jeudi 31 décembre 2015

Profitez-en bien.



L’an n’a qu’un jour : le jour de l’an – qu’en toute logique on fête la nuit.

mardi 29 décembre 2015

lundi 28 décembre 2015

une cuisson exceptionnelle



Il y a des livres dont il est très facile de parler et qui pourtant ne présentent qu’un intérêt limité. Il y en a d’autres dont on aimerait parler parce qu’on sent qu’ils le méritent vraiment mais les mots ne sont pas là, sous la main, et le temps manquant et la paresse aidant on y renonce. Parmi ceux-là toutefois, il y en a certains dont on voudrait tout citer, et dont on se console en nen donnant qu’une seule, qui vaut pour les autres, parce que c’est beau partout : on est un petit garçon qui se promène dans le merveilleux paysage avec son appareil photo, et en même temps comme on n’est plus vraiment un petit garçon on sait d’avance que les photos ne sauront pas montrer ce que l’on a vraiment éprouvé au cours du voyage. Tout ça pour dire que, de même que je n’ai rien dit à propos de Data Transport, de Mathieu Brosseau, rappelez-vous, qui pourtant l’aurait bien mérité, je ne dirai rien d’Aventures, le récent « livre avec du roman dedans » de Pierre Lafargue, sinon qu’il me rappelle cet avis d’un lecteur averti qui me disait avec raison que j’aimais les livres monstres. Celui-ci n’a que 236 pages, et pourtant je vous le confirme c’est un monstre.





Un petit pain au lait, deux petits pains au lait, trois petits pains au lait. C’est ce que la police a trouvé sur place : trois petits de petits pains au lait, disposés proprement par ordre croissant, si j’ose dire. Chaque tas dans une assiette bien à lui posée au sol. Et pas un mot d’explication.

(…)



Quelle histoire, et combien intrigante ! Les trois petits tas avaient pris leurs quartiers au milieu de la chaussée avec un tel aplomb, une telle assurance, et disons-le, une telle méchanceté, que même les chiens au grand garrot passaient: au large (quand ils osaient passer !) en rasant les murs et en faisant entendre une plainte déchirante lorsqu’ils arrivaient à la hauteur du phénomène trin. Inutile de préciser que ce n’était pas là l’œuvre d’un homme ordinaire, trop de perfection caractérisait cette mise en scène, trop de symboles attendaient d’y être déchiffrés, trop de beauté accablait par contraste la pauvre joliesse à laquelle aboutissaient nos efforts les plus ambitieux. Et quand le service scientifique de la police eut établi que cette triple merveille, devant laquelle nous étions bien obligés – ne les eussions-nous pas connues – de faire le rapprochement avec les trois raides pyramides d’Egypte, se situait très exactement au centre du segment de rue dont le mouvement avait marqué si durablement les esprits, je ne saurais dire ce qui prévalut dans le public, de la peur ou de l’admiration. « Au micron près ! », nous précisa-t-on avec de drôles de trémolos, et les spécialistes allèrent s’asseoir à l’écart, à l’ombre de L’Esprit du 11 janvier, péniche participative, pour s’éponger le front et poser les coudes sur leurs cuisses : ils n’ont pas tous retrouvé leur famille ce soir-là.

