samedi 29 novembre 2008

Tor-Ups – décollage !


Vendredi soir, c’était le lancement de la fusée Tor-Ups. C’était à Rambouillet, à la médiathèque Florian  qu’était organisée la soirée de lancement de la résidence artistique de Pascale Petit, autour de Manière d’entrer dans un cercle & d’en sortir, paru l’an dernier dans la collection « Déplacements » (et dans la postface duquel – « Une sorte d’opération à petit budget » – se profilait déjà le projet Tor-Ups) et de Tom Premier, sa version théâtrale et « enfantine », publiée par l’Ecole des Loisirs. Le Théâtre de la Forge pour l’occasion s’est constitué en trio (Anne Béziel, Bruno de Saint-Riquier, Antoine Marneur) pour nous faire entrer dans ce cercle en compagnie du Coiffeur (Monsieur de Merveilleux dans Tom Premier) épris d’amour pour la Reine (Eléonore dans la pièce), elle-même n’ayant d’yeux que pour le Roi (Tom Premier, donc), qui lui ne rêve que d’inventer la « patinette pliable à douze roues avec pare-brise très avancé pour voir avant tout le monde », l’« échelle intelligente » ou les « baskets qui crient "encore" à chaque fois qu’on s’arrête ». Ils étaient accompagnés à la harpe par Margaret Varret, parmi les installations d’Emmanuelle Tonin, plasticienne en résidence. Le montage était audacieux et fidèle, passant d’un texte à l’autre selon la fantaisie des comédiens – qui n’en manquent pas. C’était la  première fois que j’entendais ensemble ces textes de Pascale, qui d’habitude touchent des publics si différents, trop ciblés peut-être (quand on a lu ses albums pour les plus petits, la Ligne d’horizon, les Habitants des rêves ; on sait qu’il n’y a qu’un pas à faire pour se retrouver bombardier en piqué surdoué, champion du Salto solo). La brèche dans le réel est ouverte, et pas plus tard qu’en janvier, moi-même j’ouvre la trappe sous les baskets de mes élèves de troisième, qu’ils tombent avec moi dans le trou (de mémoire) de Monsieur Jones – sûr que leurs baskets vont crier encore !

Et le projet Tor-Ups a maintenant une adresse : contact.tor-ups@orange.fr




 

Commentaires

de quoi donner envie d'habiter Rambouillet (mais c'est beaucoup plus loin sur la ligne)
Commentaire n°1 posté par ms le 30/11/2008 à 19h11
Mais de Montparnasse, le TER ne met qu'une demi-heure...
Commentaire n°2 posté par PhA le 30/11/2008 à 20h35
Pour une fois que la vie littéraire se déroule à deux pas de chez moi et non dans la sacro sainte capitale...
C'est vraiment bien, ces résidences d'écrivain, pour l'auteur et ses lecteurs. Tu nous tiendras au courant des prochaines rencontres, Philippe ? J'essaierai d'y participer, je n'ai jamais lu Pascale Petit.

Commentaire n°3 posté par Pascale le 01/12/2008 à 09h12
Bien sûr, Pascale ; j'aurais d'ailleurs dû penser à t'avertir. (Oui, il il faut lire Pascale Petit.) (Et c'est même vrai pour ceux qui ne s'appellent pas Pascale !)
Commentaire n°4 posté par PhA le 01/12/2008 à 09h43

vendredi 28 novembre 2008

Seul à voir (jamais je ne me rejoindrai)

Me voici démarrant en trombe, il n’y a pas un instant à perdre ! La voiture reste accrochée au sol, dans le virage du rond-point pris tout en force musculeuse. Déjà je suis sur la route toute droite, succession de côtes et de pentes ; et je me rends compte qu’à une telle vitesse, j’ai vraiment du mal à me suivre. Je me vois là-bas, déjà loin sur la route, dans ma 4L toute blanche filant à toute allure ; et je peine, à pieds, loin derrière, m’efforçant en vain de me poursuivre. Après chaque côte je disparais derrière le sommet, à chaque fois que je me vois réapparaître je suis encore plus loin, petite forme blanche inaccessible qui ne faiblit jamais. Selon vous, je devrais me rendre à l’évidence : jamais je ne me rattraperai ! Mais je continue cependant, sans voiture, ma poursuite ; après tout je m’aperçois encore, tout là-bas, même si je ne suis plus qu’un point ; je m’aperçois encore alors que je ne l’aurais jamais cru ; je dois bien reconnaître que j’ai du souffle, du fond, et même de la vitesse, même sans voiture, bien plus en somme que je ne l’aurais jamais cru.







Commentaires

C'est vrai, ça, comment fait-on pour applaudir ?
(dans le silence du web, on n'a qu'une seule main : c'est assez pour serrer la tienne !)
seul ? ah ! voire
Commentaire n°1 posté par Didier da le 29/11/2008 à 07h20
On dirait un rêve éveillé...

