lundi 26 février 2018

cet homme si souvent entré ! si souvent sorti !

Le père se proposa d'extraire du couloir de l'entrée quelques caisses afin de faciliter et Eugen lui demanda de quelles caisses il voulait parler et le père dit par exemple les dix premières celles qui bloquent la porte et Eugen demanda de quelle porte il voulait parler et le père répondit sans aucun doute la porte d'entrée et Eugen questionna de quelle entrée il était question et le père dit celle qui mène au-dehors alors Eugen répliqua c'est pas plutôt une porte de sortie qu'il faudrait dire et le père le lui accorda donc Eugen conclut en proposant pour sa part d'avaler le trousseau de clés. Le père soupira, s'esquiva. Sa façon d'entrer ! Sa façon de ressortir ! Eugen ne manquait jamais d'admiration pour cet homme si souvent entré ! si souvent sorti ! et rentré ! et ressorti ! revenu ! reparti ! et encore ! et toujours !


C'est un extrait de la Ritournelle, de Perrine Le Querrec, paru aux éditions Lunatique à la toute fin 2017 et même si se contenter d'un extrait est une facilité trompeuse celui-ci devrait suffire pour vous dire à quel ce livre est fort, sans doute mon préféré de son auteur avec le Plancher qui reparaît en avril prochain aux éditions Le Festin.

dimanche 18 février 2018

Le retour (34 ans en arrière)

Je suis retombé là-dessus. C'est un truc que j'ai écrit en avril 84, j'avais vingt ans. On me reconnaît bien, je trouve.

Le retour

C’était ça. Cette idée fixe, cette perturbation. Je l’avais marquée pourtant, c’est moi-même qui l’avais marquée, au dos du ticket, à côté de l’heure du départ à l’aller, l’heure du retour. Maintenant encore, j’ai envie de dire 10 h 30. C’était là, inscrit dans mes rouages. Pourtant, au dos du ticket, c’est 10 h que j’avais écrit. Probable que ça ne me satisfaisait pas. Pas pour l’heure, oh non, mais… c’était une question d’esthétique, probable. D’ailleurs quand madame B m’a demandé à quelle heure partait le bateau, 10 h 30, que j’ai dit, j’en étais sûr. Heureusement, enfin, pas vraiment heureusement, je n’aime pas avoir l’air sûr, alors j’ai dit que j’allais vérifier. J’ai vérifié, et j’ai constaté avec surprise que c’était 10 h. Mais ça ne s’est pas inscrit dans mes rouages. Au fond, c’est resté 10 h 30.

Je suis passé à la gare, alors, pour vérifier les horaires des trains, et j’en ai choisi un, pour 10 h, qui, j’étais sûr, devait convenir. J’ai imprimé l’heure du train dans ma tête, mais l’heure du bateau, elle, s’était effacée, j’en étais revenu à 10 h 30. Sûr que plusieurs personnes m’ont demandé à quelle heure il partait, sûr que je leur ai dit à 10 h 30. Si ç’avait été 11 h, ç’aurait pas été grave. Tout ça, c’est parce que les chiffres après la virgule, enfin, c’est des chiffres en plus, c’est pas des chiffres en moins, ou à peu près, en tout cas, quoi, ce qui reste, c’est juste le début. Si ç’avait été 11 h, j’aurais jamais dit que c’était 10 h 30. J’aurais sûrement dit 11 h 30.

Mais l’heure du train, elle, du bon train, elle était restée. Et voilà que Monsieur B me propose de m’accompagner à la gare, à condition d’y aller vingt minutes plus tôt. Je me dis, j’aurai le train d’avant, pour le changement, c’est plus sûr. Mon train en effet était à 8 h 32, et je constate arrivé à la gare qu’il y en a un à 8 h 17. L’avantage n’était pas énorme, surtout que le train de 8 h 32 était plus rapide que celui de 8 h 17, mais enfin. Je demande à un employé, il me dit que c’est au bout de ce quai-ci. J’y vais, je m’installe sur un banc. A 8 h 16 à ma montre qui, je le sais, avance un peu, un train arrive, s’arrête. Je me dis, c’est celui-là, mais comme il est particulièrement court, je remonte un peu vers la gare et monte dans le dernier wagon de seconde classe. Là, je sors mon livre, en attendant que le train parte.

Mais à l’attitude des voyageurs, je soupçonne quelque chose. Je leur demande s’il y a un autre train sur la voie derrière le nôtre, ils me répondent que oui. Je me précipite à la porte, pour le voir partir. Je retourne à ma place, je leur demande si le train va bien où je vais, ils me répondent qu’ils pensent que oui. Je reste encore un peu. Je mûris la question, et finalement je descends du train et demande à un employé s’il va bien là où je crois qu’il va. Il me répond que non, que c’est celui-là, là-bas, qui y va. Je regarde ma montre, je comprends que j’ai raté le train de 8 h 17, qu’à cela ne tienne, je prendrais celui de 8 h 32, que j’avais prévu de prendre. De toutes manières, avec le changement, ça ne changera sûrement rien.

