plongeurs au fond
tant ce brouillard liquide est dense. Il faut alors appliquer les consignes de
sécurité, chacun doit remonter à la surface, retrouver l’ensemble du groupe
avant de replonger aussitôt à mi-profondeur en appliquant toute une série de
calcul de paliers : on ne rigole pas avec les accidents de décompression dont
la remontée rapide décuple les risques.
Le livre de Philippe Annocque appartient assurément à la même alchimie délicate de la plongée.. Le « Liquide » qu’il propose est clair, poétique, on sent les prémices d’une belle plongée mais quelques particules inquiétantes flottent en suspens, inquiètent : des prénoms, Pierre, Estelle, Suzanne Alexandrine, autour desquelles un univers vogue au gré des courants sans qu’on arrive, à ce stade, à bien voir les contours, les formes, la faune environnante. Et puis, au fur et à mesure de la descente, l’ambiance devient plus transparente, on distingue les rochers du fond, acérés, vifs, finalement assez inhospitaliers. C’est à la remontée que tout se joue : on revient sur les pages précédentes. Explication du monde. De celui d’un narrateur qui tente de comprendre ce qui lui est arrivé jusqu’à présent, les femmes, la famille, sa vie. Mais comme dit l’auteur, « comprendre quoi ? ». Le livre ainsi entre dans les hésitations mais comme dans nos vies, résumées à des hypothèses : et si j’avais dit/agi/pensé autrement, qu’est-ce qui aurait changé ? Bref, les petits enchaînements qui entraînent vers les grandes ruptures sont passées au crible. Et on peut se demander, si, dans tout cet univers, liquide, fuyant, épousant par lâcheté ou facilité la forme du dernier récipient trouvé, il reste quelque chose de la plongée et d’ailleurs pourquoi avais-je évoqué cela au début sinon par simple analogie avec l’élément liquide ? Est-ce qu’on risque un accident de décompression mentale à la redescente- remontée (où est-on ?) du voyage vertical d’un livre ? Peut-être… Mais il reste aussi le mouvement et la plongée est pour l’instant la seule manière de réaliser le vieux rêve d’Icare : on est hors pesanteur, on vole entre deux eaux. Le livre de Philippe Annocque restitue cette sensation, cette étrange beauté du geste de planer et se fondre dans l’entourage et ce n’est pas là son moindre mérite.
Le livre de Philippe Annocque appartient assurément à la même alchimie délicate de la plongée.. Le « Liquide » qu’il propose est clair, poétique, on sent les prémices d’une belle plongée mais quelques particules inquiétantes flottent en suspens, inquiètent : des prénoms, Pierre, Estelle, Suzanne Alexandrine, autour desquelles un univers vogue au gré des courants sans qu’on arrive, à ce stade, à bien voir les contours, les formes, la faune environnante. Et puis, au fur et à mesure de la descente, l’ambiance devient plus transparente, on distingue les rochers du fond, acérés, vifs, finalement assez inhospitaliers. C’est à la remontée que tout se joue : on revient sur les pages précédentes. Explication du monde. De celui d’un narrateur qui tente de comprendre ce qui lui est arrivé jusqu’à présent, les femmes, la famille, sa vie. Mais comme dit l’auteur, « comprendre quoi ? ». Le livre ainsi entre dans les hésitations mais comme dans nos vies, résumées à des hypothèses : et si j’avais dit/agi/pensé autrement, qu’est-ce qui aurait changé ? Bref, les petits enchaînements qui entraînent vers les grandes ruptures sont passées au crible. Et on peut se demander, si, dans tout cet univers, liquide, fuyant, épousant par lâcheté ou facilité la forme du dernier récipient trouvé, il reste quelque chose de la plongée et d’ailleurs pourquoi avais-je évoqué cela au début sinon par simple analogie avec l’élément liquide ? Est-ce qu’on risque un accident de décompression mentale à la redescente- remontée (où est-on ?) du voyage vertical d’un livre ? Peut-être… Mais il reste aussi le mouvement et la plongée est pour l’instant la seule manière de réaliser le vieux rêve d’Icare : on est hors pesanteur, on vole entre deux eaux. Le livre de Philippe Annocque restitue cette sensation, cette étrange beauté du geste de planer et se fondre dans l’entourage et ce n’est pas là son moindre mérite.
- Coulent
mes larmes dans la mer promise par les mouvements rythmés de tout fleuve, article de la librairie Labyrinthes à Rambouillet,
sur Ramboliweb (avril
2009)
Il faudrait commencer par une succession de
métaphores et d’anciennes citations glissant dans la mémoire comme de beaux
oiseaux du passé. Tout homme est un fleuve aux rives impassibles. La position
héraclitéenne, toujours ambivalente, qui veut qu’on ne puisse se baigner deux
fois dans le même fleuve, quoi que cela puisse dire de l’être (est-ce que le
temps passe et change le contexte, ou bien que l’être lui-même ne reste pas et
du coup dans son impermanence n’arrivera jamais à projeter dans quelque courant
d’eau un morceau unanime et solide qui fasse plouf ?). La théorie bouddhiste
des éléments qui fait de l’eau la plus grande des forces, moins pour la
capacité de la vague à grignoter toute falaise au fil du temps que pour
l’incomparable flexion que le liquide sait adopter en face de toute forme pour
la remplir ou s’y infiltrer.