Monsieur Didier Da, je vous envie avec vos enregistrements audio réussis, comment faites-vous, techniquement, non pas pour vous enregistrer mais pour mettre votre enregistrement en ligne. J'aimerais le faire depuis longtemps mais je suis nulle en informatique alors si vous êtes un gentil, un tout doux, un qui explique lentement, j'ai quelque espoir d'y parvenir. Merci.
Commentaire n°2 posté par Pascale le 29/11/2008 à 08h18
J'ai beaucoup aimé ce texte.
Ca me fait penser au nonsense anglais.
Pas encore très réveillée, je me demande si finalement tu t'es rattrapé :))
Commentaire n°3 posté par Danielle le 29/11/2008 à 08h59
Pour Pascale :
Je m’enregistre au moyen d’un logiciel gratuit téléchargé sur Internet, Audacity. Il faut se munir d’un autre logiciel, Lame, pour transformer le fichier obtenu avec Audacity en un fichier mp3. Ensuite ouvrir un compte sur une plate-forme de stockage (moi c’est boxstr.com, mais il y en a peut-être de plus sûrs (celui-ci est régulièrement indisponible et mes lecteurs s’en plaignent)) afin d'y "loader" ledit fichier et lui donner une adresse internet qu’on pourra intégrer dans le "code HTML" de son billet. Je parle de ce que je connais : chez over-blog, il y a un petit onglet HTML qui ouvre une fenêtre découvrant le texte du billet transcrit dans ce code barbare ; il suffit de placer, où on veut que le module son soit (au début, au milieu, à la fin du billet) ladite adresse, qui ressemble à quelque chose comme http://boxstr.com/666pff99/enregistrementsublime.mp3
Et de lui accoler à la fin, ce qui donne over-blog se chargeant de transformer automatiquement ces informations en un joli petit module plat (un dewplayer, donc) que tout un chacun peu lancer. J’espère avoir été clair. Je suis moi-même nul en informatique, je n’ai compris tout cela qu’à tâtons.
Commentaire n°4 posté par Didier da le 30/11/2008 à 07h44
Evidemment over-blog a transformé bêtement le tout en modules. Je répète en trichant :
Et de lui accoler dewplayer + un deux-points au début et un & à la fin... vous imaginez ce que ça donne
Commentaire n°5 posté par Didier da le 30/11/2008 à 07h48
Merci beaucoup, Didier. Avec tous ces renseignements, je devrais y arriver.
Commentaire n°6 posté par Pascale le 30/11/2008 à 17h38
Je devrais me faire directeur d'un cours privé, ce serait chic !
@Danielle : Je ne suis pas sûr de me rattraper un jour, mais je me fais une raison...
Commentaire n°7 posté par PhA le 30/11/2008 à 20h42
Pour PhA (avec un motde demande d'excuse pour le tutoiement) va, cours, vole, plane... et prends ton temps dans le vol plané.....
Commentaire n°8 posté par Michèle le 26/09/2012 à 16h24
D'accord - car je me venge rarement.
Réponse de PhA le 26/09/2012 à 17h55

mercredi 26 novembre 2008

Lecture égoïste (d'un texte qui ne l'est pas)

  Tiens ! se dit le lecteur égoïste, ça me parle, ça (« ça me parle », autant dire « ça parle de moi ») : une cinquième enfant, et dernière loin derrière, pas si courante la place ; et qui me parle de Renault, en plus, où les pères de presque tous les copains de classe (sauf le mien) travaillaient – et ma surprise alors de m’en rendre compte – même si ce n’était pas le même Renault : pour moi Renault c’était Flins (où l’usine d’ailleurs n’a jamais été vraiment, où la rue principale du village s’appelle encore Grande Rue) (c’est peut-être pour ça que plus tard, dès la seconde, on nous donnait à lire Elise ou la vraie vie, et même – en sciences éco – L’établi, de Robert Linhart) ; c’était Flins, pas Billancourt donc. 
 
Billancourt ? mais c’était mon métro – quelques années plus tard ; et non loin l’Ile Seguin tout fraîchement désertée, qu’on en parlait encore, à propos des impôts locaux, qui sûrement allaient augmenter. Billancourt, Clamart, il y a même le Lycée de Rambouillet quelque part, attendez, je vais vous retrouver la page, mince, j’aurais dû la noter.
Vous me direz, il y a la Normandie, aussi ; Céaucé, près de Flers, de Domfront ; il n’est pas normand, que je sache, le lecteur égoïste ? Domfront ? Mais si ! (répond-il) c’est l’escale sur le trajet des vacances ! Les vacances à Granville (souvenir de la vue des Iles Chausey au large, plus tard devenu un titre). Paris-Granville, dans Atelier 62, c’est même le titre d’un chapitre, d’une section, plutôt, page 147 (pas 177). Paris-Granville en train où l’auteur imagine une rencontre possible entre le forgeron de Billancourt et le professeur G, futurs grands-pères des mêmes petits-fils – ses enfants. Granville le bout de la ligne, bout du monde où ne va pas la famille Sonnet : les vacances, c’est le retour au pays, s’arrêtent à Céaucé, où Amand Sonnet fait encore un peu durer ce qui a été, du temps d’avant, avant que forgeron ne devienne un métier du passé, et que le pressentant il ne s’engage aux forges de Billancourt, Atelier 62.
Il y a de l’envie, encore chez le lecteur égoïste, de l’envie pour ce qui lui paraît presque un privilège : pouvoir indiquer du doigt un point sur une carte et se dire : c’est de que je viens. Ou encore, même chose versant social, se dire : voilà mes racines. Rurales. Ouvrières.
Et puis il comprend qu’il a tout faux, le lecteur égoïste, il se rend compte que c’est l’histoire d’une perte, d’une disparition, d’un effacement plutôt, qui est évoqué là. Un métier – un métier ancestral – est en train de disparaître. Amand Sonnet, le père, le forgeron de Céaucé, prend sa décision : les forges, au pluriel désormais, ce seront celles de Renault, à Billancourt : Atelier 62. Un déracinement : le père quitte sa famille, un temps, faute de pouvoir la loger. Un temps ? cinq ou six ans tout de même. Et puis la famille enfin qui s’installe à Clamart. Et les retours, durant les vacances donc, où l’on essaie de faire durer encore un peu une autre manière de vivre, de moins en moins, déjà disparue. 
Mais le temps va vite, et déjà les forges aussi de Billancourt, comme celle du forgeron de Céaucé, appartiennent au passé. Faut-il s’en plaindre ? Les hommes qui y travaillaient souvent ne vivaient pas vieux ; la retraite, à soixante-cinq ans, ils n’avaient guère le temps d’en profiter. Les chiffres, si vous voulez, ils sont là ; les revendications syndicales aussi, et les réponses patronales – les non-réponses, le plus souvent ; Martine Sonnet n’est pas seulement fille de forgeron, elle est aussi historienne. Mais il y avait comme une noblesse aussi, un prestige des forges ; et ces hommes étaient fiers de leur métier ; alors si, cette disparition, c’est encore une sorte de perte, d’effacement.
J’ai été très ému par ce livre (d’ailleurs, tiens, il s’est tu, le lecteur égoïste), que j’ai lu il y a déjà quelques mois. A la Fête de l’Huma, il a bien fallu que j’aille le lui dire, à l’auteur (jusqu’alors juste croisée sur Lignes de Fuite) (du coup, sur le moment, j’en ai presque oublié sa voisine alphabétique, que je n’avais pas encore lue ; qu’elle m’en pardonne). Pourtant elle a bien pris soin de gommer tout pathos, me dit-elle ; et c’est vrai, bien sûr. Mais justement. D’autant plus. L’homme sur la photo de la couverture, à qui elle ne donne pour ainsi dire pas la parole au cours du texte ; il est là, juste à côté, juste derrière, même le livre refermé. Une vraie présence.
 
