mercredi 27 février 2013

Contact, de Cécile Portier


Assis invisible à la place du mort
 
« Contact », c’est la clé qui tourne, le moteur qui démarre, la voiture qui se met en mouvement. Qu’on coupe à la fin, à l’autre bout du voyage, à l’autre bout du livre, à la dernière page. Entre les deux, 669 kilomètres de conscience. Va-et-vient de la conscience. De la route, de la conduite, du paysage ; à la vie, aux derniers événements qui ont précédé le voyage – une dispute, pire, une absence de dispute – et à l’avenir, les choix qu’elle (la vie, la route) prétend imposer ; entre un homme, le mari, et un homme, l’amant, au bout du voyage, à quelques dizaines de kilomètres seulement l’un de l’autre. Entre les deux, juste avant d’arriver, il faudra choisir, dit la route, choisir où arriver. Retrouver le mari, les enfants, partis en vacances à l’avance ; ou l’amant, dans la chambre 505. Une destination, ou l’autre. Il y aura un carrefour, comme un dièse, petit signe qui dans ce livre-route signale la pensée d’une possibilité, puis de l’autre. Dièse-alternative : le mari, l’amant. Si indistincts que dans ce roman ou rien n’est nommé, les deux sont appelés « l’autre ». Que vaudra le choix imposé par la route, au bout du voyage ? Au lecteur, assis invisible à la place du mort, sinon un beau voyage, du moins une belle lecture.
 
Avril 2008.
 
Initialement paru dans la collection Déplacements des éditions du Seuil, Contact est disponible chez Publie.net.
 

 

 

Commentaires

Je crois avoir compris pourquoi on peut désirer (vous savez le mot). C’est peut-être pour donner corps à sa vie, ou vie à son corps, pour réunir tous les mouvements, les contraires, les forces, ce serait comme être capable d’embrancher la ligne, de faire quelque chose d’autre qu’une seule possibilité inaccomplie, même une toute petite chose, mais le faire, c’est toute la vie. A un de ces jours.
Commentaire n°1 posté par Anastasia le 27/02/2013 à 19h25
Le faire.
Réponse de PhA le 01/03/2013 à 14h55
Le scénario du film " Sur la route de Madison" ? 
Commentaire n°2 posté par Thyone le 27/02/2013 à 22h17
C'est vrai que ma route est américaine - mais pas celle(s) du roman.
Réponse de PhA le 01/03/2013 à 14h56
Merci... Très touchée par ce texte, et le commentaire sur le désir
Commentaire n°3 posté par Cécile Portier le 27/02/2013 à 23h53
Beau souvenir, ce Contact.
Réponse de PhA le 01/03/2013 à 14h57
La route impose des pointillés et l'inconnu au-delà du virage ou de la montée.... Le livre attire en tout cas.
Commentaire n°4 posté par Michèle le 28/02/2013 à 09h24
A suivre.
Réponse de PhA le 01/03/2013 à 15h00
Sur la route aussi, il arrive que "la visibilité soit mauvaise". Les kilomètres, l'enfermement dans l'automobile, rien de mieux (ou parfois de pire) pour l'introspection,  les "va et vient de la conscience".
Ce que vous en dites et les extraits donnent envie d'aller jusqu'au bout du voyage avec l'auteur.
Commentaire n°5 posté par Ambre le 28/02/2013 à 18h07
Oui, c'est un mouvement intérieur.
Réponse de PhA le 01/03/2013 à 15h02
Oui, l’intérieur tourne à vide, à blanc, et à mortier.
La ligne est ailleurs, la trouver, ou la créer.
 
Commentaire n°6 posté par Anastasia le 28/02/2013 à 20h06
Bonsoir Philippe Annocque,
C'est une bonne chose que de poursuivre l'existence de contact de Cécile Portier sur publie.net et c'est même naturel puisque c'est François Bon qui dirigeait la collection Déplacements. J'avais à l'époque (2007-2008) acheté et lu presque tous les titres de cette collection (abadon de michèle dujardin, manière d'entrer dans un cercle & d'en sortir de pascale petit -votre amie et celle de Dominique-, la loi des rendements décroissants de jérôme mauche, "où que je sois encore... d'arnaud maïsetti, balayer, fermer, partir de lise beninca, enfin on fera silence de béatrice rilos et cambouis d'antoine emaz -me manquent 3 ou 4 titres que j'achèterai sur publie.net s'ils sont réédités là).
J'avais eu un échange avec Cécile à l'époque. Et j'aime bien quand dans la postface que leur demandait François Bon, Cécile écrit, p. 150  (Les rencontres - ces affrontements - peuvent se rompre une fois les monnaies échangées, pour permettre à chacun de reprendre sa route sans dommage, sa destination. A cet instant : savoir s'effacer un peu devant le passage de l'autre, ou bien c'est le meurtre.)
Me reste à acheter et lire vos livres Philippe. Je lirai Monsieur le Comte au pied de la lettre et Liquide ensemble ; Monsieur le Comte le matin et Liquide le soir. Puis je remonterai la source. Me plaît beaucoup cette idée de personnage zéro, le je occulté, la personne d'avant la première personne. Je sais que lorsque j'aurai vos livres, j'oublierai ces théories, y reviendrai par contre dans une deuxième lecture. J'avais parlé de tout cela avec Dominique Chaussois.
J'ai un livre d'Olivier Roller, FACE[S], publié chez Argol en 2007. J'étais persuadée que vous étiez dans ce livre -dans lequel les écrivains photographiés réagissent à leur portrait -. Eh non !
Commentaire n°7 posté par Michèle P le 28/02/2013 à 20h24
Merci Michèle.
Réponse de PhA le 01/03/2013 à 15h06
Alors, il y aura un chemin et l’autre du voyage, la vie, elle, juste avant et encore, dit la route, du souffle de créer. 
Commentaire n°8 posté par Anastasia le 28/02/2013 à 20h45
Voilà.
Réponse de PhA le 01/03/2013 à 15h07

samedi 23 février 2013

1185, peut-être

Il reste toujours un peu d’eau dans l’oreille, de l’encre sur les doigts et de la viande longue entre les dents.

vendredi 22 février 2013

La Persistance du froid


Hier chez Charybde j’ai parlé de la Persistance du froid . Mais pour ceux qui étaient loin et puisque la météo m’y encourage – et puis surtout parce que ça me fait plaisir –, j’en dis quelques mots de plus.
 