Les petits pains au lait avaient une apparence très séduisante, et nous mentirions si nous omettions de préciser qu’ils le devaient en partie à une odeur de sexe de femme intelligente (on avait dû les y tremper un certain temps, ni trop ni trop peu), odeur qui ressemble assez au vert Véronèse ; en partie à une cuisson exceptionnelle qui leur donnait ce teint cuivré jamais vu jusqu’alors, sinon à Manco Capac, ni depuis. Ce n’est pas encore ce qui expliquerait très bien la fascination qu’exerçaient les trois assiettes, et je n’aurai dit que la moitié des raisons qui l’expliquent après avoir décrit la sorte d’effervescence, c’est cela, d’effervescence qui s’emparait de l’air au-dessus de chacune d’elles, d’effervescence, comment le dire autrement : il y avait au-dessus de chaque petit tas des tourbillons sifflants qui figuraient des épisodes bien connus de l’histoire sainte, que nul n’a jamais vus autour d’aucun autre petit pain et qui disaient assez leur caractère extraordinaire. L’autre moitié ? C’est la méchanceté. Quelles ondes de méchanceté ? Quelle expression pamphlétaire ! Quelles sommations à la jambe de bois ! Quelle hostilité manifeste à toute espèce de faiblesse et donc à l’humanité entière ! Méchanceté d’autant plus effrayante, et donc séduisante, qu’elle émanait de petits pains au lait, ce que la raison se refusait à admettre (les petits pains au lait, on les connaît, ils sont ronds, ils sont mignons, ils ont du sucre perlé-on), mais qu’est-ce que la raison, et que valent ses pompes, devant les faits ?



Pierre Lafargue, Aventures, éditions Vagabonde, 2015, p. 95-97.

 

dimanche 27 décembre 2015

pensée du jour

Vous voulez mon avis ? Ce que je ne pense pas est beaucoup plus intéressant que ce que je pense.


jeudi 24 décembre 2015

Liev libéré



A Noël, il arrive que le cadeau soit le papier lui-même, pourvu qu’il soit beau. On peut dire que Liev est gâté, jugez plutôt. (C’est dans Libération, sous la plume de Jean-Didier Wagneur. On peut aussi lire l’article en ligne sur le site du journal.)
Je vous souhaite d’aussi belles fêtes.

mercredi 23 décembre 2015

Pas Liev chez Gibert Jeune


"Liev ou pas Liev ? Surprenant roman sur la vie et ses faux-semblants, où Liev prend un poste de précepteur dans une maison où il semble ne pas y avoir d'enfants... Entre autres choses...
Original et fascinant !"

mardi 22 décembre 2015

Liev au vert



C’est bientôt Noël, à ce qu’il paraît, c’est sûrement pour ça que Liev se voit offrir ce très beau cadeau que je découvre à l’instant sur le blog Aquarium vert, que je découvre aussi par la même occasion, et que vous découvrez aussi, tiens, faisons donc d’une brique trois coups.
La belle photo d’Antonina Shamareva, c’est sur l’Aquarium vert aussi que je la chipe, on y a été sensible aux paysages de Pas Liev, et ça aussi ça me fait plaisir.


dimanche 20 décembre 2015

Trois ou quatre 20 décembre



Jeudi 20 décembre 2001

Suite de Par temps clair : « Finalement, pour toi, la télé… »


Mercredi 20 décembre 2000

Nouvel Affleurement : D’un gré incertain.


Dimanche 20 décembre 1998

Suite de Hors : « C’est la voix d’un autre… »


Vendredi 20 décembre 1991

Le plan de Vers des illusions serait le suivant…


Tout ça c’est dans le vieux carnet vert. On n’y trouve pas d’autres 20 décembre. Le décembre le plus ancien date de 1980, mais c’est le samedi 6 : « Rien ne s’oppose à ce qu’un roman-photo soit une œuvre de qualité… » Ensuite ça saute au 28 janvier 1981.

Le « Finalement, pour toi, la télé… » du 20 décembre 2001 n’est pas dans la version publiée de Par temps clair. J’aurais cru que si. Je ne me souviens plus pourquoi ça a sauté. Ça parasitait peut-être quelque chose.
En revanche j’ai retrouvé, en fouillant un peu, l’Affleurement D’un gré incertain du 20 décembre 2000. Sous une forme un peu différente, il donne sa matière à la vingt-quatrième pellicule du quatrième album de Mémoires des failles : « Cubes de béton, tuyaux sur une colline », pages 146-147.
La suite de Hors du 20 décembre 1998 : « C’est la voix d’un autre… », je la retrouve encore plus facilement. C’est le début de la page 113 de Rien (qu’une affaire de regard).
Quant aux Vers des illusions du 20 décembre 1991, c’était mon recueil de sonnets, inédit à ce jour. Rigolez pas : on était encore au siècle dernier.
Bon, l’un dans l’autre, je crois que le 20 décembre est un bon jour pour écrire. Au boulot.