Encore une fois, merci aux Lignes de fuite auxquelles je dois cette découverte, et qui à leur insu travaillent pour moi, patronat anonyme et invisible, sans retour la plupart du temps, depuis deux ou trois ans.
Chez Thierry Beinstingel aussi, j’ai trouvé de quoi donner envie. Pas surpris bien sûr que ce livre lui ait parlé ; j’avais lu CV roman, j’avais aimé comment l’auteur redonne son épaisseur au rectangle plat auquel le « monde » du travail réduit la vie des hommes.




Commentaires

j'aime bien votre façon, plus partageuse qu'égoïste finalement, de lire ce texte : merci (et pour la coquille de la table des chapitres, la correction a été faite à partir du 2e tirage)
Commentaire n°1 posté par ms le 26/11/2008 à 22h50
Heureuse qui peut voir les coquilles corrigées et les tirages se succéder ! Je vous en souhaite à foison (des tirages, bien sûr).
Commentaire n°2 posté par PhA le 26/11/2008 à 23h01
merci beaucoup !
je n'avais pas imaginé travailler ainsi pour un "patronat anonyme et invisible", mais pourquoi pas !  ... je suis moi-aussi issue d'un milieu ouvrier, dans lequel moins on voit le patron mieux on se porte ...

Commentaire n°3 posté par cgat le 27/11/2008 à 02h09
(Je replace ici le commentaire de Pascale, trompée par la brièveté du billet précédent.) Merci, Pascale ; en fait je fais dans cette lecture tout ce qu'on m'a appris à ne pas faire.
J'ai aussi beaucoup de lectures communes avec Thierry Beinstingel, et CV roman mérite vraiment le détour.
@ cgat Le patronat reconnaît enfin ses dettes ! (En fait le non-blogueur éprouvait à force quelques scrupules à ne jamais rien proposer en retour.)
Commentaire n°4 posté par PhA le 27/11/2008 à 09h01
Pardon pour l'emplacement...
A force d'entendre les écrivains, (ex)profs de français, je suis de plus en plus convaincue que ma chance est de n'avoir pas suivi un cursus littéraire (alors que je le désirais ardement, mais ce n'était déjà pas la mode, à l'époque, donc direction les sciences) car on ne m'a jamais appris à écrire, c'est purement intuitif et nourri par mes lectures. Je n'ai donc jamais du désapprendre, aucune honte à l'avouer, et sais le chemin qui reste à parcourir pour être de temps en temps contente de mes écrits secrets (ce qui n'empêche que j'ai une conviction : lire permet d'être très critique envers soi-même concernant l'écriture).
Commentaire n°5 posté par Pascale le 27/11/2008 à 09h14

mardi 25 novembre 2008

Vie des hauts plateaux (arbitrairement 5)

En ville, en dessous d’une certaine altitude, c’est la chute sans recours.
(En revanche, au-dessus, dans les hauteurs, point d’inquiétude : on peut s’accrocher même aux nuages – même quand il n’y en a pas !)

dimanche 23 novembre 2008

Seul à voir (je pense aussi à une ecchymose)

Voici les tables disposées, dans le prolongement l’une de l’autre, recouvertes de l’indispensable linge blanc. Cela fait une belle tablée, que nous contemplons avec contentement.
Le décor non plus n’est pas sans charme : admirez plutôt ce hall ancien, aux murs recouverts de peintures aux motifs à demi effacés, aux plafonds moulés. Bien sûr il est ouvert des deux côtés (l’un des côtés donne probablement sur une cour intérieure, l’autre directement sur la rue) : c’est un passage, et en effet il est assez passant. Il ne faut pas cependant se laisser arrêter par de petites nuisances.
J’ai oublié mes victuailles, mes provisions dans la glacière, dans le coffre de la voiture. Elle est garée un peu loin : les places sont chères, par ici, en pleine ville. Quittant la compagnie, je m’y rends, conscient de ma négligence. En effet il n’y avait là que des produits congelés. Dans quel état vais-je les retrouver ?
Voici la voiture – je crois bien reconnaître ma vieille Renault 19 rouge, qu’en pensez-vous ? Juste à côté, sagement attablé à la terrasse d’un café, le petit enfant mécanique est là, oublié lui aussi.
Je récupère les provisions et je les rapporte vite fait (vous comprenez : je ne peux pas tout emporter en même temps). D’ailleurs la décongélation, je le sens d’une simple pression entre mes doigts, est largement commencée. J’ai de quoi m’inquiéter.
Cependant, c’est curieusement une baguette toute fraîche, figurez-vous, comme juste sortie du four du boulanger, que je dépose sur la nappe blanche.
Maintenant, je me dépêche d’aller enfin rechercher le petit enfant mécanique, objet de toutes mes négligences.
Il est toujours là, à côté de la voiture, assis devant une des petites tables rondes dont le cafetier a encombré l’étroit trottoir, en compagnie d’autres enfants apparemment du même âge. Ses cheveux mal peignés sont lisses et très noirs, un peu trop longs à mon goût.
Je me penche gentiment vers lui, je lui parle avec douceur. Une dame, qui assiste à la scène, en sourit, attendrie. Vous devez sans doute la trouver bien indulgente à mon égard.
« Ton cartable est-il bien fermé ? » L’enfant hoche la tête. Je vérifie tout de même : son cartable est sur son dos.
Il est temps maintenant d’y aller. Je le prends par la main pour l’emmener. Un de ses petits compagnons de table proteste dans son baragouin enfantin. C’est un tout petit garçon un peu gros, brun, aux cheveux courts. Il ne doit pas avoir trois ans.
« Téléphoner ! téléphoner !… phoner !… » Il est très énervé, il ne semble pas décidé à laisser s’en aller son nouvel ami sans protester, sans au moins obtenir la garantie de pouvoir le revoir.
Je consulte l’enfant mécanique. Que souhaite-t-il ? Il reste un moment silencieux, il semble réfléchir. Manifestement, lui aussi s’est attaché à l’autre enfant.
Pendant qu’il réfléchit, je regarde sa joue. Elle est marquée d’une grosse tache sombre et brillante. Est-ce de la saleté ? Je pense aussi à une ecchymose. (J’y pense, tout en sachant pertinemment que cela ne peut pas en être une.) Plus gravement et plus simplement, n’a-t-il pas été endommagé ? vous demandez-vous sans doute. Sa matière en effet n’aurait-elle pas fondu sous l’effet d’une chaleur excessive ? Quelle que soit en tout cas la nature de ce dégât, j’y suis forcément pour quelque chose, au moins par ma négligence. Que va dire… ma femme ?

vendredi 21 novembre 2008

Un autre ahurissant mystère

Pas bien certain qu’un homme, encore relativement jeune (quoique, certes, de moins en moins), et père de famille qui plus est (et père comme on en entend trop, avec plein la bouche de sa progéniture – sans rien de commun avec Kronos cependant, qu’on se rassure) soit la personne la mieux placée pour parler de Nullipare.
 