Je sors mon livre, le train part, je lis quelques pages, enfin je constate que l’on va bientôt arriver à la gare de correspondance. Je reconnais la ville, le train s’arrête, je descends. D’après mes souvenirs, c’est sur la dernière voie que sera le train que je dois prendre. Il y a un train sur cette voie, je demande à un employé s’il va bien où je veux aller, il me répond que non, mais que le prochain sûrement. Je m’assois sur un banc. Puis je retourne lire le panneau, qui me confirme dans mes opinions, quand l’employé vient vers moi et me montre sur le tableau de quel train il s’agit, que j’ai déjà repéré, il me montre le chiffre de la voie, et comme je ne réagis pas, il me dit que ce n’est pas cette voie-là, c’est l’autre là-bas. Je le remercie et vais à la voie indiquée.

En effet il y a là une jeune fille avec un sac à dos. Un train arrive, je monte dedans, je constate qu’elle reste sur le quai. Le train part, je vois alors un employé qui change les panneaux que je n’avais pas lus, j’ai un doute, je demande à un passager, il me répond juste que non. Je me mords les doigts. Je pense descendre à la prochaine station. Le passager vient vers moi, me conseille de descendre à la prochaine station, de prendre un train en sens inverse. Le train s’arrête, je descends, passe la passerelle, arrive sur l’autre quai, c’est une toute petite gare, il n’y a personne, juste deux gars qui peuvent passer pour des employés. Je leur demande à quelle heure est le prochain train, ils me répondent à 9 h 22. Il est 9 h 15, c’est bientôt. A 9 h 30, aucun train ne s’est arrêté, je leur demande à nouveau, un des deux va vérifier, c’est 10 h 22. La gare n’est pas importante, les trains ne s’arrêtent que toutes les deux heures.

Je dis que je n’ai plus qu’à faire du stop, ils m’indiquent la route à prendre. Sur la route, je redemande à une dame, elle confirme. Peu de temps a passé, une voiture s’arrête, le jeune homme veut bien me conduire à la gare de correspondance. Il ne connaît pas la ville, on la trouve quand même. Je le remercie, je rentre dans la gare, un employé me demande mon ticket, puis me dit qu’il y a un train à 10 h 06. Je retourne sur le quai, le même, en lisant bien tous les panneaux. Je calcule, je devrais arriver à l’heure. Le train arrive, je monte dedans. Je sors mon livre. Le train roule. On arrive au port. Je descends. Je remarque qu’il n’y a presque personne. Je connais l’endroit, je vais au service des douanes, c’est fermé. Il est 10 h 25 à ma montre, il devrait y avoir foule. Je reviens en arrière, je demande à une employée, elle me répond que le bateau est parti à 10 h. Je dis qu’on m’avait dit que c’était 10 h 30, je vais m’asseoir. Je sors mon ticket et au dos je lis « retour 10 h ».


mercredi 14 février 2018

Joyeuse Saint-Valentin à vous aussi !

Car elle avait regardé par la fenêtre, elle aussi, Magda. Elle avait même dit : « Mademoiselle Sonia est revenue à Kosko ».
Ou peut-être Magda ne regardait-elle plus par la fenêtre parce qu’elle était occupée. Elle était occupée par Liev, dont Magda comme si elle s’était ravisée venait prestement de dégrafer le pantalon qu’elle avait soigneusement boutonné quelques instants plus tôt, Liev qui maintenant était gros et dur à l’intérieur d’elle Magda, et qui par la fenêtre regardait Mademoiselle Sonia, Sonia, Mademoiselle Sonia qui venait juste de rentrer à Kosko après avoir terminé les préparatifs de ses noces, ses noces avec Liev ; c’était pour ça qu’en la regardant Liev était gros et dur à l’intérieur de Magda qui avait eu à cœur de s’occuper de Liev en l’absence de sa maîtresse ; c’était pour ça qu’elle était tout le temps si occupée, Magda, parce qu’en plus de tous les travaux ménagers dont elle avait la charge à Kosko il fallait aussi qu’elle s’occupe de Liev, surtout en l’absence de sa maîtresse ; c’était pour ça qu’encore maintenant, alors que Mademoiselle Sonia venait juste de rentrer à Kosko, Magda était encore tellement occupée par Liev ; elle ne cessait d’aller et venir autour de Liev tout droit et immobile, Liev qui était si gros et si dur à l’intérieur de Magda que c’était comme s’il occupait tout l’intérieur de Magda, et pourtant elle était grande, Magda, plus grande que Liev même, et son nez aussi était grand, et ses narines aussi au-dessus du visage de Liev étaient grandes, et Liev était tout entier à l’intérieur.


Pas Liev, Quidam éditeur.