vendredi 18 décembre 2015

jeudi 17 décembre 2015

mercredi 16 décembre 2015

Alberto avant Alberto

C'était quand même pas mal, ce petit carnet vert, d'avant le blog. C'était autre chose : je notais là des impressions que personne ne lirait jamais, à part moi. Et encore : en le feuilletant je vais de surprise en surprise, j'avais oublié tout ça. Pas les impressions elles-mêmes, mais le souvenir de les avoir notées. Par exemple celle-ci, du 26 décembre 2005, qui visiblement attendait une réponse du moi-même de 2015 (pardon pour les qui-qui, vous n'étiez pas supposés lire ça) :

"(...) Plus forte impression encore : le Cahier d'Alberto, de Monique Rivet, qui n'a même pas d'existence officielle, et qui arrive à faire vivre un personnage qui, même pour le narrateur, n'est en fait qu'une fiction. Comment un tel texte peut-il ne pas avoir trouvé d'éditeur ?"

Ce Cahier d'Alberto, j'en ai parlé un peu plus ici, puisque, vous le savez peut-être, une injustice a été réparée. Vérifiez par vous-mêmes, ça en vaut la peine.


mardi 15 décembre 2015

Ça ne me plaît pas du tout de ne pas être un vrai tout.



« Ça ne me plaît pas du tout de ne pas être un vrai tout », se plaisait à dire M. dès qu’il vécut ses premières années scolaires, en collectivité, à tous les gamins qui lui ressemblaient (c’est-à-dire tous).
La seule chose qui l’amusait, en dehors d’être triste, c’était de faire le clown et d’inventer des grimaces jusque-là inconnues de tous.
Ce qu’il ne faut pas dire, c’est qu’il naquit en pleine régression à cause de la seconde qui lui a été retirée dès son premier souffle. Et même un peu avant. Car les parois de l’utérus de sa mère n’étaient pas en pierre, elles n’étaient pas même en eau.
Le ventre de la mère est exactement comme le cerveau, il n’est pas un vrai tout, il n’est pas parfaitement rond et surtout, il est poreux, spongieux : il respire un peu du dehors.
A l’école, M. ne travaillait pas bien, juché qu’il était dans ses pensées, toujours en retard d’un temps sur le monde.

Mathieu Brosseau, Data Transport, éditions de l’Ogre, 2015, p. 30


samedi 12 décembre 2015

ma vie de libraire

Hier soir j'ai donc été le libraire d'un soir de la librairie Charybde, avant de parler de Pas Liev. Ma gageure : présenter au moins trois livres qui auraient pu échapper à ce gang de lecteurs prêts à tout (les libraires de Charybde). En tout cas ça a été l'occasion de rouvrir quelques très beaux coups de cœur, que je me permets de rappeler à votre mémoire (pour ça il suffit de cliquer sur les titres) :
- Doucement, de Gabriel Bergounioux, aux éditions Champ vallon,
- L'Ironie du sort, de Didier da Silva, aux éditions de l'Arbre vengeur,
- Le Parfum du jour est fraise, de Pascale Petit, aux éditions de l'Attente,
- La Botanique parallèle, de Leo Lionni, aux éditions des Grands champs,
- Les Saisons, de Maurice Pons, aux éditions Christian Bourgois,
- Le Château, de Franz Kafka.
Bon, les deux derniers, c'était aussi pour ménager une habile transition vers Pas Liev, puisqu'ils me permettaient d'inventer l'indispensable concept de roman-boîte-à-formes (entendez : histoire d'un personnage qui ne trouve pas sa place) où on va essayer de les faire rentrer tant bien que mal.

vendredi 11 décembre 2015

Liev avant Pas Liev (5)



Et dernier. Après ça Liev était capable de continuer tout seul. Ou plutôt non : exposé. Sous vos yeux. Commencer à écrire nécessite parfois un lanceur ; ensuite on s’en débarrasse, que rien ne vienne parasiter la trajectoire. Ensuite Pas Liev commence.
A ce soir chez Charybde.