La Persistance du froid de Denis Decourchelle fait partie de ces livres que je ne sais pas immédiatement lire – et c’est le premier bon signe. Les mots pour en parler n’existent pas dans le préfabriqué du commentaire de texte, il faudrait que j’aille les chercher dans ceux de la musique peut-être, je le sens bien mais je ne suis pas musicien même si je reconnais un prélude avant le « Grand Générique » car il y en a un aussi, liste d’états-civils avec dates et lieux de naissance, après six pages de prélude donc, comme si ces personnages étaient plutôt des personnes, au point qu’on serait presque tenté d’aller vérifier, un générique comme une partition aussi peut-être.
On est pris d’un doute en effet, tant le ton est celui d’un affectueux mais discret biographe ; mais non : ni le saxophoniste Phil Sprinkler, ni le cosmonaute soviétique Semenov, ni l’actrice Résa Weiner n’ont vraiment existé, comme on dit. C’est aussi que leur biographe jamais ne prétend connaître vraiment leurs pensées ou leurs sentiments car l’homme ou la femme, avec toute la tendresse qu’on peut ressentir pour elle ou lui reste un être opaque, et cette opacité elle-même nous touche : c’est celle de notre prochain, quotidiennement éprouvée.
Cette mise à distance dans un récit pourtant intime, sorte d’oxymore dans la pratique du point de vue narratif, trouve son écho dans la manière dont l’extrême singularité des différents destins rapportés se rassemble au prix d’une vision d’ensemble dans le temps et l’espace, un demi-siècle et un hémisphère – la deuxième moitié du XXe, des Etats-Unis à l’Union soviétique, en passant par Royan, sorte de nœud géographique, tandis que l’Histoire est, pour Wanda Weiner, Valentin Semenov ou Jerzy Weiner, le mur où leur destin se brise.
Il n’est pas évident – ou plutôt il n’est pas utile – de désigner des personnages principaux, des personnages secondaires : chacun est un protagoniste potentiel. Le roman est une sorte de réseau où l’on passe naturellement de l’un à l’autre, par le biais d’une rencontre, d’un regard, d’une aide ; celui ou celle qui aurait pu passer pour anecdotique d’un coup ne l’est plus, reçoit pour quelques pages au moins la même attention discrète et chaleureuse de la part de l’anonyme biographe ; et l’on sent que ce n’est pas le désir de poursuivre ainsi à l’infini qui manque – sauf que ce n’est pas possible.
Car la Persistance du froid est aussi une évocation de ce qu’on ne peut pas exprimer, et ce n’est pas un hasard si le jazzman arrête de jouer, l’actrice se retire, l’anthropologue se noie, et le cosmonaute, premier homme à avoir eu depuis son hublot une vision totale du monde, est réduit au silence…
 
« Désormais inutile, peut-être nuisible, il est placé pour traitement dans une maison de repos de l’armée de l’air ou, au prétexte d’une pathologie censément induite par la solitude et l’apesanteur prolongées, on cherche à lui apprendre des séries réponses rationnelles aux questions qu’il continue de poser à la cantonade – le devenir biologique du genre humain dans plusieurs millions d’années, l’importance réelle la Terre parmi les planètes des milliards d’autres galaxies, la finalité même de l’évolution du vivant. »
p. 58
 
« Quand la jeune femme se souvenait d’avoir été mère, on ne savait s’il fallait la conforter ou la contredire, mais tous étaient certains qu’elle resterait folle à jamais, incapable de se confectionner un repas, s’habiller seule, devenue l’opératrice méthodique d’un standard téléphonique où, nuit et jour, aux ordres d’un appel intime, elle connectait entre eux des personnages et des situations. »
p. 98-99
 
« En 1967, la MBC – Michigan Broadcast Center de Chicago, une école exigeante et fameuse formant des techniciens de cinéma et de télévision – finit par accepter Jerzy pour lui permettre d’apprendre les procédés d’enregistrement de l’image et du son. Etudes interrompues par l’incorporation au Service documentaire de l’armée américaine présente au Viêt-nam. Ses travaux d’examen pour passer en deuxième et troisième années sont encore recensés et visibles, pour peu qu’on en fasse la demande. Ce sont deux courts-métrages en format super-huit, ayant obtenu des notes moyennes, mais assorties de commentaires longs et attentifs de la part des membres du jury, lesquels n’en finissent plus de pointer, plan après plan, pourquoi ils attendaient davantage de ces œuvres qui apparaissent à leurs yeux comme « des boîtes à chaussures pleines de bijoux en vrac vendus par un innocent au coin de la rue ». Le film de l’année 1968 est un montage basé sur une installation de caméras enregistrant, à raison d’une image par demi-journée, la croissance de légumes et de plantes, tandis que celui de 1969 utilise les prises de vues faites à partir d’une planche de surf au milieu des vagues et le capot d’une voiture dans les rues de Chicago. Toutes ces images sont croisées en surimpression et de nombreuses séquences ont été recolorées à la main. On y remarque que certaines variétés de salades poussent en spirales puis repartent en sens inverse, et l’on ne sait dire s’il s’agit d’un dépliement qui pourrait ne jamais s’interrompre ou d’un processus à l’issue déjà programmée. Quelque chose d’intensément pathétique s’adresse à nous dans ces feuillages tâtonnant qui dansent vers le soleil pour se dépouiller ensuite et retomber, tordus et ternes, sur le sol. Quant à la ville, dans les rectangles des fenêtres de ses buildings, grouillent et prolifèrent des trames de phares de voitures aspirées par des rideaux d’écumes, comme une fièvre organique emprisonnée dans la pierre. »
p. 130-131
 