On pourrait aussi s’étonner qu’à ce point nul ne s’y soit attaqué jusqu’ici, avec armes et bagages, à cette évocation des contenus d’un être au monde sous un autre angle que celui de l’enveloppe de chair. Pour creuser ailleurs qu’à l’interface de peau, cette frontière psychanalytiquement affirmée et première, cette barrière entre un dedans et des dehors. Car l’enveloppe peut céder la place, transposition tridimensionnelle au récipient avec goulot, un vase pour les fleurs fanées de la mémoire. Du vase comme réceptacle de tous liquides en transit ou stagnant, Philippe Annocque s’attache à explorer non la forme mais bien les remplissages. Et l’accumulation de strates liquides, comme dans quelque absolu cocktail exotique aux tranches bizarrement colorées, dont le déploiement et les irisations bousculent l’œil tout en le fascinant.
On pourrait aussi s’étonner qu’à ce point nul ne s’y soit attaqué jusqu’ici, avec armes et bagages, à cette évocation des contenus d’un être au monde sous un autre angle que celui de l’enveloppe de chair. Pour creuser ailleurs qu’à l’interface de peau, cette frontière psychanalytiquement affirmée et première, cette barrière entre un dedans et des dehors. Car l’enveloppe peut céder la place, transposition tridimensionnelle au récipient avec goulot, un vase pour les fleurs fanées de la mémoire. Du vase comme réceptacle de tous liquides en transit ou stagnant, Philippe Annocque s’attache à explorer non la forme mais bien les remplissages. Et l’accumulation de strates liquides, comme dans quelque absolu cocktail exotique aux tranches bizarrement colorées, dont le déploiement et les irisations bousculent l’œil tout en le fascinant.
L’histoire en prétexte – avant que ne commence
l’écriture – est simple, si simple qu’elle mérite à peine d’être développée. Le
narrateur commence assis sur un banc, en face du fleuve ; il s’en lèvera en fin
de parcours, avec peut-être le regret d’une tentation d’y jeter l’être pour le
finir (va donc savoir…). Sa station réfléchie et son immobilité n’empêchent pas
les mouvements de (l’âme ?) et les vagues associatives successives de la
mémoire. Une femme aimée qui l’a trahi, une femme épousée qui l’a séparé, des
enfants disposés au passage du temps, des relations humaines dont le flot est
mince… Mais surtout la persistance d’un vide essentiel, d’une attente. Cet être
vague est avant tout un être à remplir.
Un vacuum comme le disait nos anciens, qui
savaient déjà qualifier un espace vide de toute chose, et qui en avaient tout
aussi vite déduit que la nature a horreur du vide. Nulle surprise que cette
pompe à vide en appelle au final à ce qu’il resterait de déité psychopompe pour
l’accompagner dans son parcours à travers la mémoire et le temps, dont chacun
sait les vagues et gouttelettes…
De liquide en sanie, ceux des corps comme ceux du
monde, toutes les eaux de la création se mêlent et se succèdent, pour tramer
cette histoire sur un métier composé de larmes, de sueur, de mares et d’eaux
stagnantes, de pisse et d’eaux perdues dans les préludes à l’enfantement, de
lait maternel et d’humeurs échangées dans l’amour… On n’oubliera jamais qu’une
caractéristique physique de base de l’état liquide réside dans la facilité de
la matière à se déformer et sa difficulté à se compresser. Les liquides sont
des fluides, dont à la fois les molécules sont faiblement liées, mais cependant
suffisamment proches les unes des autres. Ce qui explique leur caractère
déformable (comme un gaz : faibles liaison) et leur résistance à la compression
(comme un solide : proximité). Déformable comme la mémoire. Résistant à la
compression comme le temps.
Les phrases se succèdent, parfois vagues, parfois
pluie. Le flux du récit connaît des heurts, des ratés. Il y a des barrages. La
pression permet de les faire sauter, ou de les contourner. Il y a des
débordements. Il y a surtout une langue, inouïe. Littéralement : jamais encore
auditée. Celle de la capillarité associative. Celle du flux entêté à dérouler
chaque balance de son propos, chaque insert. Une langue qui n’hésite jamais à
se structurer aussi étrangement qu’elle parfois se déploie dans notre fort
intérieur pour nous murmurer en légers ruissellements des secrets, la phrase à
épisodes qui ne cesse de s’écouler, pour s’en finir comme tout liquide par
aller à la mer. A travers ce fleuve de départ et ce fleuve terminus : le fleuve
de l’écriture.
Les définitions artistiques traditionnelles
mettent souvent l’accent sur l’adéquation nécessaire de la forme et du fond. On
ne raconte pas une histoire de bruit et de fureur, une épopée, avec un
vocabulaire de base de vingt-cinq mots (ou alors on en fait un projet,
volontaire, et du coup c’est adapté au projet). Ici, Philippe Annocque réunit
dans la forme même de l’écriture les trois composantes – philosophiques,
poétiques, prophétiques – de son propos, en disciplinant tous les mots de la
douleur pour les faire couler dans la même direction : une langue, fluide,
splendide, délicieuse. On ne dira jamais assez l’indicible, on n’ira jamais
assez sur les territoires de l’inquiétude, au bord de la connaissance par les
gouffres, obstinément, guettant le moindre frêle bruit, la moindre fêlure. La
moindre brindille malmenée par le courant et qui s’en va dans un mouvement
imprévisible de heurts et d’à-coups rejoindre d’autres brindilles emportées par
le courant vers la mer.