« Je me demande s’il existe un mot semblable qui désignerait un homme qui n’aurait pas d’enfant. Je comprendrais qu’il n’y ait rien. » (p. 13)
 
J’ai écrit un roman dont c’est un des sujets – le sujet invisible (comme le roman lui-même, d’ailleurs, ou mon nom sur la couverture). Jamais dit, le sujet. (Sans doute, oui, ce mot, pour un homme, n’existe pas.) J’aime aussi ce hasard, qui à mes oreilles fait de la fin d’un titre le début d’un autre.
 
« Voilà, je voudrais interroger l’ahurissant mystère de ne pas avoir d’enfant comme on interroge l’ahurissant mystère d’en avoir. »
 
C’est vrai que les enfants sont un sujet. Leur absence, jusque là, moins (me semble-t-il). Juste un sujet de conversation, plutôt convenu. Et là, c’est dit, c’est écrit, interrogé vraiment, oui, dans la singularité de son histoire. Et ce dire à mes yeux a quelque chose d’un peu héroïque.
 
Un extrait :
 
 
Il y a deux ans de cela, un marchand chinois de poulets rôtis me donne une sucette. C’est le jour de la fête des mères. « Bour les mamangs », me dit-il, avec son accent. Il ne peut pas supposer, à l’âge que j’ai, que je n’aie pas d’enfant. C’est une chose inconcevable dans sa culture, un tel malheur qu’on ne peut pas se le figurer. Je n’ai même pas osé déballer la sucette, encore moins la manger, ni même l’offrir. J’aurais usurpé une condition, un statut.
 
J’ai toujours le sucre rose, emballé dans son papier cristal, chez moi, qui vient me rappeler l’incongruité de ma situation.
 
Lorsque j’étais écolière, pour la fête des mères, je composais toujours un poème. Je me souviens d’un vers : « tes mains usées aux carreaux blancs et noirs ». J’avais dû le piquer dans le Lagarde et Michard, car nous n’avions pas de carreaux blancs et noirs. Les mains de ma mère étaient quand même usées.
 
 
Jane Sautière, Nullipare, p. 68-69, éditions Verticales.
 
Je n’allais pas écrire un article : d’autres l’ont déjà fait, et bien mieux que je ne saurais. Il suffit par exemple d’aller sur remue.net, de lire l’Humanité ainsi que le nouveau numéro (98) du Matricule des Anges.
On pourra aussi écouter ici l’auteur lire son texte et on lira soi-même bien sûr d’autres extraits sur Lignes de fuite.
Les oubliés me pardonneront.


Commentaires

Beau sujet, sans nul doute, mais plus que sensible. D'abord à cause de ce mot "nullipare", qui sonne comme un verdict. Courageuse, Jane Sautière de s'être lancée dans ce récit. Merci pour cette découverte.
Commentaire n°1 posté par Anne le 22/11/2008 à 00h31
Je reste perplexe, très. Je suis allée au bout des liens proposés et aucun ne m'a donné l'envie d'ouvrir ce livre. Du peu que j'en sais grâce à eux, je ne vois pas ce qu'il détient comme promesse, il me semble tourner autour d'un état. Certes, j'ai des enfants et j'en suis heureuse. Certes, je conçois qu'on ne veuille pas enfanter même si au fond de moi je ne le comprends pas. Mais qu'apporte ce livre, réellement ?
Commentaire n°2 posté par Pascale le 22/11/2008 à 08h37
Question difficile, pour le moins. Tout au plus puis-je dire ce qu'il m'apporte : la singularité d'une histoire, écrite dès avant soi-même, dont on est en même temps le résultat et l'acteur, et le témoin.
Réponse de PhA le 22/11/2008 à 12h09
Nullipare est un des deux livres que j'avais rapportés de la fête de l'Huma ou j'avais bien discuté avec ma voisine par ordre alphabétique. Je l'ai lu aussitôt et l'ai beaucoup aimé, mais n'ai jamais réussi à écrire à son propos sur mon blog. Pas facile. En tous cas il me semble qu'il traite de beaucoup plus que de la seule  "nulliparité" et en particulier comme le dit très justement PhA juste au dessus, de toute l'histoire écrite avant soi, particulièrement lourde à porter dans le cas de la narratrice. C'est un livre terriblement courageux, je trouve; de soulever des poids pareils.
Commentaire n°3 posté par ms le 26/11/2008 à 21h12
Même si vous n'avez pas réussi à écrire sur Nullipare, c'est un peu vous qui avez attiré mon attention dessus. Avec ce livre, je vois la personne comme un lieu, où une histoire précisément a lieu - trouve lieu -, qui la dépasse (avant/après). La nulliparité, comme vous dites, n'est qu'une sorte de sujet circonstanciel - mais difficile à aborder (oui, ce livre est courageux) - et qui rend aussi le commentaire difficile (c'est pourquoi je l'ai lâchement esquivé).
Commentaire n°4 posté par PhA le 26/11/2008 à 21h34
le problème c'est que l'histoire ne peut pas avoir lieu, puisqu'elle a eu lieu, avec toute l'incapacité que cela implique d'être acteur de sa propre histoire, toute l'impuissance, ou la nulliparité justement
Commentaire n°5 posté par ms le 26/11/2008 à 21h41
Vous voulez dire : l'histoire attendue, la seule histoire pensable par le marchand chinois ? Parce qu'il y en a quand même une autre, un parcours personnel, un engagement singulier (la prison). Mais oui : incapacité où l'on se trouve d'être acteur de sa propre histoire, qui ici devient nulliparité, et ailleurs assumera d'autres formes.
Commentaire n°6 posté par PhA le 26/11/2008 à 21h52
 

jeudi 20 novembre 2008

Vie des hauts plateaux (arbitrairement 4)

Elle penche la tête en avant, se baisse et met un genou en terre.
De la main elle ramasse l’objet qu’elle porte à ses yeux, et murmure une approbation sur deux notes.
Pourtant j’ai bien vu qu’il n’y avait
rien dans sa main.