Nous sommes semble-t-il moins de deux cents privilégiés à avoir eu le bonheur de lire la Persistance du froid. Ne me demandez pas les raisons d’une telle aberration, elles sont d’ailleurs un peu partout sur ce blog.  Je suis fier d’être de ces deux cents mais je suis prêt à partager.
http://www.quidamediteur.com/imagenes/portadas/PersistenceG.jpg

Commentaires

"La persistance du froid" m'attend dans une pile de livres récemment acquis : votre texte m'éclairera.
Commentaire n°1 posté par Michèle le 22/02/2013 à 17h37
Oh mais il n'en aura pas besoin, c'est aussi un livre d'une grande limpidité.
Réponse de PhA le 23/02/2013 à 13h39
Eh bien, j'y suis! Après une dizaine de pages qui m'ont été nécessaires pour "y entrer", j'y suis totalement, portée de l'un à l'autre par une très belle langue et avec l'envie, comme vous dites, que l'immense ronde autour de Royan continue avec ceux qui entrent au milieu pour un bref instant....
Commentaire n°2 posté par Michèle le 13/03/2013 à 11h28
Oui, c'est aussi qu'il y a un prélude dans cette superbe composition.
Réponse de PhA le 13/03/2013 à 15h55

mardi 19 février 2013

un quidam et ses amis en Charybde


http://www.ralentirtravaux.com/images/charybde.jpg
« Le jeudi 21 février à partir de 19 h 00, la Librairie Charybde (129 rue de Charenton, 75012 Paris) vous invite à une soirée dédiée à Pascal Arnaud, le formidable animateur de Quidam Editeur. Entouré de plusieurs de ses auteurs et amis, il nous promet une soirée inoubliable :
- Philippe Annocque nous parlera de La persistance du froid, de Denis Decourchelle ;
- Romain Verger nous parlera de Crevasse, de Pierre Terzian ;

- Laure Limongi parlera de B.S. Johnson et peut-être de Jérôme Lafargue ;
- Claro parlera de La femme d'un homme qui, de Nick Barlay ;
- Maïca Sanconie parlera de Imelda de John Herman et de Lithium pour Médée de Kate Braverman ;
- Michel Volkovitch évoquera le domaine grec chez Quidam (Ménis Koumandaréas, Ersi Sotiropoulos) ;
- Vanessa Guignery, traductrice de B.S. Johnson, histoire d'un éléphant fougueux, la biographie dédiée par Jonathan Coe, nous parlera aussi de B.S. Johnson ;
- Pascal Arnaud lui-même évoquera Rolf Dieter Brinkmann, Reinhard Jirgl, Ron Butlin, Gabriel Josipovici, ainsi que Le bord du ciel de Maïca Sanconie ;
- et les libraires de Charybde vous diront un mot de Paulus Hochgatterer et de David M. Thomas.
Une soirée comme un feu d’artifice ! »
 
(Sans blague, ça va être bien.)

 

 

Commentaires

Je dis Jeudi !
Commentaire n°1 posté par Françoise Granger le 19/02/2013 à 20h30
Et personne pour faire l'éloge de La Traversée de Scylla, de Benoît Dehort ?
Commentaire n°2 posté par Dominique Hasselmann le 20/02/2013 à 09h56
C'est TOI le plus indiqué pour ça...
Commentaire n°3 posté par Françoise Granger le 20/02/2013 à 11h10
Je me fais l'effet d'un "compagnon guêtré".
Réponse de PhA le 22/02/2013 à 15h46
J'en ai marre!
(Je blague, je vous souhaite une belle soirée...)
Quand est-ce que vous venez faire des lectures à Quimper (0_0)?
("Sans blague, ce serait bien":))
(Je-di-ça-je-dis-rien)
Commentaire n°4 posté par Ambre le 20/02/2013 à 12h46
C'est pas l'envie qui me manque, surtout à Quimper !
Réponse de PhA le 22/02/2013 à 15h47
Il suffit que je m'y plonge...
Commentaire n°5 posté par Dominique Hasselmann le 20/02/2013 à 12h46
Philippe, hier, pas le courage de retraverser Paris sous un vent glacial pour vous écouter tous, surtout toi, Claro et Michel... Je ne peux que m'en vouloir. 
Commentaire n°6 posté par Françoise Granger le 22/02/2013 à 16h18
Too bad.
Réponse de PhA le 23/02/2013 à 13h38
Yes, but il y aura d'autres fois.
Commentaire n°7 posté par Françoise Granger le 23/02/2013 à 15h15
J'espère bien !
Réponse de PhA le 26/02/2013 à 17h55