- Article
sur Pages
à pages, par Christine Jeanney (4 décembre 2009)
« Les gouttes sur la vitre embuée
ruisselaient et jamais leur trajet n'était longtemps rectiligne : elles
s'arrêtaient, stoppées par un obstacle invisible qui n'était rien de plus que
la trace déjà séchée d'une plus ancienne
puis faisaient un brusque crochet presque à angle droit
et rejoignaient le parcours tout récent d'une autre encore qu'elles pouvaient alors rattraper
- et se fondre avec elle en une suprême précipitation. »
Qu'il soit larme, sueur, flot ou eau de vaisselle, le flux traverse Liquide de part en part.
Philippe Annocque travaille cette matière par nature insaisissable, indispensable, et la façonne. Le Liquide se fait à la fois fil rouge et arrière-plan.
Un banc au bord d'un fleuve, l'eau qui coule, des brindilles qui flottent, et c'est toute une mémoire qui prend le temps du retour sur elle-même, dans un parcours aussi sinueux que la glissade d'une goutte le long d'une vitre.
Des textes poétiques - poétiques par la langue, le travail de ponctuation et de mise en page - s'enchaînent, délimitant les contours d'un narrateur sans “je”. Son premier amour apparaît, sa femme, son frère, ses parents, ses enfants et les moments clés de son existence.
Chacune de ces “gouttes” délivrée, isolée du reste, confine à l'intime : un moment retrouvé, une expression sur un visage, un regard, une sensation, une phrase dite, un détail remontant à la surface. Et chacune de ces gouttes élargie se fait loupe et miroir.
« La cérémonie (obsèques, enterrement, funérailles ; pourquoi tant de mots ?) eut lieu sous anesthésie.
Le regard s'attachait avec soin à un monde strictement matériel : fêlures ramifiées du carrelage des allées, taches de couleur sur les colonnes (autrefois peintes) imprimées de nouveau par le soleil à travers les vitraux, crachotements caverneux de la sono du prêtre ;
brise continuelle, bruit rythmique d'un train au loin, ciel bleu, pieds douloureux dans les chaussures trop neuves : encore attendre, debout devant un trou. »
Ce narrateur qui n'est pas “je”, à force de n'être “personne” passera par “nous” à un moment ou à un autre. Au sein du couple ou de la filiation, il renverra forcément un reflet connu reconnu, vécu. Comme la silhouette, par exemple, de celui qui tente d'être lucide et ose « enfin gratter les croûtes sur les plaies ».
L'observateur au bord de l'eau qui pense et revient sur ses pensées est très précis. Même lorsque les souvenirs exhumés des flots se voilent du flou de la vase, le ressenti est pointu, exact. La même précision attentive est portée aux mots :
« Ils avaient tenté de se retrouver.
Se retrouver. Ils s'étaient donc perdus.
Tenté. Ils avaient donc échoué. »
C'est une performance que celle de Philippe Annocque de brosser le portrait et les contours distincts d'un narrateur sans nom et sans pronom. Le texte de Liquide, avec ses moments de vie disparates, offre une grande homogénéité, un camaïeu d'instants, dans une structure pourtant fragmentée. Sans doute pour affermir l'idée que les reflets changeants de l'eau, à tous les étages d'une vie, ne forment qu'un seul fleuve.
« Il y avait donc un but, apparemment, jamais nommé, au bout de cet assoupissement […]
quelque chose comme une issue, une embouchure, un estuaire »
puis faisaient un brusque crochet presque à angle droit
et rejoignaient le parcours tout récent d'une autre encore qu'elles pouvaient alors rattraper
- et se fondre avec elle en une suprême précipitation. »
Qu'il soit larme, sueur, flot ou eau de vaisselle, le flux traverse Liquide de part en part.
Philippe Annocque travaille cette matière par nature insaisissable, indispensable, et la façonne. Le Liquide se fait à la fois fil rouge et arrière-plan.
Un banc au bord d'un fleuve, l'eau qui coule, des brindilles qui flottent, et c'est toute une mémoire qui prend le temps du retour sur elle-même, dans un parcours aussi sinueux que la glissade d'une goutte le long d'une vitre.
Des textes poétiques - poétiques par la langue, le travail de ponctuation et de mise en page - s'enchaînent, délimitant les contours d'un narrateur sans “je”. Son premier amour apparaît, sa femme, son frère, ses parents, ses enfants et les moments clés de son existence.
Chacune de ces “gouttes” délivrée, isolée du reste, confine à l'intime : un moment retrouvé, une expression sur un visage, un regard, une sensation, une phrase dite, un détail remontant à la surface. Et chacune de ces gouttes élargie se fait loupe et miroir.
« La cérémonie (obsèques, enterrement, funérailles ; pourquoi tant de mots ?) eut lieu sous anesthésie.
Le regard s'attachait avec soin à un monde strictement matériel : fêlures ramifiées du carrelage des allées, taches de couleur sur les colonnes (autrefois peintes) imprimées de nouveau par le soleil à travers les vitraux, crachotements caverneux de la sono du prêtre ;
brise continuelle, bruit rythmique d'un train au loin, ciel bleu, pieds douloureux dans les chaussures trop neuves : encore attendre, debout devant un trou. »
Ce narrateur qui n'est pas “je”, à force de n'être “personne” passera par “nous” à un moment ou à un autre. Au sein du couple ou de la filiation, il renverra forcément un reflet connu reconnu, vécu. Comme la silhouette, par exemple, de celui qui tente d'être lucide et ose « enfin gratter les croûtes sur les plaies ».