Commentaires

Ça me plaît ! J’adore, car mine de rien, c’est drôlement ouvert comme billet. Le précédent, curieusement, ne m’emballe pas autant, pourtant il semble remporter les suffrages…
Commentaire n°1 posté par Pascale le 20/11/2008 à 18h22
Ouvert ? C'est que tu as trouvé la serrure...
Commentaire n°2 posté par PhA le 20/11/2008 à 20h35
Etant donné que je me réincarnerai en oiseau, la clé des champs, je la trouve tout de suite en lisant ce genre de choses...
Commentaire n°3 posté par Pascale le 20/11/2008 à 23h28
Une figure gracieuse qui se termine en pirouette, tout comme j'aime. Joli petit interlude à clef !
Commentaire n°4 posté par pascale (l'autre) le 21/11/2008 à 09h50
Abondance de Pascale...
Commentaire n°5 posté par PhA le 21/11/2008 à 20h43
... de Pascaux (sourire)...
Commentaire n°6 posté par Pascale le 22/11/2008 à 08h39
 

lundi 17 novembre 2008

Seul à voir (je ne suis pas le roi)

Cependant ma situation, comme souvent, est assez inconfortable. Pourtant le décor est somptueux : c’est une vaste salle richement décorée. Osons clairement proférer cette évidente réalité : je suis visiblement dans un palais. (Peut-être même mon costume est-il en accord avec ce décor ancien : de vastes pans de tissu brodé me recouvrent.)
Cependant je ne suis pas le roi ; en effet le voici, et sa tenue indiscutablement est plus riche que la mienne. D’ailleurs il est très entouré, et tout le monde l’écoute. Il souhaite charger quelques gens de lettres, dont naturellement je fais partie, d’un travail : la mise en forme, la rédaction d’un morceau littéraire, dont il nous fournirait l’argument. C’est plutôt une bonne nouvelle, de se voir confier une telle tâche par un personnage aussi important (même si, au fond de moi, je préfèrerais mener à son terme un projet entièrement personnel).
Et voici que notre souverain nous remet, directement sur le papier, la matière première de notre travail, en nous faisant part de ses dernières recommandations. Je suis plutôt surpris : j’ai entre les mains une liasse de papier vraiment imposante, couverte d’une écriture serrée. Le roi a dû se rendre compte de mon étonnement : le voici à présent qui donne quelques explications, qui présente même de vagues excuses formelles. En effet, cette masse de texte est assez considérable, il le confirme ; elle est même à son avis nettement excessive. C’est pourquoi notre tâche devra exclusivement consister à retrancher de cette production tout ce qu’il sera possible. En aucun cas nous ne sommes autorisés à rajouter quoi que ce soit de notre propre cru.
Me voici bien déçu et bien frustré, d’autant plus que le roi nous fait comprendre que les tâches qu’il nous confiera dans l’avenir seront de la même nature, cela ne fait aucun doute. Je ne peux m’empêcher de lui faire savoir que tout de même, j’aurais bien aimé avoir la possibilité, au moins une fois, d’écrire quelque chose entièrement par moi-même. Vous me comprenez sûrement. Il me répond directement cette fois, en me toisant de son regard empreint d’un dédain un peu amusé : « Ainsi vous avez l’ambition d’écrire un pamphlet ? » Il me semble même qu’il m’a appelé Molière.

dimanche 16 novembre 2008

Hublots en Haute Mer

Hier, j’ai écouté Cécile Wajsbrot. C’était aux Ulis, à la Médiathèque François Mitterrand, devant une salle bien remplie comme on souhaiterait en voir souvent, qu’elle répondait aux questions de Pascale Arguedas.
Le phrasé, d’abord ; et, moins que des hésitations : des petits temps qui marquent la recherche du mot juste, le désir de répondre vraiment à la question posée.
Concernant ses livres, l’auteur avoue, très simplement, qu’à ses yeux il y en a trop, que certains peut-être… (Sans opinion, personnellement : je n’en ai lu qu’un – Conversations avec le maître – qui à mes yeux mérite, beaucoup. Mais bien sûr, j’apprécie ce jugement, et plus encore le ton avec lequel c’est dit.) Insiste sur la forme, plus travaillée que dans les premiers livres, ça semble important pour elle aussi – une forme au service du sens, aurais-je envie de préciser, me rappelant de discrets effets de polyphonie, de va-et-vient d’un temps à l’autre, de la présence à l’absence, et aussi cette adresse de la narratrice à un destinataire longtemps innommé, celui qui la somme de parler, faisant une langue de celle qui fut d’abord oreille ; tout cela forcément résonne dans la mienne – mais je ne dois pas oublier que ce livre-là ne fait plus l’actualité, détrôné aujourd’hui par L’Ile aux Musées (à Berlin) (où, paraît-il, elle fait parler les statues !), qui poursuit avec la sculpture un cycle intitulé Haute mer, sur la création artistique, initié avec les Conversations avec le maître (c’était la musique) ; allez, l’écrivain quant à elle ne dérogera pas à la traditionnelle dédicace ; hop, dans mon sac.
 
On peut consulter sur remue.net le dossier concernant Cécile Wajsbrot, ainsi que les chroniques de son séjour à Berlin, et écouter sur France-Culture son entretien avec Alain Veinstein.


Commentaires

N'aurais-je qu'une semaine de retard d'après les cases bleues à tribord ? La mise à l'eau fut-elle arrosée ? Moët & Chandon ou Taittinger ?

Il me semble qu'en mûrissant j'approche les bons rendez-vous par surprise, toujours, et c'est délicieux. Ces "Hublots" en sont une belle, bon vent à eux.
Merci Philippe pour... tout! et plus encore, mais tu le sais déjà, je ne vais point insister et prendre le risque de te faire rosir caché derrière ta barbe de pirate et ta voix de ténor - si chère à mes oreilles, hier . Tu t’es bien gardé de m’annoncer cette belle initiative littéraire, maritime, que sais-je...