lundi 18 février 2013

pour un autodafé d’amour des livres non conformes


Dans les dictatures, les livres non conformes, on les interdit. Parfois on les brûle. On fait même disparaître leurs auteurs. C’est mal. Le mal a toutefois cet avantage d’éclaircir les horizons, de dégager la visibilité : le bien, c’est combattre ce mal. Les livres, pour avoir une chance d’être lus, doivent procéder d’une stratégie de l’évitement ; c’est le travail de la forme, que la situation conditionne et auquel elle donne un sens. Un sens.
Dans les démocraties marchandes, les livres ne gênent personne. Libre à eux de proliférer. Qu’ils dénoncent, avec tout le talent possible, ladite démocratie marchande, celle-ci les remerciera : la tolérance de la démocratie marchande à l’égard des livres qui la critiquent est sa propre confirmation en tant que démocratie et lesdits livres n’en deviendront qu’une marchandise d’autant plus vendable. Déclarés conformes malgré eux.
On peut aussi avoir l’ambition d’écrire des livres différemment non conformes. Rien ne nous en empêchera. Au contraire, c’est même bien vu. Bien sûr, pour les raisons évoquées hier, ils feront d’assez mauvaises marchandises. On pourrait espérer faire de leur insuccès même un argument contre la société du tout-marchand, mais non. Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne.
La démocratie marchande, parce qu’elle est marchande, encourage naturellement la production de livres qui font de bonnes marchandises. Peu importe leur qualité en tant que livres, pourvu que subsiste leur qualité en tant que marchandises. De toutes manières, pour que subsiste leur qualité en tant que marchandises, il faut bien qu’ils aient au moins l’air d’avoir une qualité en tant que livres. Comme pour toute marchandise, l’apparence suffit. On y veille.
Il existe en effet des critères bien établis pour qu’un livre ait l’air d’avoir des qualités en tant que livre. Ces critères sont tellement bien établis qu’on n’est même pas obligé d’avoir conscience en écrivant un tel livre qu’on ne fait que se conformer à ces critères.
A force bien sûr il se peut que le public ait des doutes quant à la qualité de ces livres même en tant que marchandises. Il suffit alors, pour l’éditeur qui en a les moyens, d’augmenter la quantité de livres publiés, ainsi sur cette quantité il s’en trouvera bien pour fonctionner honorablement en tant que marchandises. Il se peut même que, parmi ceux-là, comme la marchandisation du livre n’est pas une science exacte, se glisse un livre a priori non conforme. Par exemple un livre que j’aime. C’est toujours une bonne chose : il vient ainsi confirmer la viabilité du système.
Les autres livres non conformes disparaissent dans la quantité toujours accrue des livres publiés. Le public n’a pas le temps de voir en quoi leur non-conformité était peut-être intéressante. Il n’a même pas le temps de voir qu’ils étaient non conformes. La non-conformité n'est pas forcément spectaculaire. Elle est parfois très discrète. Et peut-être après tout n’étaient-ils pas tellement non conformes, ces livres, on ne le saura jamais.
On ne le saura jamais parce qu’il y a d’autres manières de disparaître pour les livres non conformes que les autodafés ; nous vivons en effet dans une démocratie marchande et non sous une dictature. Des manières plus discrètes qui ne choquent que quelques personnes un peu sentimentales. Par exemple n’exister en librairie qu’à raison d’un exemplaire en rayon pendant trois semaines tandis que le livre bien conforme s’entasse en piles savamment branlantes et bien en évidence. C’est beaucoup moins spectaculaire en effet qu’un autodafé, qui est une espèce de fête. Ça passe même complètement inaperçu, puisque, précisément, il n’y a rien à voir.
Les autodafés ont la capacité d’émouvoir les foules, en souvenir de nos dictatures passées. (On ne manquera pas de profiter de l’occasion pour remercier les dictatures présentes d’exister : elles n’existent que pour nous rappeler notre chance de vivre dans une démocratie marchande et la vanité de nos remises en question.) On devrait peut-être rassembler quelques-uns des livres auxquels on tient le plus, se mettre à plusieurs pour en faire le plus gros tas possible, et les brûler en place publique. Ça aurait peut-être une chance de susciter une émotion. Mais il n’est pas dit que ce serait bien compris, ou bien utile.

dimanche 17 février 2013

Jamais de la vie ça n’aurait dû s’arrêter comme ça.


 
Oui, c’est une photo de moi, une des rares que j’aime. C’est aussi un souvenir. Le souvenir d’une belle journée. Le souvenir du photographe. Le photographe, ceux qui le connaissent savent le talent qu’il avait pour les prendre – parmi d’autres talents, comme artiste et comme homme. C’était Dominique, Dominique Chaussois. Il était aussi devenu Depluloin, et bien d’autres voix singulières, dans la belle aventure du blog Tor-Ups de son amie Pascale, qui est aussi mon amie. C’est là que je l’ai connu. Puis par ses commentaires sur ces Hublots, sur Ni ceci ni cela de François (qui ne s’appelait pas encore comme ça), sur Les Idées heureuses de Didier... Je lui disais souvent d’ouvrir un blog (je ne devais pas être le seul). Un jour nous l’avons ouvert ensemble (moi juste l’assistance technique de base, bien sûr). Et Dominique en a fait pendant plus de trois ans l’un des plus beaux rendez-vous de la blogosphère. Jamais de la vie, ça a été une belle histoire d’amitié pour beaucoup d’entre nous, d’entre vous, je ne peux pas citer tout le monde parce que je sais bien que je ne connais pas tout le monde, une amitié pas seulement virtuelle. Jamais de la vie ça n’aurait dû s’arrêter comme ça.