L'observateur au bord de l'eau qui pense et revient sur ses pensées est très précis. Même lorsque les souvenirs exhumés des flots se voilent du flou de la vase, le ressenti est pointu, exact. La même précision attentive est portée aux mots :
« Ils avaient tenté de se retrouver.
Se retrouver. Ils s'étaient donc perdus.
Tenté. Ils avaient donc échoué. »
C'est une performance que celle de Philippe Annocque de brosser le portrait et les contours distincts d'un narrateur sans nom et sans pronom. Le texte de Liquide, avec ses moments de vie disparates, offre une grande homogénéité, un camaïeu d'instants, dans une structure pourtant fragmentée. Sans doute pour affermir l'idée que les reflets changeants de l'eau, à tous les étages d'une vie, ne forment qu'un seul fleuve.
« Il y avait donc un but, apparemment, jamais nommé, au bout de cet assoupissement […]
quelque chose comme une issue, une embouchure, un estuaire »
Tout corps plongé dans un liquide voit ses
limites mises à nu. A travers des mots qui vont et viennent, un langage souvent
proche de la prose poétique, Philippe Annocque crée l'observation, acérée; il
s'installe pour nous raconter des vies. Vies d'autrui qui pourraient être les
nôtres. Parties de nous-mêmes tant les aspirations humaines sont universelles.
Universellement utopiques et banales.
L'auteur effectue un travail de mise en abîme du regard qui se pose, histoire de contempler ce que l'on voit ou croit voir.
Le détail s'additionne à la précision, afin de construire un tout, plus vaste, mais au-delà de cette immensité existentielle demeure le fragment, l'infime aléatoire et parfois totalement invisible.
Intervient dès lors l'élément liquide, qui peut se faire déclencheur, révélateur. Flaque, flot, mer, larmes, eau de vaisselle, thé ou piscine… omniprésent liquide à l'image de ce flux vital qui nous anime.
Le narrateur nous évoque sa vie, celle de ses parents, son père, sa mère, son premier amour Alexandrine, la rupture, l'arrivée de Suzanne, d'une petite Agathe puis d'une Flora, des joies et des soucis. Le tout est composé de moments fragiles, d'instants d'égarement ou de dérives par rapport aux sentiers battus qu'une simple chasse d'eau pourrait évacuer. L'amour passion rime avec raft et torrent, le temps qui passe s'apparente au goutte-à-goutte.
Le langage de Philippe Annocque tente la déstructuration, il indique au lecteur qu'il est capable de partir dans toutes les directions et en même temps, il se redresse, revient sur les rails, car il sait que nous avons besoin de ces repères. Nous montrer de la sorte nos limites et nos habitudes devrait nous aider à nous en extirper et pourtant, rien ne bouge… alors en sommes-nous capables? L'immobilisme et l'attentisme des protagonistes du livre esquissent l'ébauche d'une réponse. Et si c'était le liquide qui était vivant, plutôt que nous? Ne sommes-nous pas un élément de ce liquide qui passe et repasse d'un contenant à un autre, avec ou sans altération?
La réflexion de l'auteur interpelle, dérange et intrigue. Sa langue, belle et capricieuse, nous renvoie à nos propres interrogations, à nos rêves perdus et à venir. Un univers danse sous nos yeux et la dernière page du livre tournée, il continue à s'agiter parce que tout cela a remué les repères, bousculé les éléments, de bien élégante manière. A découvrir !
L'auteur effectue un travail de mise en abîme du regard qui se pose, histoire de contempler ce que l'on voit ou croit voir.
Le détail s'additionne à la précision, afin de construire un tout, plus vaste, mais au-delà de cette immensité existentielle demeure le fragment, l'infime aléatoire et parfois totalement invisible.
Intervient dès lors l'élément liquide, qui peut se faire déclencheur, révélateur. Flaque, flot, mer, larmes, eau de vaisselle, thé ou piscine… omniprésent liquide à l'image de ce flux vital qui nous anime.
Le narrateur nous évoque sa vie, celle de ses parents, son père, sa mère, son premier amour Alexandrine, la rupture, l'arrivée de Suzanne, d'une petite Agathe puis d'une Flora, des joies et des soucis. Le tout est composé de moments fragiles, d'instants d'égarement ou de dérives par rapport aux sentiers battus qu'une simple chasse d'eau pourrait évacuer. L'amour passion rime avec raft et torrent, le temps qui passe s'apparente au goutte-à-goutte.
Le langage de Philippe Annocque tente la déstructuration, il indique au lecteur qu'il est capable de partir dans toutes les directions et en même temps, il se redresse, revient sur les rails, car il sait que nous avons besoin de ces repères. Nous montrer de la sorte nos limites et nos habitudes devrait nous aider à nous en extirper et pourtant, rien ne bouge… alors en sommes-nous capables? L'immobilisme et l'attentisme des protagonistes du livre esquissent l'ébauche d'une réponse. Et si c'était le liquide qui était vivant, plutôt que nous? Ne sommes-nous pas un élément de ce liquide qui passe et repasse d'un contenant à un autre, avec ou sans altération?