A très bientôt, j'espère.
Une quidamette de passage
Commentaire n°1 posté par Pascale le 16/11/2008 à 17h48
Ma voix de ténor ? Je me croyais baryton (ou corne de brume, peut-être...)
C'est moi qui te remercie pour hier, et pour tes voeux.
Commentaire n°2 posté par PhA le 16/11/2008 à 20h19
Les larsens (médiatiques) en littérature contemporaine entraînent en effet une "mauvaise visibilité" - j'apprécie cette image décalée et vraie de ta vision hublotique -, des talents. Donc, lire ici que quelqu'un entend, enfin, une voix que j'aime et écoute depuis plus d’une décennie, c'est un cadeau.
Commentaire n°3 posté par Pascale le 16/11/2008 à 20h58
Ah !... merci, ça donne envie de découvir... Pascale, un jour, je viendrai aussi, promis !
Commentaire n°4 posté par Anne-Sophie le 19/11/2008 à 15h38
Vous ne le regretterez pas, Anne-Sophie.
Commentaire n°5 posté par PhA le 19/11/2008 à 16h38
Venenez venez, braves gens! Oyez oyez, je vous attends !
Commentaire n°6 posté par Pascale le 21/11/2008 à 10h56
 

samedi 15 novembre 2008

Vie des hauts plateaux (arbitrairement 3)

Sur une planète où d’un ciel violet tombe une pluie sans fin, les bateaux et les avions, vides de passagers, ne sont conduits par personne.
Si l’on garde le cap toujours dans la même direction, très vite (mais alors vraiment très vite) on se retrouve au même endroit. (Mais ce n’est pas grave : on n’arrive jamais à garder le cap.)

vendredi 14 novembre 2008

Seul à voir (un petit enfant mécanique)

Un petit enfant mécanique occupe toute mon attention. Bien sûr je ne le lui montre pas, je le laisse aller, je le laisse se livrer à de petits jeux qui se découvrent être les mêmes, à ma grande satisfaction, que ceux d’un enfant naturel. Il est en fait très réussi, ce petit enfant mécanique : rien extérieurement ne permet ne le distinguer d’un autre. Il est même conçu de manière à pouvoir grandir, comme n’importe quel enfant.
Le voilà aujourd’hui qui, pour la première fois, joue avec un autre enfant – un vrai ! – apparemment du même âge. Je passe tout mon temps à les observer, aussi discrètement que possible. Rien ne pourrait me faire plus plaisir que ce spectacle, même s’il y a au fond de moi quelque chose d’un peu douloureux, à considérer cette croissante indépendance.
Ils sont tous les deux tout seuls à l’étage du dessous, tandis que les adultes prennent une sorte de frais nocturne à la terrasse. Ce n’est peut-être pas très prudent, dites-vous, de les laisser sans davantage de surveillance. Après tout, il n’y a qu’un muret qui les sépare d’une route obscure et très passante ; ils auraient vite fait de le franchir. Alors tout de même je me résous à descendre les retrouver : s’il arrivait un malheur à l’enfant mécanique, il n’est pas du tout certain qu’il soit possible d’en réaliser un autre ; la conception de celui-ci relève presque du miracle, au moins en partie, il faut le reconnaître. C’est pourquoi me voilà à présent en pleine précipitation, je ne sais par où descendre, je réclame à grands cris des indications, on me montre l’ouverture de l’escalier qui descend, tout près de moi ; elle est même signalée par une flèche.
 
Me voici à l’intérieur de l’immeuble, appelons ça comme ça. Le décor, un peu chargé, ne manque pas de somptuosité, même si les choses y sont un peu, disons, un peu petites. Je ne sais pas si vous voyez bien ce que je veux dire. C’est l’une de mes impressions en tout cas quand je débouche à l’un des paliers. Il y a beaucoup de dorures et de bois vernis, il y a même des étagères nombreuses plutôt encombrées d’objets que je n’identifie pas ; il faut dire aussi que je n’essaie pas, je n’ai pas le temps, il faut que je me presse, que je trouve le bon chemin ! Par où d’ailleurs faut-il passer, maintenant, avec tous ces escaliers ? Il y en a au moins quatre qui partent du même palier. Certes ils sont on ne peut plus décoratifs, avec leurs formes toutes différentes et tarabiscotées. Mais outre le fait que j’ignore lequel est le bon, leur ascension paraît assez risquée : les marches minuscules vont en rétrécissant, et il n’y a pas de rampe. D’ailleurs certains se révèlent être plutôt des échelles, destinées simplement à permettre l’accès aux grandes vitrines qui me dominent. Heureusement j’aperçois enfin, parmi toute cette confusion, une porte basse qui ne mène à aucun escalier, mais à une large pièce aux meubles bas et noirs étalés horizontalement sur le sol. Je la reconnais soudain : c’est par ici que je suis arrivé. Comment ai-je pu l’oublier ?
 
C’est maintenant par ce large escalier tendu de moquette rase et grise qu’il faut descendre. Ne pas se perdre n’est plus un problème : il suffit de suivre le groupe.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que nous visitons ce musée. Il me semble bien pour ma part que c’est la troisième. Au bas de l’escalier qui tourne, une (cir)conférencière appelle les plus jeunes du groupe, des enfants d’une dizaine d’années, à s’asseoir par terre ou sur les marches. Quelques adultes invitent les enfants à reproduire des sons étranges qu’ils émettent avec leur bouche. Ça a l’air amusant, et bien que je sois déjà un adolescent, je me précipite avec quelques copains et nous nous installons, assis en tailleur, prêts à participer.
Les enfants, naturellement, ne sont pas tous très sages. En voici plusieurs qui entreprennent de sauter des marches de l’escalier, et ce d’une hauteur vraiment peu raisonnable (je dirais bien une quinzaine de marches). Je dois reconnaître que je suis assez surpris et un peu épaté de me rendre compte que certains y parviennent fort bien, et que ceux qui tombent réussissent toujours à ne pas se faire mal.

jeudi 13 novembre 2008

dix secondes parfaitement exquises

Mettons-y un e derrière et un la devant, et la LaureLie me devient un petit pays où l’on retourne, sûr de la variété de ses étonnants paysages. On peut, cet automne, y rencontrer d’héroïques figures. Sam assurément en est une autre, non des moindres ; jugez plutôt :
 