Commentaires

Informée du décès de Dominique Chaussois par un e-mail reçu dans l'après-midi, j'attendais votre billet. Depuis que j'allais chez vous, j'allais chez lui. Etrange comme en si peu de temps, ce qui se dégageait de ce blog m'avait attachée à l'homme et comme je suis bouleversée ce soir.
Commentaire n°1 posté par Michèle le 17/02/2013 à 23h26
Oh, je suis abasourdie...
Même virtuelle, une amitié qui disparait laisse un trou. C'est un agrégateur de chaleur humaine qui est parti. Je ne sais pas si le mot existe, mais c'est le seul que j'ai pu trouver.
Commentaire n°2 posté par tchaoupisque le 18/02/2013 à 00h12
Merci pour lui de ce beau billet. Ce rendez-vous va me manquer, son humour et son talent et l'homme que je n'ai pas eu la chance de rencontrer mais qui avait fini par m'être aussi cher qu'un vieil ami. 
Commentaire n°3 posté par Zoë Lucider le 18/02/2013 à 00h51
Je n'interviens pas beaucoup mais je suis, et je suis triste. Important d'intervenir pour dire cela, pour lui.
Commentaire n°4 posté par Florence Hinckel le 18/02/2013 à 09h14
Merci Philippe Annocque de cet hommage à Dominique. Un immense artiste et un homme qu'on aimait. Il avait ce don, de ne faire surgir que le meilleur. Je suis heureuse de penser à ce noyau d'amitié de haute tenue que fut le vôtre.
Jamais de la vie ça n'aurait dû s'arrêter comme ça, non.
Commentaire n°5 posté par Michèle P le 18/02/2013 à 12h03
Terrible nouvelle que celle-là... K.O. debout et l'envie de rien... La cour de récréation est terriblement vide, sans lui.
Sans internet pendant de longs jours, informé depuis samedi, je me fendrai d'un billet pour ce GRAND bonhomme.
Pluplu tu vas nous manquer,
Dominique, je t'embrasse.
Merc(k)i à vous, Philippe, de ce billet.
Commentaire n°6 posté par K°N° (le grand, voyons !) le 18/02/2013 à 12h16
jamais de la vie ! Pluplu est trop loin et Dominique va nous manquer !
Commentaire n°7 posté par Mme de K le 18/02/2013 à 12h57
Un bel article de Philippe Nauher sur son blog
http://off-shore.hautetfort.com/archive/2013/02/17/depluloin-qu-on-s-en-souvienne.html
Nous étions nombreux à lire la prose élégante et drôle de Dominique, et nous sommes tous très tristes.
Commentaire n°8 posté par Sophie K. le 18/02/2013 à 15h42
Dégoûtée de découvrir trop tard ...
Commentaire n°9 posté par Françoise Granger le 18/02/2013 à 18h52
Belle photo Philippe.
born to the blog
Commentaire n°10 posté par Ambre le 18/02/2013 à 20h48
Cher Philippe, je suis effondrée, comme nous tous, et j'aprécie vraiment de voir que ses amis lui rendent hommage, chose dont je me serais sentie incapable tant je suis triste. Merci de nous donner à lire ces mots d'amitié. Le vide commence... ou continue... mais plus présent pour nous.
Commentaire n°11 posté par alena le 18/02/2013 à 21h14
C'est vrai, cela n'aurait jamais du s'arréter comme cela....parce c'est, aussi, une histoire de détresse physique, psychique, matérielle, une exclusion, un abandon, plus ou moins camouflé plus ou moins occulté....Les limites de l'amitié se heurtent à l'impuissance à agir, la peur de s'engager, la peur d'échanger sur des sujets déstabilisants. Je ne dis pas cela pour culpabiliser quiconque, ici. Je ne sais pas s'il y avait quelque chose de possible à faire, je me suis souvent posé la question, sans y répondre,en définitive. Je pense que la chute de Pluche a commencé, il y a bien longtemps, qu'il a connu bien des trahisons et des lachages, là où il aurait pu s'attendre à un minimum de reconnaissance. Les actes "biens" et chaleureux qu'il a fait dans son existence , lui ont couté chers...
Commentaire n°12 posté par patrick verroust le 19/02/2013 à 00h23
Depuis hier je lis à rebours, commençant pas sa naissance le blogue de Dominique, dont j'espère que quelqu'un s'occupera, pour au moins le sauvegarder. Les gestes qu'on a envers les morts, et pas envers les vivants croyant toujours qu'on a le temps...
http://jamais-de-la-vie.over-blog.com/article-philippe-annocque-60431615.html
Commentaire n°13 posté par Michèle P le 19/02/2013 à 11h10
Il était comme un pont jeté entre nous... une passerelle plutôt, encore plus fragile qu'elle n'en avait l'air.
Toute mon amitié Philippe.
Commentaire n°14 posté par François Matton le 19/02/2013 à 14h44
Il nous a laissé la passerelle, François, et je parie qu'elle tiendra bon.
Je lirai bientôt tes Satoris, et Dominique aussi forcément par-dessus mon épaule.
Réponse de PhA le 19/02/2013 à 17h01
Je suis triste, mais comme tout véritable visionnaire, il avait prévu son départ. Avec humour, avec respect. Je l'ai connu sur son blog et il apportait avec lui un bouquet de bonne humeur, un immense talent des mots, des situations cocasses.
Je l'avais un peu perdu de vue, le laissant avec ses commentateurs attitrés.
Mais je repassais régulièrement, une fois qu'on avait découvert ses billets, impossible de l'oublier.
Il avait à l'égard de chacun le respect d'apporter la réponse appropriée qui faisait sourire à son tour. C'était un grand diffuseur d'énergie.
Jamais de la vie ne s'arrêtera pas comme cela car les traces imprimées dans nos mémoires par cet homme au double visage sont défintivement indélébiles.
Merci Dominique !
Commentaire n°15 posté par saravati le 19/02/2013 à 17h03
Merci pour tous vos messages. Exceptionnellement je ne répondrai pas à chacun comme j'ai l'habitude de le faire, mais je vous embrasse.
Commentaire n°16 posté par PhA le 19/02/2013 à 17h04
Je le connaissais surtout, de trop loin sans doute, par ses commentaires sur Hublots.
Il est étrange comme des personnes que nous n'avons jamais rencontrées peuvent nous paraître proches par Internet.
Les souvenirs ne s'en vont qu'avec nous.
Commentaire n°17 posté par Dominique Hasselmann le 20/02/2013 à 20h49