La réflexion de l'auteur interpelle, dérange et intrigue. Sa langue, belle et capricieuse, nous renvoie à nos propres interrogations, à nos rêves perdus et à venir. Un univers danse sous nos yeux et la dernière page du livre tournée, il continue à s'agiter parce que tout cela a remué les repères, bousculé les éléments, de bien élégante manière. A découvrir !
(et les
avis de Calistoga, Veneziano, Tistou, Débézed, Farfalone, Garance62, JEyre,
Stavroguine, Sissi, Bolcho) (30 mars 2009)
-
Commentaires et citations sur Babelio
-
Proposition d'atelier d'écriture sur le site Liminaire, par Pierre
Ménard (9 juillet 2010)
-
Chronique sur Sens
critique, par Marianne L (avril 2013)
Un homme, assis au bord
d’un fleuve, laisse sa pensée dériver en contemplant le cours d’eau, attention
flottante qui permet à la mémoire de remonter à sa source, empruntant les ponts
que les mots jettent au travers des pensées.
Une relation de vingt ans
qui vient de se clore l’a amené à s’asseoir sur ce banc ; au fil de l’eau de
cette introspection vagabonde, le parcours redevient limpide, comme un réveil
après un long assoupissement.
Exercice de style périlleux
dans le tissage des évocations et des non-dits familiaux, des mots souvent
déficients qui en appellent d’autres, pour retrouver enfin les étapes de ce
parcours ignoré, "Liquide" est un livre brillant, mine de rien. On y
avance un peu comme dans ces comptines d’enfant où l’on joue à saute-mouton
avec les mots, au long d’une trajectoire poétique, imprévisible seulement en
apparence, comme ces brindilles sur l’eau ou ces gouttelettes de la douche.
« Penser "Maman".
Autrefois c’était une pensée naturelle, au point d’en être invisible, répandue
dans les moindres compartiments de la vie.
Autrefois cette pensée même : « Penser "Maman" » aurait été absurde, dépourvue de sens, impossible ; autrefois cette pensée n’aurait pas été pensée.
Maintenant elle est devenue nécessaire, et laborieuse aussi : c’est comme soulever le plus longtemps possible un poids bien trop lourd pour de pauvres forces humaines, en sachant qu’à la seconde suivante dans l’épuisement de la vanité tout retombera comme une dalle dans la poussière en suspens ;
puisqu’il n’y a plus nulle part une femme dont être l’enfant. »
Autrefois cette pensée même : « Penser "Maman" » aurait été absurde, dépourvue de sens, impossible ; autrefois cette pensée n’aurait pas été pensée.
Maintenant elle est devenue nécessaire, et laborieuse aussi : c’est comme soulever le plus longtemps possible un poids bien trop lourd pour de pauvres forces humaines, en sachant qu’à la seconde suivante dans l’épuisement de la vanité tout retombera comme une dalle dans la poussière en suspens ;
puisqu’il n’y a plus nulle part une femme dont être l’enfant. »
- Article
de la librairie Charybde
(avril 2013)
Rarement ce que "se conformer au lieu de
vivre" signifie n'a été aussi bien écrit.
Publié en 2009 chez Quidam
Éditeur, le quatrième texte de Philippe Annocque a
toutes les chances de remuer en beauté, en chacune et chacun, un terrible
examen de conscience, toujours plus ou moins occulté, précisément : se
conformer, est-ce vivre ?
La quatrième de couverture
le dit fort justement, et mérite d'être citée : Liquide est celui qui ne
s'est jamais vu rien faire d'autre que de bien remplir comme des récipients les
rôles successifs exposés par la vie. Jusqu'à ce qu'enfin celle-ci déborde, dans
le flux d'un récit sans personne, puis s'asséchant laisse apparaître le secret
toujours tu, toujours su.
Formidable travail de
retour sur soi, au moment où - enfin - les sentiers se mettent à bifurquer, un
flot emporte le narrateur, étape par étape, liées par des enjambements de
fluides : méditations cruciales au bord du fleuve, dont le courant sale
appellera successivement la flaque de pluie, le lait du biberon, la fontaine
tarie du Luxembourg, le sang et le pus de plaies jamais refermées, les eaux
perdues d'un accouchement, la sueur d'un torse, le plâtre et la confiture pas
encore solides, la pluie leurrant les escargots, la promesse d'un nuage, le
fleuve de la mémoire même, la chasse d'eau réelle ou métaphorique, les larmes,
le torrent de montagne vacancière, les salives mêlées des baisers, le verre
d'eau boisson de grossesse, le plan d'eau artificiel de la ville nouvelle, le
thé mondain dans la tasse en porcelaine matrilinéaire, la pluie ruisselant sur
le chemin de la maternité, l'humidité débordant de la couche du premier-né, le
sperme répandu bien entendu, la pluie à nouveau sur Cholet, le bassin
d'agrément où filent d'enfantins voiliers, la mer bretonne succèdant à la
Normandie abandonnée et vendue, la vague ludique sur la plage obligatoire, pour
enfin se boucler au bord de ce même fleuve générateur d'introspection, qui
n'est plus tout à fait le même, sans être vraiment différent.