« On aurait pu compter ses côtes et, avec un peu de patience, ses cheveux. Blonds et fins ils folâtraient, autour d’une tonsure naturelle. Un nez long et rouge, des dents courtes et bistres, un front large et rose, des yeux brefs et gris : son visage dans les grandes lignes, une carte plus détaillée aurait compris les chemins de traverse d’une quarantaine plus trop lointaine mais, dans cette faible lumière nocturne, on se contentait d’un schéma ; Sam, coquet, ne s’en plaignait pas, le caleçon mité bouf­fant à l’entrejambe, les pieds écartés rappelant le canard, la légère voussure dénonçant l’indolent, bien assez pour ne pas pavoiser. Non, non, il n’enviait pas ce foutriquet barbu qui exhibait ses pectoraux sous un marcel et une écharpe en lin kaki, pas la peine de lui offrir d’intervertir leurs corps il n'aurait pas voulu. Ni de son âge, surtout pas. À vingt ans il ne comprenait rien à rien alors qu’aujourd’hui, pardon, posez-lui n’importe quelle question. Un peu plus loin on pouvait se glisser dans l’eau sans risquer de se rompre le cou et comme il y gagnait aussi d’en­tendre moins les rires et les guitares de ces petits cons, il n’hésita pas plus longtemps et rampa vers la mer – tiède et un peu grasse, ce qui le surprit. Qu’il y serait bien. Ça le remuait toujours autant de bar­boter dans la matrice, il marchait à fond dans cette histoire de mère nourricière et qu’elle fût téné­breuse et scintillante, quoique d’huile, échevelait un peu plus encore son délire. Bienfaisante nuit des origines ! Il y fit trois brasses et se fatigua, se convertir en planche était plus dans ses cordes. Seules les plus grosses étoiles perçaient le brouillard de gazole qui plombait la ville et pour tout dire ce ciel simplifié le réconfortait, il fallait être mieux armé qu’il ne l’était en cet instant pour affronter un vrai ciel étoilé tout vibrant d’éclats innombrables, imbitable et vaste. Le silence se fit peu à peu, les babs en bois pliaient bagage.
Il flotta pendant dix secondes parfaitement exquises.
(Les yeux clos, un autre espace glacé s’ouvrait, au-delà du claquement mat et irrégulier de l’eau contre les oreilles une autre eau plus épaisse et sourde à la rumeur du monde se mouvait, s’écou­lait, attendait, caressait continûment du sable comme en témoignait ce son, frêle et curieusement proche, de grains glissant les uns sur les autres.)
Puis un courant froid vint saisir son dos tel un steak un feu, un paquet d’algues poisser son coude, une lichette d’eau saler ses lèvres. Il bascula à la ver­ticale, toussa, cracha, nagea vers la rive. »
 
Didier da Silva, Treize mille jours moins un, LaureLi Léo Scheer, p. 31-32.
 
Rappelons que ce même Sam eut l’an dernier un ancêtre fameux, autre grand aventurier urbain, rencontré précisément sur ces Lignes de fuite – lequel eut la bonne idée de me présenter son auteur. Santé !



 Commentaires
merci pour ce double lien et (puisque c'est mon premier commentaire) bienvenue dans l'océan de la blogosphère (pour filer la métaphore) !
Commentaire n°1 posté par cgat le 14/11/2008 à 01h03
C'est à moi de vous remercier pour cette découverte - et pour d'autres... ainsi que pour vos voeux océano-blogosphériques (je crains en effet la noyade - à moins que je ne la désire ?)
Commentaire n°2 posté par PhA le 14/11/2008 à 13h18

mercredi 12 novembre 2008

Vie des hauts plateaux (arbitrairement 2)

Quittant enfin l’atmosphère, je fonce vers les étoiles. Les voici qui surgissent d’un point central invisible, elles s’écartent toujours plus vite, en traînées de lumière divergentes, disparaissent à droite, à gauche, dessus, dessous. Je suis loin, loin, à des années-lumière ! Pourtant, à chaque fois que je me retourne, ce sont les nuages qui sont encore juste en dessous de moi.

mardi 11 novembre 2008

Seul à voir (arbitrairement 1)

Me voilà maintenant bien embarrassé pour vous parler du naufrage. Il fallait bien en parler à un moment ou à un autre.
A quelques mètres de la côte, vraiment tout près (je suis au bord du parapet, sur le trottoir, face à la mer ; ce n’est pas le centre-ville, non, quand même pas, mais c’est encore la ville, de l’autre côté de la rue, derrière moi, s’alignent les pavillons) un navire coule. Je ne connais rien aux bateaux mais c’est vraiment un grand navire, très grand, je dirais bien que c’est un paquebot. Il faut vous dire à ma décharge que je ne vois que l’avant, qui me fait face, complètement redressé vers le ciel, parce qu’il coule de l’arrière, lentement, majestueusement. Les gens regardent, comme au spectacle. C’est vrai que c’est un beau spectacle, mais tout de même, ne pensez-vous pas qu’il faudrait faire quelque chose ?
 
Autre chose. (Même si pour une fois le rapport me paraît évident : la mer. Peut-être cependant cette évidence est-elle trompeuse : en réalité je ne peux pas en dire davantage, en matière de rapport.)
Je vous appelle à grands cris, vous ou d’autres, pour que vous veniez voir, pour que vous profitiez du spectacle. Ma position est sensiblement la même que dans l’épisode arbitrairement précédent, à savoir face à la mer, au bord du parapet. La mer est claire et peu profonde : à peine quelques dizaines de centimètres.
Voici d’abord un crabe, sous l’eau, bien visible par transparence. A y repenser, c’est indiscutablement un tourteau, et déjà d’une belle taille. C’est sa mobilité, d’ailleurs inhabituelle chez cette espèce, qui a attiré mon regard. Et soudain deux poulpes apparaissent, guère plus gros que le tourteau, mais qui par saccades bien synchronisées de leur corps prompt à presque se retourner sur lui-même comme une chaussette lui arrivent dessus, prêts semble-t-il à en découdre. Il s’en suit une sorte de mêlée à l’issue de laquelle, regardez, il n’y a qu’un seul poulpe qui s’enfuit, cette fois poursuivi par deux tourteaux – lesquels curieusement réussissent à le rattraper pour recommencer la même mêlée. Qu’en pensez-vous ? Je me demande un instant si ce que j’ai pris pour un combat ne tient pas plutôt du jeu, ou même de la danse.