des traces de l’école dans la représentation de la littérature


A propos de la représentation de la littérature, donc (puisqu’au au fond c’est le premier sujet de ce blog). Vite fait mais quand même. Crise pour la contemporaine. Pas crise de la littérature contemporaine, hein ; crise de sa représentation. Comment en serait-il autrement, quand les critiques laudatives d’un roman (parce qu’un livre, quand c’est de la littérature, c’est un roman) limitent ses critères à la composition (le plan, quoi), l’écriture (en plus, ce livre, il est bien écrit ! (oui, l’écriture, ou le style, c’est un truc en plus, une sorte de cerise sur le gâteau – ce livre en plus il est bien écrit et la Joconde elle est bien peinte)), la psychologie des personnages (qui naturellement échappent à l’auteur pour vivre leur vie sur le papier), et bien sûr l’inscription dans le monde, l’époque, appelez ça comme vous voulez ? Je grossis un peu, mais dans l’ensemble, la critique, c’est souvent, trop souvent ça : une liste plus ou moins longue de critères auxquels le livre est sommé de se conformer. S’il est conforme, c’est bien. On peut tamponner : conforme. Le fait est que le livre conforme est doté d’une qualité indiscutable : il est vendable. Enfin, il n’est pas très vendable non plus, c’est quand même un livre, on n’est pas fou ; mais il est indiscutablement plus vendable que le livre non conforme.
Outre l’aspect strictement commercial de la chose (qui compte pas mal, quand même), il y a d’autres explications à la persistance de ces grilles de lecture dont je secoue en vain les barreaux. D’abord la paresse. (J’ai dit pas dit la presse, hein ; la pAresse.) Il est beaucoup plus facile de vérifier la conformité d’un livre à des critères préexistants que d’aller chercher si par hasard ce livre-là ne serait pas en train d’inventer ses propres critères, pour lesquels le commentateur devrait faire l’effort de trouver des mots de critique qui n’existent pas encore. (Figurez-vous que certains commentateurs le font quand même parfois, les fous.)
Et puis l’école – comme explication à la persistance de ces grilles de lecture. C’est forcément la faute à l’école. L’école nous a montré ce que c’est qu’un bon livre, elle nous en a présenté une liste – pas très longue, d’ailleurs ; c’étaient souvent les mêmes qui revenaient. Et comme on travaillait bien à l’école, on s’en souvient. La psychologie des personnages, l’inscription dans l’époque, la composition, tout ça, c’est des trucs qu’on a appris à l’école, avec les profs de français.
Mais le prof de français, il vous dit attention. Il y a un temps pour l’école, et un temps pour après. A l’école, on est là pour apprendre, pour être formé. Ça ne veut pas dire qu’il ne faudra pas, quand vous en serez sortis, remettre en question tout ce que vous y avez appris. Les livres qu’on vous a fait lire, bien sûr qu’on les a choisis parce qu’ils étaient plutôt bien, mais aussi parce qu’ils étaient bien pour faire un cours dessus. Quand on vous faisait lire Flaubert souvent c’était le bide alors on vous faisait lire Zola (mais maintenant, réessayez donc plutôt Flaubert). Et non, la Peste, c’est pas vraiment un des grands livres du XXe siècle – mais pédagogiquement parlant, il y avait de quoi faire. Enfin bref, l’école, si on y va, c’est pour en sortir. Pensez à changer les mines de vos critériums. (Quand je vois qu’il y a encore des gens, et même des écrivains, qui parlent des « auteurs du Nouveau Roman », ânonnant leurs souvenirs de lycée comme si ça avait encore vraiment un sens, comme s’il y avait vraiment quelque chose en commun, profondément, entre les auteurs qu’on a étiquetés comme ça, au-delà de l’époque, de l’éditeur et, tiens, d’un renouvellement des formes – des critères, donc – renouvellement singulier pour chacun, et plus ou moins abouti aussi sans doute.) Voilà, je vous laisse : c’est la récré – la récréation, profitez-en.
 

samedi 16 février 2013

le grolar ou l’avenir de la littérature


« Le nombre de vrais lecteurs, ceux qui prennent la lecture au sérieux, se réduit, c’est comme la calotte glaciaire… » C’est Philip Roth qui le dit dans une récente interview du Monde et moi, tout de suite, je pense au grolar, évidemment. Comment ? Vous ne savez pas ce qu’est un grolar ? Mais c’est un pizzly, tout simplement : grolar et pizzly, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Enfin, blanc, pas tant que ça quand même ; c’est justement ça le problème. Avec la calotte glaciaire qui rétrécit, l’ours blanc, souvent abusivement appelé ours polaire (in english polar : vous voyez qu’on parle bien de littérature), voit son biotope décroître et sa population menacée. Par ailleurs, son cousin grizzly est refoulé vers le nord par la présence humaine et le réchauffement climatique : les rencontres entre les deux espèces deviennent de plus en plus fréquentes. Comme la population des ours blancs diminue et que les partenaires sexuels ne courent plus les rues de la banquise comme jadis, il arrive qu’on observe des entorses à la reproduction intraspécifique autrefois de règle. D’où l’apparition, dans la nature, d’individus hybrides : ces fameux grolars, ou pizzlys.
Pour la littérature aussi, la survie tiendra-t-elle à l’hybridation ? Ou disparaîtra-t-elle avec son dernier lecteur par le trou dans la couche d’ozone ? Ça nous promet encore quelques beaux récits d’apocalypse dans l’intervalle.
En attendant, je retourne relire la Persistance du froid de Denis Decourchelle dont je parlerai chez Charybde jeudi soir prochain lors de la soirée Quidam. Voyez comme tout se tient.
http://www.virginmedia.com/images/pizzly-431x300.jpg

vendredi 15 février 2013

mardi 12 février 2013

Je vois mes contradictions partout, et j’aime ça.


Je lis chez Claro un billet à propos de ces questions sur la psychologie des personnages, si souvent posées par les journalistes mais je me souviens en avoir lu d’autres pas tellement plus pertinentes dans d’anciens sujets de dissertation, et je suis comme souvent complètement d’accord avec lui, tellement d’accord que je me sentirais justifié si j’en avais besoin d’avoir écrit Monsieur Le Comte au pied de la lettre qui n’est pas qu’une blague à mes yeux mais justement l’expression de mon rejet de ça, ce prétendu rapport de l’auteur au personnage comme si les deux existaient (alors que je ne suis même pas bien sûr de l’existence du premier). Et puis je lis en commentaire la réponse de l’auteur peut-être un peu rapidement épinglé pour n’avoir fait au fond que jouer le jeu de l’interview, c’est toujours ou si souvent vers ce genre de questions que les auteurs sont ramenés, et cette réponse toute simple de Marie Nimier (puisque c’est elle) me ramène à mes propres contradictions : rejeter le jeu du roman sans renoncer à y jouer puisque dans le livre que j’écrivais en même temps ou presque (Liquide) je dois bien reconnaître m’être abandonné à donner vie à un personnage auquel j’ai cru, avec notamment son histoire elle le trompe il la quitte qui certes n’était que pure forme à mes yeux, certainement pas le sujet, fiction à laquelle cependant j’ai dû croire suffisamment pour qu’on imagine qu’elle n’en était pas une, à laquelle j’ai dû croire comme si le personnage de Liquide existait pour de vrai – il faut dire que c’était aussi la question que lui-même se posait.