La porte du suivant était ouverte maintenant, pourtant il n’y avait pas de chauffeur. Cinq ou six personnes avaient déjà pris place. Liev s’est penché vers un vieil homme assis juste derrière la place du chauffeur et il lui a demandé en chuchotant presque « Savez-vous si c’est bien l’autocar pour Kosko ? » Le vieil homme lui a souri et lui a fait signe de répéter. « S’il vous plait, est-ce bien l’autocar pour Kosko ? » Liev s’était penché encore davantage et chuchotait tout à fait. L’homme a fait une moue exagérément dubitative et a encore adressé un grand sourire à Liev. A ce moment-là, le chauffeur est arrivé en hâte, il a démarré tout de suite. Liev, légèrement déséquilibré, s’est assis sur la première banquette, de l’autre côté de l’allée centrale. Ils dépassaient le premier car à l’arrêt, dont le chauffeur, toujours au volant, a jeté un regard froid vers eux.
A peine assis, Liev s’est levé de nouveau et s’est approché du chauffeur. « C’est bien le car pour Kosko ? » Le moteur était bruyant. Le chauffeur a crié un « Non ! » brutal. Peut-être parlait-il fort pour couvrir le bruit du moteur. Liev est resté sans savoir quoi dire. Il ouvrait de nouveau la bouche quand le chauffeur, sur le même ton, a crié « Oui ! » A nouveau Liev n’a plus su quoi dire. Il restait debout là, sa valise à la main. Sans cesser de regarder devant lui, le chauffeur a tourné légèrement la tête et a crié « Il est trop tard ! » Il fallait parler fort pour dominer le bruit du moteur. « Je vous déposerai au Carrefour de la Croix Saint-Charles. » Liev est resté silencieux. « Vous n’aurez qu’à tourner à droite. » « C’est pas très loin, après. » « C’est un beau temps, pour marcher. » Le chauffeur a regardé Liev pour la première fois, il a souri. Liev est retourné s’asseoir.

jeudi 10 décembre 2015

Liev avant Pas Liev (4)



Encore une suite avant de commencer vraiment :


Dehors, le soleil brillait plus fort encore que tout à l’heure. Pourtant il était plus tard. Mais très vite il s’est mis de nouveau à briller normalement.
En grimaçant, Liev a traversé la rue de nouveau, pour rejoindre les arrêts des bus, devant la gare.
Il y en avait quatre arrêtés les uns derrière les autres, à quelques mètres d’intervalle. Les noms indiqués sur les pancartes derrière les pare-brise ne correspondaient pas à celui mentionné au dos de l’enveloppe que Liev tenait à présent à la main, à l’adresse de l’expéditeur. Mais ça ne voulait rien dire.
Le chauffeur du premier bus était assis à sa place, le moteur tournait. Il avait un journal à la main mais il n’avait pas l’air de lire. Debout sur le trottoir, Liev a dit « S’il vous plaît ». Le chauffeur n’a pas tourné la tête. Liev a jeté un œil vers les autres bus ; leurs portes étaient fermées et il n’y avait personne au volant. Liev a grimpé sur la première marche. « Excusez-moi, est-ce que vous allez à Kosko ? » L’attention de Liev a été attirée par la présence d’une femme qu’il n’avait pas vue tout d’abord, elle était grosse et elle avait l’air de rire. Liev n’a pas compris la réponse du chauffeur, sauf qu’elle était négative. Comme Liev le regardait d’un air interrogateur, le chauffeur a fait un mouvement de la tête vers l’arrière. Liev a demandé si c’était l’autre bus et le chauffeur a acquiescé. Pendant que Liev descendait le chauffeur a précisé : « l’autre car. »



mercredi 9 décembre 2015

Liev avant Pas Liev (3)



C’est la suite d’hier (et d’avant-hier, hein). Ce n’est toujours pas Pas Liev. Il faut d’abord que Liev s’échauffe encore un peu.