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dimanche 11 février 2018

comme une ligne de fuite

Printemps 1907. Un gamin se sauve avec son chien dans la forêt, on ne sait pas pourquoi sauf qu'il n'est pas question pour lui de revenir. Il est recueilli par un homme, un homme étrange si on le regarde avec les yeux de la société, avant de repartir pour suivre la Caravane à Pépère. Sur cette ligne simple comme comme une ligne de fuite Thomas Vinau écrit avec la voix. Et c'est une voix collective, la voix de tous les laissés-pour-compte, qui résonne aujourd'hui avec celle des Roms et de ceux qu'on dit migrants. Je pourrais vous recopier un passage pour vous montrer le travail sur la voix mais ce ne serait qu'un passage, alors non. Je remarque en passant qu'il y a un peu deux livres successifs, dans ce livre. L'histoire singulière d'un garçon qui retourne à l'état de nature, et puis celle plurielle de la caravane à pépère où le garçon devient témoin d'une aventure collective. Ce n'est pas un défaut, non, pas du tout. D'ailleurs dans celui qui jusqu'à présent était resté mon Vinau préféré, Nos cheveux blanchiront avec nos yeux, c'était le cas aussi, deux livres : un en mouvement un autre arrêté. Avec le camp des autres, paru chez Alma au printemps 2017, je crois que j'ai un nouveau Vinau préféré.

mardi 6 février 2018

parler de Taqawan

Taqawan d'Eric Plamondon pour sa part possède plutôt un sujet de type « noyau » (pour qui se sentirait égaré par cette métaphore botanique, cliquez donc ici), qui présente qui plus est l'avantage de l'Histoire et de la géographie, et d'une Histoire et d'une géographie plutôt méconnue dans notre vieille France – celle du peuple Mi'gmaq aux confins du Québec et du Nouveau-Brunswick. Méconnue en France mais peut-être au Québec même, car dans cette histoire de violence faite à un peuple, la plus grande est sans doute l'effacement de la mémoire collective.
Faire semblant de parler de Taqawan consisterait donc à vous dire de quoi ça parle et cette fois vraiment ce serait facile, mais après mon billet de la dernière fois ce serait malvenu de ma part. Alors je préfère évoquer cette construction quasi musicale où l'intrigue principale (paritaire avec ses quatre héros : deux Amérindiens / deux Blancs ; deux femmes / deux hommes) tient lieu de motif principal auquel vient donner son relief des fragments alternés tantôt empruntés à la presse, tantôt à l'Histoire où légendes du peuple Mi'gmaq, voire à la cuisine – car pour l'anecdote j'ai été impromptu invité à lire en librairie la recette de la soupe aux huîtres, l'auteur lui-même n'avait pas trop l'air désireux d'y goûter, alors que moi, eh bien, pourquoi pas ?

dimanche 4 février 2018

De l'intérêt de ne pas trop s'attacher au sujet avant d'avoir lu le livre

Oui je reviens sur le sujet – car décidément c'en est un : le sujet. Il est au livre une sorte de noyau, qui sert au lecteur de critère de choix – c'est dommage. Car le sujet n'est pas le livre comme le noyau n'est pas le fruit. Mais le sujet présente à la presse l'avantage de lui en fournir un, lui-même, car la presse a besoin de sujets – quitte à ce que l'article, quand il est insuffisant, parle du sujet au lieu de parler du livre. Insuffisant mais l'illusion suffit : le titre est mentionné, le livre marche. Ainsi en est-il, vérifiez-le, de tous les livres qui marchent – même quand ils sont bons. Mais de même que dans la nature tous les fruits n'ont pas de noyaux à proprement parler, tous les livres n'ont pas pour sujet un noyau dur et compact, aussi facilement détachable et propre à l'observation que celui de l'abricot. Et de ceux-là il est naturellement – et je dirais même par nature – beaucoup plus difficile de parler. C'est sans doute la raison pour laquelle vous n'avez pas encore lu l'excellent A tous les airs, de Stéphane Vanderhaeghe, dont le premier roman Charognards avait été justement remarqué. L'apocalypse corviforme, rappelez-vous, y pouvait passer pour le sujet, un pseudo noyau comme en a la chayotte (car ce roman est bien autre chose encore), mais suffisant pour un pitch apéritif. A tous les airs est plutôt kiwi : on y mord sans s'y cogner les dents. J'ai moi-même éprouvé bien du mal à en parler, cliquez sur ma piètre présentation ; pourtant cette absence de sujet aussi n'est qu'un leurre, car après lecture l'imagination en est un, essentiel (un sujet, d'ailleurs le leurre aussi en est un) dans ce roman ; un sujet qui est également un moteur. Mais je pense aussi à Chaos, de Mathieu Brosseau, gauchement évoqué dans mon précédent billet. Il n'a de vraiment commun avec A tous les airs que l'éditeur (oui, c'est aussi le mien, et ce n'est pas seulement par solidarité éditoriale que j'en parle : Quidam ne recule pas devant des choix essentiels qui signent une conception de la littérature que je partage) et le statut de « deuxième roman » – une place difficile. Mais dans Chaos non plus le sujet ne se laisse pas saisir : la trame narrative, résumable en trois lignes, en est plutôt le squelette, et la folie de la Folle n'en est qu'un thème. Le livre se lit dans une sorte d'immédiateté sidérée, à la fois évidente et hypnotique – allez donc en sortant dire « de quoi ça parle » à vos amis, je vous en défie d'autant plus volontiers que pour le relever, il faut lire le livre, il faut lire les livres – et n'hésitez pas à venir râler auprès de votre serviteur si vous êtes déçu : même pas peur.

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