lundi 11 février 2013

les proportions imprononçables d’un baiser


je vais pour prononcer un mot
prononçable
et je me rends compte
qu’au lieu d’articuler, je souffle
je souffle sur leur membrane
inflammable et mobile et ça les rend
prononcés/
je n’articule rien,
je souffle sur « eternity »/sur « piliers
invisibles »
en même temps que je le prononce,
appuyée contre rien
je ne suis plus en train de prononcer,
j’embrasse
et en même temps qu’a disparu celui que
j’embrasse
je disparais aussi/j’ai disparu avec lui
je suis portée disparue/prématurément
dans un accident de prononciation/dans
les proportions imprononçables
d’un baiser
juste un gros soir sous le réverbère années
trente de la descente vers le vieux Nice
/qui absorbe les couleurs de la scène
ça nous arrive/de/revenir l’un à l’autre
absolument au même/à la même
anachronique photo noir et blanc
/sans dossard
 
Cécile Mainardi, Je suis une grande actriste, Editions de l’Attente, 2006, p. 25-27.
 
http://www.editionsdelattente.com/site/www/images/livre/couverture/49.jpg
 
(Cécile Mainardi - dont on aime aussi la - ou plutôt les - Blondeurs - rappelez-vous.)

vendredi 8 février 2013

Mon portrait par Google


 

Je suis donc l’auteur d’un blog et de livres dont un seul mérite un titre. Heureusement qu’il y a les autres entrées pour me rappeler à quel point ma situation est enviable.
(Une autre manière de rappeler combien le statut d’écrivain fait rêver beaucoup plus que la littérature elle-même.)

mercredi 6 février 2013

un quidam au comptoir


C’est demain soir (jeudi 7 février) à 20 heures, à la librairie Le Comptoir des mots (239, rue des Pyrénées, 75020 Paris) :
« Pour inaugurer notre cycle de rencontres avec les acteurs de l’édition que nous apprécions et défendons, et à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de l’immense romancier anglais B.S. Johnson, le Comptoir des mots est très heureux de recevoir son éditeur français Pascal Arnaud, responsable des éditions Quidam, éditeur dont nous estimons le travail passionné, audacieux, obstiné, essentiel ! »
J’aime Quidam, j’aime le Comptoir des mots, j’aime BS Johnson. Tout cet amour méritait bien une déclaration, venez donc le partager.

mardi 5 février 2013

La ligne Bergounioux


« Evidemment, c’était une très grosse truite – quatre livres, peut-être cinq –, de la couleur de la nuit tombante, qui se tenait sous une mince lame d’eau, à mes pieds. Elle avait la Willow piquée, minuscule, dans la lèvre supérieure et je voyais le blanc pur, nacré de sa gueule qui s’ou­vrait et se fermait spasmodiquement. Elle était sans doute fatiguée mais pas assez pour me montrer son flanc. Un dernier détail mérite d’être signalé. Elle n’a pas fait ce que toutes les truites tentent lorsque, rendues pourtant, épui­sées, elles aperçoivent leur adversaire – repartir éperdument, consumer dans un ultime accès de frénésie leurs ultimes forces. De même qu’elle s’était contentée de tirer avec la constance d’un fleuve, elle ondulait devant moi ni plus ni moins que l’eau paisible du soir. Je n’avais pas d’épuisette. Le bord était à quarante mètres. J’ai commis la deuxième faute, à deux reprises. Je lui ai pris la nuque. Elle s’est dégagée d’un seul mouvement brusque, très rapide, offensé. On est incorrigible. J’ai recommencé. Même fulgu­rante dérobade qui a eu pour effet, celle-ci, de briser net le fil à l’anneau de la mouche. Elle était libre, maintenant, mais elle ne s’en allait pas. Je la regardais de tous mes yeux. Je la voyais très clairement, encore. Je n’avais pas compris. Je ne voulais pas. Ça a duré. Ça dépendait de moi. Ce moment aurait pu se prolonger indéfi­niment. Nous serions entrés ensemble dans la grande temporalité. L’image était déjà légère­ment brouillée quand j’ai tendu pour la troi­sième fois la main à travers la lame d’eau. J'ai effleuré le grands corps noir rebelle et c'est à cet instant, seulement, que la truite a disparu, emportant la Willow dont elle souhaitait peut­-être simplement se parer, comme les belles des salons meublés de guéridons et de bonheurs-du-­jour, jadis, s’appliquaient au-dessus de la lèvre une mouche noire – Mole fly. J’y voyais de moins en moins. La nuit était venue. Je chialais comme un veau et ça ne faisait jamais qu’un peu plus d’eau dans l'eau. J’ai attendu que ça passe et je suis rentré. »
 
Pierre Bergounioux, La Ligne p.67-69, Verdier, 1997.
 
 
Couverture 
La Ligne, c’est bien celle du pêcheur, mais du titre la pêche est absente. C’est évidemment que l’omniprésent sujet – la pêche – n’est pas l’essentiel. Il n’est omniprésent que par la fatalité : celle des origines. Fils d’un père pêcheur, et du côté maternel petit-fils d’un grand-père pêcheur – deux hommes cependant de natures si contraires* –, le jeune Bergounioux, qui ne se prénomme pas Pierre pour rien, ne pouvait que devenir pêcheur à son tour, tentant en sa personne de concilier les humeurs inconciliables. La Ligne est à la fois quête des origines et quête du sens, le sens de la présence de ces hommes au bord de l’eau, feignant avec leurs « mouches feintes » de croire que le poisson est l’essentiel alors qu’il n’est « qu’un leurre, et tout ce qu’on peut dire à ce propos est trompeur, inutile, sans le moindre intérêt. » Emblématique à cet égard, le premier triomphe véritable du jeune pêcheur. Non pêcheur soi-même, on est avec lui pourtant, pris dans le même désir : « Les vandoises étaient là. Elles faisaient des ronds, au soleil, exhibaient d’indolentes nageoires, se croyaient hors d’atteinte, au-dessus de tout et le montraient avec ostentation. On a été à portée. Tout, de nouveau, allait, et il n’y aurait pas, cette fois-ci, de ma part, la moindre faute. » Pourtant, dès lors qu’en effet il a commencé à les prendre « à la queue-leu-leu », il y a chez le jeune Pierre comme chez nous une déception, le soupçon que l’accomplissement sera ailleurs que dans cette pêche miraculeuse. Le sujet en effet est ailleurs, presque en fuite ; la pêche en tout cas n’était qu’un leurre, au mieux une image ; même si comme l’auteur on a « horreur du poisson », au moins il reste la littérature.
 