Il ne s’est plus rien passé, pendant un certain temps. De temps en temps, Liev se retournait vers la porte au fond de la salle. Il n’y avait personne qui entrait. C’était une porte à deux battants, avec deux ronds de verre sombre.
Enfin quelqu’un est entré. Liev s’est retourné, il avait entendu la porte : elle grinçait un peu. Ça s’entendait dans le silence. C’était un homme âgé qui s’est assis tout à côté de la porte. A ce moment-là seulement, Liev a regretté de na pas être allé aux toilettes plus tôt, à cause de sa valise. Il est resté assis.
Quand la lumière de nouveau s’est éteinte, personne d’autre n’était entré dans la salle. Liev n’était pas allé aux toilettes. Le rideau s’est ouvert, et Liev a lu le mot « civette » qui parmi d’autres s’affichait sur l’écran. Puis il a vu un animal qu’il n’aurait pas pu nommer. C’était un documentaire animalier. Liev a regardé derrière lui, mais dans le noir il ne pouvait pas voir si le vieil homme était toujours à côté de la porte. D’ailleurs il ne voyait même pas la porte : il ne voyait que deux ronds bleus, qui laissaient à peine filtrer la lumière du dehors.
Le documentaire a été vite terminé. Dans un éclairage incomplet, il y a eu encore quelques réclames. Très vite, c’est du moins l’impression qu’en a eue Liev, la lumière s’est éteinte de nouveau complètement, le rideau s’est ouvert un peu plus largement et le titre du film est apparu : c’était le même que dehors sur l’affiche. D’ailleurs Liev a reconnu la veste d’un des acteurs, c’était la même que tout à l’heure : c’était bien le même film. Immanquablement, à un moment, on verrait à l’écran les mêmes images que tout à l’heure. Liev regardait de tous ses yeux.
Longtemps, les images n’ont pas été les mêmes que tout à l’heure. Par moment, on pouvait croire que ça y était, qu’elles allaient arriver, et puis non, on passait à autre chose. C’était peut-être une autre version. Peut-être l’histoire avait-elle bifurqué, à un carrefour. Il y a des carrefours, dans les histoires, et la plupart du temps ils ne sont pas signalés. Et puis les images enfin ont été les mêmes. Liev est resté immobile, légèrement contracté, le temps de se faire une certitude. Il avait connu trop de déceptions. Puis il s’est détendu, il s’est levé, il a tâtonné pour retrouver sa valise dans l’obscurité et il a remonté l’allée centrale en direction des deux ronds bleus, au fond de la salle.


mardi 8 décembre 2015

Liev avant Pas Liev (2)



Ce qui suit n’est toujours pas Pas Liev, c’est encore seulement Liev. J’avais besoin de voir Liev bouger un peu devant moi avant de commencer à raconter son histoire. Ou pas.