Commentaires

Au naufrage je préfère parler le voyage au long cours. Longue vie à ces hublots tout neufs.
Commentaire n°1 posté par pascale le 11/11/2008 à 13h29
Sous la surface aussi on découvre de nouveaux paysages.
Merci pour tes voeux !
Commentaire n°2 posté par PhA le 11/11/2008 à 13h53
bonjour,
je découvre votre blogrâce à votre lien. Merci ! Je reviendrai.
Au plaisir de vous relire,
Commentaire n°3 posté par Anne-Sophie le 12/11/2008 à 09h45
Merci, Anne-Sophie, de votre visite. Il y a déjà un certain temps qu'en silence je fréquente la Lettrine. A bientôt donc.
Commentaire n°4 posté par PhA le 12/11/2008 à 14h39

lundi 10 novembre 2008

un miaulement de chat fol

Et lors, sautant du rempart comme Vipère-d’une-toise le savoit faire, un freluquet nommé Brucelet, s’accro­chant de son poids sur un arbre qui plie et le relance, part les pieds devant, roide et long comme un estoc volant, en plein sur la teste du bastard. Icelui, déjà navré la veille, affaibli, gicle des estriers et s’abat lour­dement à six pas de son cheval, tremblant la terre. Brucelet va pour le prendre quand sortent comme de taupinières, dix hommes armés de la garde rapprochée du bastard, le cernant orains entour du corps de leur capitaine.
Brucelet ne s’effroye, ne s’affole. Tourne sur ses pieds, lentement, jauge les hommes. Pousse le bastard assommé qui roule par en bas, dégage la place. Par ensuite, emmi les dix qui le bordent, oeilz dans les oeilz, il ôte surcot et chemise et ainsi se tient-il, en chausses noires, nu torse et vides les poings devant les armes défeurrées des dix hommes couverts de cuir. Les mains par devant, ouvertes et tenues, les cinq doigts comme des griffes. Sa membrature est ferme et blanche, ses épaules roulent sous sa peau. D’emblée un homme par derrière lui s’élance, lame levée. Brucelet se ramasse, arme son coude et le lasche fort dans l’esto­mach de l’attaquant, au fois du corps, icelui tombe d’un coup, souffle court et coupé. Lors Brucelet fait un petit bond d’avant et sautillant devant les aultres bouches bées, à petits pieds, lance un miaulement de chat fol, échaudé, de sorcerie de bûcher qui résonne sur les murs et dresse tous poils. Quand le cri retombe, trois devant lui se lancent ensemble à la charge, deux coups de pied, tendus levés, un coup de poing, ils roulent à terre. Deux aultres aux costés, demi-tour sauté, ung par ung, genou sur la face, écrasée, manchette au haterel puis enchaînés sur ce gros qui ne tombe mais recule, coups de pied au ventre, au foie, à l’aine, crochet sous le nez. Brucelet bondit en sault d’arrière enroulé, esquive une épée, bloque le bras qui la tient et force un coup sec. On entend craquer l’os. L’homme hurle. Vipère-d’une-­toise depuis le rempart hoche le chef et commande :
– Kung-fu du thé !
Brucelet se met en garde basse, puis s’appuie sur la main et jette en cercle autour de lui ses jambes tenues roides, ce faisant, frappe aux genoux deux hommes qui s’effondrent. Lors le gros se relève, la bouche en sang, furyeux, charge à corps perdu lance par devant. Brucelet la dévie de son torse par un coup d’avant-braz. Elle s’en va ficher à vingt pas. Et lors :
– Paume de sagesse !
Lançant sa main ouverte sur le poitrail de son ennemy, il prend un élan qui le porte droit, et souffle la grosse masse de l’homme désarmé, long de chemin, deux pieds en sus du sol. Et s’éboule à la fin le gros homme qui tape, toujours debout, sur un tronc de chêne, lequel d’abord encaisse, puis craque, et tous deux s’abattent dans un grand bruit de branches. Brucelet en deux bonds est à nouveau dans la place. Accroche l’air de ses doigts et du haut en bas, tire vers lui la force du ciel en miaulant derechef. Les deux gardes du bastard encor sur pieds, entendant cela et voyant le reste, jettent les armes et talonnent dans la plaine, plus vitement se peut-il que cerf chassé à courre poursuivi par les veautres.
 
Céline Minard, Bastard Battle, (LaureLi Léo Scheer), p. 99-100.
 
Si j’étais un lecteur plus sérieux, je devrais me fendre d’une fine analyse plutôt que de recopier un passage ; mais pas possible : quand je lis ça, j’ai huit ans – et rangez vos bibelots fragiles !
 
Les premières pages, on peut les lire ici.Et ici, écouter l’auteur (on peut essayer d’abord sans le son – pour apprécier son air sage – puis avec…)
Paraîtrait qu’il existerait de ce livre une édition "bizarre" (et rare)...
(Et je profite de mon soudain rajeunissement pour remercier Laurent de m’avoir tenu la main pendant ces premiers pas sur la toile – alors qu’il en a bien d’autres à tenir, plus mignonnes que la mienne.)



Commentaires

Je ne suis quand même pas le premier à faire un commentaire ? si ? Félicitations, cher Philippe. Je t'ai mis à l'instant dans mes liens. Longue vie à ces hublots ! Montjoie !
Commentaire n°1 posté par Didier da le 11/11/2008 à 10h04
Mais oui, Didier - plus rapide que l'éclair -, tu es bien le premier ! Ce chantier (naval) nécessitant à mes yeux encore quelques aménagements, j'avais bien pris soin de n'avertir personne. Las ! on n'échappe pas à ton regard perçant. Considérons dès lors ton message comme sorti de la bouteille brisé contre la coque !
Commentaire n°2 posté par PhA le 11/11/2008 à 10h50
De rien. Ravi de voir le résultat ! Bonne continuation ! :)
Commentaire n°3 posté par Laurent le 13/11/2008 à 14h26

dimanche 9 novembre 2008

Vie des hauts plateaux (arbitrairement 1)

Il aime bien jouer aux jardineurs. Les jardineurs sont de petites personnes qui grattent le sol vert sans se préoccuper de ce que gratte le voisin, non loin de là, dont l’attitude est identique.
Parfois, quand on le sollicite, ou parfois spontanément, un jardineur se met brusquement à courir. On croit qu’il est parti pour longtemps mais il s’arrête presque tout de suite.