Impressionnant de justesse
et de finesse, ce bilan de demi-vie, tout en poésie faussement désenchantée,
établit vigoureusement le constat du prix réel à payer lorsque, de jardin
indispensable en maison de campagne souhaitée, de nouvelle voiture en thé
"amical", de job nécessaire en statut idoine, l'affirmation de désirs
conformes hâtivement reconnus comme partagés tient lieu de définition de
l'amour et de la vie... Et ce moment où la désillusion lucide permet peut-être
le rebond.
Avec sa fausse légèreté de
ton et sa précision de radar millimétrique, un grand livre.
Et Suzanne ? Suzanne au
discours aujourd'hui à peine intelligible ne fut-elle pas, lors d'un autrefois
désormais impensable, l'objet de quelque chose qui au présent n'existe plus,
n'existe pas, n'a semble-t-il jamais pu exister ?
Ne fut-elle réellement rien d'autre que ce vase où se couler a pu passer pour une solution confortable, cette prothèse propre à imposer à l'être la forme qui lui manquait ?
(Seulement à peu près propre, rectifie le rpésent. Simplement moins impropre sans doute que n'a pu l'être Alexandrine aux désirs moins clairement formulés.)
Sans doute pas. Pas tout à fait. Parfois peut-être la vie a-t-elle exercé sur l'être des pressions (la pression du regard d'une personne aimante, l'impression intime d'un devenir possible) qui ont pu lui faire quitter pour un instant son état liquide.
Ne fut-elle réellement rien d'autre que ce vase où se couler a pu passer pour une solution confortable, cette prothèse propre à imposer à l'être la forme qui lui manquait ?
(Seulement à peu près propre, rectifie le rpésent. Simplement moins impropre sans doute que n'a pu l'être Alexandrine aux désirs moins clairement formulés.)
Sans doute pas. Pas tout à fait. Parfois peut-être la vie a-t-elle exercé sur l'être des pressions (la pression du regard d'une personne aimante, l'impression intime d'un devenir possible) qui ont pu lui faire quitter pour un instant son état liquide.
sur les
blogs :
- Liquéfaction, article de Marie M, sur le blog L'avis textuel de Marie M (1er avril 2015)
- "Liquide", les eaux douces amères de Philippe Annocque, sur le blog l'Employée aux écritures de Martine Sonnet (13 mai 2009)
Dans Liquide,
le quatrième
livre de Philippe Annocque (coup de chapeau en passant au beau discernement de Quidam Editeur) dont j’avais lu et
bien apprécié déjà, Par
temps clair, et suis toujours curieuse de lire derrière les hublots, ce n’est pas l’eau qui
manque mais on ne peut pas dire pour autant que “ça baigne” pour celui
assis sur le banc au bord du fleuve.
D’abord celui c’est qui ? Ni je, ni il, même pas
une autre : sans personne grammaticale – belle performance de l’auteur – un
personnage qui forcément n’a pas la vie ni l’identité faciles. Et si tous ses
soucis venaient de là, qu’il n’y aurait jamais celui qu’on croit, à l’intérieur
? “On” : en fait, plutôt elles – une mère, une amante de jeunesse, une épouse
de maturité et sa mère, donc une belle-mère, et les deux filles nées de l’union
avec l’épouse – toutes à jeter leurs pavés dans la marre. Lui, bien éclaboussé,
surtout par le dernier, lancé par l’épouse lasse, qui lui vaut sa longue pause
méditative/rétrospective devant brindilles emportées au fil de l’eau.
Et les grandes eaux de sa vie d’entraîner ses
pensées : eaux prometteuses des douches ludiques avec l’amante, eaux
quotidiennes des vaisselles et des lessives sous le règne de l’épouse
électro-ménagèrement conseillée par sa mère, eaux exceptionnelles et
déconcertantes, échappées de la poche rompue trop tôt, prélude à la naissance
de la fille aînée. Un peu de larmes, un peu de pluie.
Philippe Annocque propose un texte profondément
original, dans sa présentation typographique même qui ne se “justifie” pas plus
que celui qui procède à la relecture liquide, infiniment subtile, drolatique et
grave, d’une vie qu’il n’a pas eu la présence d’esprit de mettre hors d’eau,
comme on se dépêche de le faire quand on construit une maison – de préférence
sur un vide comme le fait très justement remarquer le père.
A la lecture, en tout cas, Liquide, aucun doute, ça
baigne.
Je l'ai lu d'un trait — bu d'une traite ce
liquide savamment dosé, avec une pointe d'amertume, comme on dit un nuage de
lait : trouble. S'il est généralement admis que Une affaire de regard
relevait du roman d'apprentissage, je qualifierais volontiers celui-ci de roman
de la maturité. Le narrateur assis sur un banc, immobile donc, regarde couler
l'eau du fleuve et observe les fétus de paille qui se laissent aller au fil de
l'eau. Premier contact avec le liquide. Mouvement. Le narrateur suit le cours
de ses pensées et remonte à son adolescence, à l'échange du premier baiser
devant une fontaine, à son premier amour, aux douches rituelles que prenaient
ensemble les jeunes amoureux... Les formes multiples du liquide.
Puis le mariage — avec une autre, la naissance des enfants, le déménagement vers la campagne, la situation qu'il faut se faire, la mort de la mère, les vacances en Bretagne, la lassitude d'une vie informe dans laquelle on se coule, sans surprises et sans vraie résistance, le quotidien pris dans une gangue de vase, un amour qui se liquéfie...
Vingt ans enfuis, les enfants grandis à l'ombre — à l'image — de la mère...