Derrière la double porte, il a fallu un temps à Liev pour se rendre compte que la salle était presque vide, il n’avait que l’embarras du choix pour s’asseoir. A l’écran il y avait un visage en gros plan, à l’envers. Les yeux étaient soulignés par les sourcils, les sourcils eux aussi étaient soulignés par les rides profondes du front. Dans l’oreille de Liev, une voix a chuchoté « par ici » tandis que le faisceau d’une lampe électrique orientée vers le sol y révélait quelques détritus anonymes. C’était là, sur cette surface éclairée, qu’il fallait marcher. C’était sur ce siège éclairé, en bout de rangée, qu’il fallait s’asseoir. Liev a d’abord déposé sa valise sur le siège à côté de lui, puis il l’a reprise et l’a posée par terre, devant le siège à côté de lui.
A l’écran maintenant les personnages étaient à l’endroit.
Un peu plus tard, Liev s’est rendu compte qu’il n’entendait rien. A l’écran, il y avait de profil les visages de gens qui regardaient, ou qui attendaient. Leurs lèvres étaient immobiles. En tout cas, ils n’avaient pas de raisons de faire du bruit. On ne pouvait pas décider si ce silence était intentionnel de la part du cinéaste, ou s’il s’agissait seulement d’une panne. Derrière Liev, quelqu’un a chuchoté « Remboursez ! » C’était juste chuchoté. On ne pouvait pas savoir si ces mots avaient été prononcés sérieusement ou non. Peut-être la personne avait-elle dit autre chose.
Quand le rideau s’est refermé, la lumière est revenue ; Liev est resté assis. Il a juste reculé ses jambes pour laisser passer un couple entre deux âges. Il n’y avait pas beaucoup de place. La femme portait une jupe droite, elle a dévisagé Liev au passage, il a serré ses jambes contre la banquette.
Les spectateurs étaient peu nombreux. La salle a fini de se vider. Liev est resté seul. Il s’est rendu compte qu’il n’était pas tout à fait au milieu, face à l’écran, alors il a changé de place.
La fille de la caisse, qui faisait aussi l’ouvreuse, a descendu l’allée centrale. Elle devait faire une sorte d’inspection, mais ça ne se voyait pas vraiment. Elle a jeté un coup d’œil à Liev, qui lui a fait un petit signe de la main ; en fait il lui a montré son siège. Elle n’a pas eu l’air de le reconnaître, on n’aurait pas dit qu’elle lui avait parlé un peu auparavant. C’était peut-être sa sœur. Elle est repartie comme elle était venue. De nouveau la salle était vide, il y avait juste Liev. Il s’est encore décalé d’un siège vers la droite, mais au bout de quelques secondes il s’est ravisé. Le milieu de la salle devait se trouver entre deux sièges.


(A suivre, encore.)

lundi 7 décembre 2015

Liev avant Pas Liev



Tout ça ne nous empêchera pas de nous retrouver vendredi soir, si vous le voulez bien, oui, celui de cette semaine, à 19h30, à la librairie Charybde (c’est au 129 rue de Charenton, dans le XIIe, près de la Gare de Lyon), laquelle m’embauche comme libraire d’un soir. J’y parlerai donc de quelques livres qui me tiennent à cœur, ça sera une première partie, la seconde étant consacrée à Pas Liev. Vous avez lu ce paragraphe ? Considérez-vous comme personnellement et officiellement invité(e)(s).
Pas Liev, justement. Après ces prémices de 1996, autrement dit hier, rien. Jusqu’au mois d’avril 2010, où Liev fait ses premiers pas. Je dis bien Liev, il n’y a pas de « pas » qui tienne, à cette époque. Dans le passage ci-dessous, il s’agit bien de Liev, mais les lecteurs de Pas Liev vous le diront, il n’y a rien de tel dans Pas Liev. Ce n’est pas Pas Liev, c’est juste Liev. C’était en effet le titre provisoire de cet inédit :