 
* « Du côté paternel, on était ivre de bile noire, amer et maigrelet, opiniâtre, sédentaire, continuellement désespéré. De l’autre, les songes l’emportaient. Ça donnait des figures amincies, mobiles, lancées haut dans les airs, imaginatives et ensoleillées. Bref, les traits les plus contraires, les êtres les moins conciliables qui se puissent imaginer. »
 
Juin 2007


Commentaires

Il y a beaucoup de truites, pas seulement celle de Schubert:il y a aussi celle de Jérôme.K.Jérôme, dans "3 hommes dans un bateau..."
Commentaire n°1 posté par Lza le 06/02/2013 à 09h57
J'y goûterais volontiers à l'occasion.
Réponse de PhA le 06/02/2013 à 17h41
J'aime le poisson, mais je n'en mangerais jamais s'il me fallait, non seulement le pêcher, mais encore lui ôter cruellement l'hameçon de la bouche...  
Bien sûr ce texte vaut aussi par ce qui occupe quasiment toute l'oeuvre de Bergou : les origines...
Très bel article, Philippe, au sujet de celui - que j'appelle in petto familièrement "Bergou" - dont chaque opus enchante, quel qu'en soit le sujet, tant sa langue est belle et maîtrisée. Je me souviens de mon ébahissement la première fois que je l'ai entendu parler... exactement comme il écrit, c'est renversant ! Heureux, les élèves qui pouvaient l'écouter leur parler ainsi à l'esprit et au coeur !
Commentaire n°2 posté par Françoise Granger le 06/02/2013 à 10h17
Oui, cette ligne est un bel écho au Grand Sylvain, par exemple.
Réponse de PhA le 06/02/2013 à 19h41

lundi 4 février 2013

JE REVE D’UNE SOLUTION


L’avion est une contrainte oulipienne qui consiste à effacer certaines lettres d’un texte ou d’une phrase pour en faire apparaître un autre, comme s’il était caché à l’intérieur. J’aime bien cet exercice :
 
JE REVE D’UNE SOLUTION.
 
Vous voyez ? C’est facile. (Peut-être même un peu trop, parfois.)

samedi 2 février 2013

heureusement que l’ascenseur est lent


22 novembre 2011
 
Dans l’ascenseur d’une entreprise de la ZAC, il se passe un événement imprévue car Dimitri, qui est venu solliciter le mécénat de la firme pour une de ses idées théâtrales, est en train de voir son édifice vital s’effondrer; c’est poignant, ça fait beaucoup de poussière de sentiments, ça se passe très vite et entièrement dans l’ascenseur.
 
Dimitri, 26 ans, est comédien, il a le statut d’intermittent du spectacle, de ce côté-là tout est réglé. Le problème est qu’il a pas mal de mauvaises idées et que ces mauvaises idées ont un grand succès ; évidemment, il en souffre. Par exemple, pour amuser les touristes qui se morfondent en montagne, il a inventé un numéro où, déguisé en berger, mal rasé et les ongles crasseux, il se jette sous les roues des autocars et fait un scandale dès que le chauffeur descend. Ou alors, quand il est Père Noël devant une supérette, il chevauche un pauvre renne avec les enfants, les commerçants sont ravis de cette vision du théâtre qui fait vendre des pommes, etc.
Or, dans l’ascenseur, Jonathan, qui est en charge du marché d’outre-Atlantique, le secoue et lui dit son fait. Crois-tu que c'est cela le théâtre ? Crois-tu que la nature besoin d’être théâtralisée ? Jonathan le traite d’imbécile avec un séduisant accent américain. Si Jonathan est venu vivre en Auvergne, c’est qu’il est adepte du Nature Writing, un courant d’écriture poétique plus répandu aux Etats-unis qu’en France, où l’on s’en va dans la nature, on s’imprègne, on s’imprègne, tous les sens à l’affût, puis, une fois rentré, on note ses sensations intimes de la forêt. Jonathan déteste plus que tout rencontrer dans ses promenades un de ces comédiens faisant le pitre pour un groupe de randonneurs. Il pense que Dimitri doit stopper dès aujourd’hui cette carrière absurde. Jonathan trouve d’ailleurs Dimitri très beau et prometteur, mais il le houspille encore un peu. Il lui dit : « On dirait que tu es doué pour inventer le mieux dans le domaine du pas génial. »
Nonobstant la brutalité de l’attaque, Dimitri est bouleversé par une telle franchise. En même temps, il se rend compte qu’il est homosexuel. C’est beaucoup pour une seule journée, heureusement que l’ascenseur est lent.
 
On les apercevra au loin, dans les semaines qui suivent, batifolant dans la campagne, escaladant les arbres, marchant délicatement sur l’eau des rivières.
 
Emmanuelle Pireyre, Foire internationale, Les Petits matins, 2012, p. 23-24.
 
Voilà : c’est une des microfictions de Foire internationale, cette Foire internationale annuellement organisée par notre belle commune de Cholet, Cannes ou Rambouillet sauf qu’elle est dans le Massif central sinon j’aurais été au courant plus tôt.
(Quand je pense qu’il aura fallu qu’Emmanuelle Pireyre ait le Prix Médicis avec Féerie générale pour que je lise ses livres. Les prix littéraires ne seraient donc pas totalement inutiles ?)
Comme avec Féerie générale on baigne dans cette impression de voir notre monde – mais vu d’ailleurs. Ou alors d’avoir spectaculairement changé de lunettes. Le familier nous interroge.
En tout cas je recommande aussi chaleureusement ce Pireyre-là que l’autre. On a en outre tout à gagner à découvrir cette collection Les grands soirs des éditions Les Petits matins (rappelez-vous Cécile Mainardi, Joseph Mouton, Ludovic Bablon, David Lespiau…)
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