L'eau a passé sous les ponts, à l'âge mûr on comprend à propos de ses parents ce qu'on n'avait pas su voir petit.
Mais trop c'est trop, on a beau s'adapter à la forme du vase, il vient toujours une goutte finale, celle qui, tout d'un coup, fait déborder le personnage.
Retour sur soi, retour aux sources, à la source, voilà ce que je retiens de ce livre ; ça ou se noyer dans la vaste mer d'incompréhension. C'est un roman émouvant, tout en finesse et en allusions, symbolique. Un roman à l'écriture discrètement audacieuse puisque un roman sans personne ; ni je, ni tu, ni il... Vrai tour de force grammatical qui nécessite le recours constant à des tournures impersonnelles et passives pour illustrer ce personnage liquide, indécis, spectateur de sa propre existence : Déjà à l'époque il pouvait arriver à une telle question de se poser, lorsque des personnes mises au courant et désireuses de manifester leur sympathie venaient à combler d'éloges celui qui selon elles avait su réagir de façon si positive dans un contexte pourtant difficile ; et il était certes agréable de se voir ainsi dans ce rôle nouveau et surprenant du héros au coeur d'acier, cependant un reste de conscience ancienne empêchait d'adhérer tout à fait à ce nouveau portrait [...] (p.66)
Un roman qui touchera forcément les lecteurs de la même génération que l'auteur, les autres aussi j'espère. Un beau, un bon roman.
Puis le mariage — avec une autre, la naissance des enfants, le déménagement vers la campagne, la situation qu'il faut se faire, la mort de la mère, les vacances en Bretagne, la lassitude d'une vie informe dans laquelle on se coule, sans surprises et sans vraie résistance, le quotidien pris dans une gangue de vase, un amour qui se liquéfie...
Vingt ans enfuis, les enfants grandis à l'ombre — à l'image — de la mère...
L'eau a passé sous les ponts, à l'âge mûr on comprend à propos de ses parents ce qu'on n'avait pas su voir petit.
Mais trop c'est trop, on a beau s'adapter à la forme du vase, il vient toujours une goutte finale, celle qui, tout d'un coup, fait déborder le personnage.
Retour sur soi, retour aux sources, à la source, voilà ce que je retiens de ce livre ; ça ou se noyer dans la vaste mer d'incompréhension. C'est un roman émouvant, tout en finesse et en allusions, symbolique. Un roman à l'écriture discrètement audacieuse puisque un roman sans personne ; ni je, ni tu, ni il... Vrai tour de force grammatical qui nécessite le recours constant à des tournures impersonnelles et passives pour illustrer ce personnage liquide, indécis, spectateur de sa propre existence : Déjà à l'époque il pouvait arriver à une telle question de se poser, lorsque des personnes mises au courant et désireuses de manifester leur sympathie venaient à combler d'éloges celui qui selon elles avait su réagir de façon si positive dans un contexte pourtant difficile ; et il était certes agréable de se voir ainsi dans ce rôle nouveau et surprenant du héros au coeur d'acier, cependant un reste de conscience ancienne empêchait d'adhérer tout à fait à ce nouveau portrait [...] (p.66)
Un roman qui touchera forcément les lecteurs de la même génération que l'auteur, les autres aussi j'espère. Un beau, un bon roman.
Sur la question de la mise en forme, toujours,
j'ai aimé vraiment le dernier livre de Philippe Annocque, Liquide.
Celui dont il est question dans ce livre, (le personnage, l'individu, le celui
qui n'est pas le narrateur, comment le qualifier? ) est tellement apte,
tellement adapté, tellement adaptable, que de forme propre il n'en a pas. Il
devient ce que le contexte fait de lui. Jusqu'à ce que le contexte se lasse
d'en être un et le laisse s'échapper, s'assécher.
Pour moi c'était comme un plaisir de cousinage de lire ce texte, avec l'indétermination comme personnage principal. Quand j'ai écrit Contact, c'est sur une route que j'ai placé un personnage similaire, tentant de suivre une trajectoire au choix illusoire. Philippe Annocque rend l'immobilité du fluide encore plus criante : là, le personnage est assis devant une eau qui coule, et vers où ne sera jamais vraiment la question.
Pour moi c'était comme un plaisir de cousinage de lire ce texte, avec l'indétermination comme personnage principal. Quand j'ai écrit Contact, c'est sur une route que j'ai placé un personnage similaire, tentant de suivre une trajectoire au choix illusoire. Philippe Annocque rend l'immobilité du fluide encore plus criante : là, le personnage est assis devant une eau qui coule, et vers où ne sera jamais vraiment la question.
Et qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire,
exactement, qu'on soit plusieurs, au moins deux, mais évidemment beaucoup plus
que ça, à se poser cette même question, non pas franchement celle de
l'identité, mais celle de la relation à l'autre, et comment ne
pas le prendre ni pour un récipient, ni pour une destination?
- Billet
sur C'était demain, par Dominique Boudou (18 avril 2010)
Comment les souvenirs nous
viennent-ils ? A quelle vitesse ? Sur quelles mémoires s'appuient-ils et que
reste-t-il de leurs traces dans notre conscience multiple ? Ont-ils seulement
la force de se constituer personnages à l'intérieur d'une histoire ?