Quand il est sorti de la gare, le soleil de nouveau brillait. Liev a posé sa valise pour regarder l’heure à sa montre, deux heures et demie approchaient ; il a marqué un temps, il était probable qu’une horloge orne le fronton de la gare. L’heure, sans doute, y serait la même. Liev ne s’est pas retourné.
De l’autre côté de la place il y avait des cafés, un hôtel, quelques boutiques, un cinéma. Il a pris sa valise et il a traversé. C’était une petite valise.
La circulation était plutôt rare.
Il y avait un western à l’affiche du cinéma. La prochaine séance était à quatre heures. Ça faisait déjà une demi-heure que le film était commencé. Liev est ressorti, il a fait quelques pas sur le trottoir ; un peu plus loin il y avait un café.
A travers la vitre on voyait bien à l’intérieur. Il n’y avait presque personne, il n’y avait que trois hommes assis sur des tabourets ; de là où il était, Liev ne pouvait voir que leur dos. Mais il pouvait voir qu’ils parlaient, à cause des gestes qu’ils faisaient avec leurs mains.
A un moment, l’un d’eux s’est retourné et a regardé Liev ; alors Liev a recommencé à marcher, dans la même direction, sa valise à la main, jusqu’à ce qu’il ne soit plus dans le champ de vision de l’homme au bar. Mais celui-là s’était déjà retourné et avait repris sa conversation.
Liev s’est arrêté de nouveau. Il s’est retourné, il est resté sur place un moment. Puis il a fait demi-tour, en direction du cinéma. En passant devant le café, il n’a pas regardé à l’intérieur et il a accéléré le pas.
Devant le cinéma, Liev s’est encore arrêté, un instant, et il s’est approché du guichet. Derrière le guichet il y avait une femme, un livre à la main, mais elle ne lisait pas, elle regardait Liev. Elle s’est mise à parler, elle a demandé à Liev s’il voulait un billet, Liev lui a répondu que le film était déjà commencé depuis une demi-heure, ça devait faire plus d’une demi-heure ; la fille, elle faisait peut-être plus que son âge, elle n’était pas très soignée, lui a dit que c’était un « cinéma permanent », comme si depuis son cockpit c’était elle qui était au spectacle, un perpétuel défilé, et qu’il pouvait très bien prendre un billet maintenant et entrer, comme ça il verrait la fin du film avant le début. Liev a pris un billet.




(A suivre, quoi)



dimanche 6 décembre 2015

Pas Liev en 1996



C’est Isabelle Rüf à présent, dans le quotidien suisse le Temps, qui vient confirmer mes ambitions d’écrivain le mieux lu de France, lisez plutôt (lisez « précepteur », aussi ; une coquille s’est glissée dans le titre). Ça me rappelle des souvenirs, car elle est l’un des rares chroniqueurs littéraires à suivre mon travail depuis mes débuts, à l’époque ou Rien s’appelait encore Une affaire de regard. Par association d’idées, ça m’a rappelé que Pas Liev avait eu autrefois quelque chose comme l’ébauche d’une existence, longtemps avant que je me lance vraiment dans son écriture.
J’ai tenu, bien avant l’existence de ces Hublots, un vieux carnet, tombé en désuétude à cause de la concurrence du blog. C’est dommage : ce n’était pas la même chose. J’ai cherché dedans, j’étais à peu près sûr d’y retrouver l’ébauche de ce proto-pas-Liev, mais je n’aurais jamais imaginé qu’il me faille remonter jusqu’au

« Vendredi 12 janvier 1996

Pourquoi ne pas écrire une pièce de théâtre autour d’un personnage qui se croirait engagé comme précepteur dans une famille riche, mais que l’absence de l’enfant ou des enfants obligerait à assumer la fonction en principe temporaire de sous-intendant. Il pourrait y avoir, comme personnages, les parents, un fils presque adulte et apparemment amical, une fille qui lui ferait des avances qu’il repousserait ou feindrait de ne pas comprendre par crainte – elle pourrait d’ailleurs être fiancée à un propriétaire du coin passionné pour la chasse –, un intendant, son chef, qui réclamerait le titre de gestionnaire, une servante en bas de l’échelle qu’il séduirait, d’autres domestiques, des invités à une partie de campagne… »


Voilà. Tout y est ; sauf l’essentiel, bien sûr. Et quelques variantes aussi. Et c’était un projet de théâtre. Ecrivain de l’intérieur (et aussi comédien amateur, à l’époque), il est probable que la forme théâtrale m’intéressait parce qu’elle permet naturellement de rendre opaques les personnages ; je pense à Pinter, par exemple. Dans le roman c’est moins courant. Maintenant que j’y pense, je me rappelle avoir aussi pensé à Handke, celui du Gardien de but au moment du penalty ou de la Femme gauchère, au moment où je me suis vraiment lancé dans ce qui allait devenir Pas Liev. Tiens, d’ailleurs il faudra que je vous montre aussi ce qui allait devenir Pas Liev mais qui n’est pas Pas Liev ; c’est intéressant aussi, enfin, je trouve.
Non là, ce qui me frappe, c’est cette date : 12 janvier 1996, en bas de la page de droite du vieux petit carnet vert à petits carreaux. Surtout que sur la page de gauche, à la date du dimanche 17 septembre 1995, à peine quelques mois plus tôt, j’ai écrit ceci :
« Notes pour un projet de roman qui pourrait s’intituler Hors, au sens de l’expulsion, la naissance, l’exposition au monde, vs la recherche de l’intériorité, de l’auto-confort, enfin la pénétration sexuelle par l’acceptation de l’existence du reste, la fin du solipsisme. Thèmes épisodes : errance nocturne un 1er janvier dans un lieu non identifié, visite d’un personnage féminin A, rêve sexuel ensuite… »
Ceux qui l’ont lu auront reconnu le début de Rien (qu’une affaire de regard) – mon premier roman, quoi.


samedi 5 décembre 2015

La langue espagnole est ta conscience honteuse.



Mais tu saisis bien vite que ta langue est rustre, courtaude, plus policée que celle qu’on parle dans le quartier d’où tu viens cependant, mais qu’elle râpe les oreilles de tes professeurs, de tes camarades, de leurs mères. Il faut écouter, imiter, t’imprégner. Un vrai Espagnol, personne n’en a jamais côtoyé. Connaître une autre langue que celle du sol a quelque chose d’étrange pour ces enfants. La langue espagnole est ta conscience honteuse, l’ancre qui te tient attaché à l’en-bas. Tu la revendiques et tu la hais à la fois. Libido, ambition sociale, et la haine, la haine de soi. Un désert.

Apprendre, apprendre leur langue à eux. Chez eux, la langue possède le cul, le domine. Chez toi, c’est inverse. Apprendre, apprendre cette langue qui ouvre le cul des bourgeoises comme un sésame. Tu ne la connaîtras jamais assez, tu ne la maîtriseras jamais totalement. Les mots s’échapperont que tu remplaceras avantageusement, crois-tu, par d’autres, extraits du glossaire qui a cours dans ton quartier.

Alexandre Civico, La terre sous les ongles, Rivages, 2015, p. 46-47.


vendredi 4 décembre 2015

Je ne suis pas l’écrivain le plus lu en France.



Non, figurez-vous : je ne suis pas l’écrivain le plus lu en France. De cela au moins, je suis à peu près certain, parmi tous mes doutes. Je le saurais, sinon. On me l’aurait soufflé dans l’oreillette : « Ça y est : vous êtes l’écrivain le plus lu en France. » Mais non, l’écrivain le plus lu, ce n’est pas moi. Ça non. Ni moi, ni moi, ni moi non plus. Voilà enfin une certitude avec laquelle je peux dormir tranquille. Mais voici qu’en revanche un autre doute m’assaille. Ne serais-je pas l’écrivain le mieux lu de France ? Personne non plus ne me l’a dit, et je reconnais volontiers que c’est une impression toute personnelle, probablement due en partie au fait que je suis aussi mon propre lecteur. Certes. Mais, là, tout à l’heure, j’étais en train de mettre à jour la page de ces Hublots consacrée à Pas Liev, et en relisant ou en réécoutant quelques-unes de ces recensions, je me disais : Quel autre écrivain, très honnêtement, peut se vanter d’avoir eu sur ses livres autant de critiques aussi fines, pertinentes, lumineuses ? Hein ? Franchement ? Vous croyez que je blague ? Allez-y donc voir : il y a là de quoi faire baver d’envie Jean d’Ormesson et Michel Houellebecq réunis.

PS : Et voici qu’à l’instant Dominique Boudou vient confirmer mon intuition. Que voulez-vous que je vous dise ?

mardi 1 décembre 2015

Dieu et moi

Et de quoi se courrouce-t-il si fort, ce Dieu ? Et ne dirait-on pas que je puisse quelque chose pour ou contre sa gloire, pour ou contre son repos, pour ou contre son bonheur ?

Denis Diderot, Addition aux pensées philosophiques.