Philippe Annocque, comme nous tous, est prisonnier de ces questions. L'observation du fleuve où glissent d'insaisissables brindilles n'y changera rien. L'écriture non plus. Elle ressemble aux mouvements de l'eau qui brouillent surface et profondeur, apparition et disparition. La phrase de Philippe Annocque dans Liquide, paru chez Quidam Editeur, s'arrête volontiers au milieu d'une page et reprend trois lignes plus bas. Entre les deux fragments, des italiques, des parenthèses, des tirets qui disent autre chose ou la même chose mais différemment. La pensée naît et meurt ainsi dans une présence où l'absence se tapit déjà. La pensée et les souvenirs et les émotions et les désirs. La vie. Impossible à ranger. A contenir. Le livre déborde. Sans noyer le lecteur qui peut s'asseoir sur le banc face au fleuve. Il comprend qu'un match de foot sans la présence d'Alexandrine n'a plus guère de sens, que prendre tout seul la douche après la sueur ne fait pas palpiter le sang. Il saisit que Suzanne, tellement plus sage, (mariage-enfants-maison-argent-voiture), précipite le destin dans une lenteur poisseuse. « Aimer alors c'était refaire les papiers peints de la maison nouvelle : d'abord la chambre du bébé). » Ce bébé dont on aura du mal à être le père, surtout quand un deuxième viendra, car on n'est pas sûr soi-même « de se sentir le fils de Papa »…
Quand on referme le beau livre de Philippe Annocque on cherche encore longtemps les brindilles du fleuve. Qui pourraient nous dire, peut-être, un peu de nous, un peu de ce qui nous a fait, un peu d'Alexandrine aussi. Où est-elle après toutes ces années ? Qui ne porte pas au cœur le souvenir d'une Alexandrine ? Qui ne voudrait pas la retrouver ? Alexandrine ? Dis-moi ! Quand reviendras-tu ?
Philippe Annocque, comme nous tous, est prisonnier de ces questions. L'observation du fleuve où glissent d'insaisissables brindilles n'y changera rien. L'écriture non plus. Elle ressemble aux mouvements de l'eau qui brouillent surface et profondeur, apparition et disparition. La phrase de Philippe Annocque dans Liquide, paru chez Quidam Editeur, s'arrête volontiers au milieu d'une page et reprend trois lignes plus bas. Entre les deux fragments, des italiques, des parenthèses, des tirets qui disent autre chose ou la même chose mais différemment. La pensée naît et meurt ainsi dans une présence où l'absence se tapit déjà. La pensée et les souvenirs et les émotions et les désirs. La vie. Impossible à ranger. A contenir. Le livre déborde. Sans noyer le lecteur qui peut s'asseoir sur le banc face au fleuve. Il comprend qu'un match de foot sans la présence d'Alexandrine n'a plus guère de sens, que prendre tout seul la douche après la sueur ne fait pas palpiter le sang. Il saisit que Suzanne, tellement plus sage, (mariage-enfants-maison-argent-voiture), précipite le destin dans une lenteur poisseuse. « Aimer alors c'était refaire les papiers peints de la maison nouvelle : d'abord la chambre du bébé). » Ce bébé dont on aura du mal à être le père, surtout quand un deuxième viendra, car on n'est pas sûr soi-même « de se sentir le fils de Papa »…
Quand on referme le beau livre de Philippe Annocque on cherche encore longtemps les brindilles du fleuve. Qui pourraient nous dire, peut-être, un peu de nous, un peu de ce qui nous a fait, un peu d'Alexandrine aussi. Où est-elle après toutes ces années ? Qui ne porte pas au cœur le souvenir d'une Alexandrine ? Qui ne voudrait pas la retrouver ? Alexandrine ? Dis-moi ! Quand reviendras-tu ?
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Article sur le blog La
Lettrine, par Anne-Sophie Demonchy (29 juillet 2009)
- Article de Cathe
sur le blog Les
routes de l'imaginaire (23 avril 2009)
- Le cours de la
langue, sur le blog La
mécanique des vagues (11 juin 2010)
- Les méandres de
la pensée fleuve, billet sur le blog Paradis
bancal, par Brigitte Giraud (19 avril 2010)
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Billet sur le blog
de Juliette Mézenc (22 janvier 2010)
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Billet sur le blog Je
(15 janvier 2010)
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Philippe Annocque, au courant laminaire, sur le
Chasse-clou par Dominique Hasselmann (9 janvier 2010)
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Billet sur Paumée,
le blog de Brigetoun (19 décembre 2009)
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Billet sur le blog Chants
égrégoriens d'Erwan Larher (20 juillet 2010)
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Billet sur le blog Biffures
chroniques, d'Anna de Sandre (3 novembre 2009)
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Billet sur le blog Lettres
libres, de Christophe Borhen (26 octobre 2009)
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Billet sur le blog Lire
à Marciac (15 septembre 2009)
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Billet sur le blog Membrane
de Romain Verger (12 mai 2009)
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Un tout petit commentaire d'Olivier
Lamm (qui fait plaisir !) (19 décembre 2009)
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Billet sur le
Pandémonium Littéraire de Marianne Desroziers (14 juillet 2011)
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Liquide, la mémoire au fil de l'eau, article sur le blog la
Taverne du Doge Loredan, par Ed Wood (1er janvier 2012)
Liquide est aussi à cette
page du site Litteratur Transfer,
agence littéraire dont le but est de promouvoir des auteurs français en Allemagne
et de faire découvrir des auteurs allemands en France.