Alors je m’y mets. Puisqu’il faut écrire quelque chose qui soit
publié, je vais écrire quelque chose pour que ce soit publié. En y
repensant, je me vois un peu comme un somnambule. En tout cas, je
pense moins que d’habitude – alors que l’un des thèmes
essentiels du roman est précisément l’excès de la pensée. Je
prends un nouveau petit classeur, un paquet de feuilles à petits
carreaux, et je commence. C’est un vrai début. D’ailleurs c’est
aussi la rentrée scolaire. Septembre 1995. J’écris : « Ça
y est, c’est là qu’il descend ; alors il descend. »
Oui, c’est toujours l’incipit de Rien (qu’une affaire de
regard). Je descends de ce promontoire où je ne pouvais plus
écrire, en tout cas où je ne pouvais pas écrire « quelque
chose qui soit publié », tandis qu’Herbert, oui, déjà lui,
descend avec plus de simplicité du RER. Il devient cette espèce de
double dégradé de moi-même, que je m’amuserai à ressortir une
vingtaine d’années plus tard.
Mais
au fond, même si je me suis lancé dans ce projet pour
écrire« quelque chose qui soit publié », je ne crois
pas un instant que ce sera publié. Alors je prends mon temps. Je
continue Se voir se voir, je continue même Par temps
clair, quand j’arrive à y croire encore. Et bien sûr, j’écris
toujours des textes isolés. Très loin, très loin encore mais avec
un peu plus de netteté, il y a l’horizon quelque chose qui
deviendra Mémoires des failles.
Plus
le temps passe cependant, plus je me surprends à croire au roman que
j’ai entrepris « pour qu’il soit publié », et qui à
cette époque s’intitule Hors, ou Dehors, je ne sais
pas encore. Il y est question de rester en échec, à l’extérieur
de l’essentiel, de la vie comme du sexe féminin où le tout jeune
Herbert, trop plein de la pensée de lui-même, peine à pénétrer.
L’écriture s’en accélère, si j’avais les dates sous les yeux
je pourrais le prouver chiffre à l’appui mais zut, je n’ai pas
le vieux carnet sous la main au moment où j’écris ce billet. Je
ne me rends pas bien compte que je commence à contracter les défauts
des auteurs contents, qui souvent sans s’en rendre compte sont
tentés de s’imiter eux-mêmes. J’essaierai de corriger ça des
années plus tard, quand le roman reparaîtra chez Quidam. Pour le
moment, c’est l’euphorie. Vers la fin de 2000, je mets un point
final au roman. Entre temps, je me suis acheté mon premier
ordinateur, je ne suis pas un fondu de technologie mais il le
fallait, pour taper tout ça sur traitement de texte.
La
même voix extérieure qui m’avait fait prendre conscience de la
nécessité de la publication résonne de nouveau, après lecture du
manuscrit : « C’est très bon, ce sera pris tout de
suite. » Je n’y crois pas une seconde. Qu’est-ce qu’elle
y connaît de plus que moi ? Je tarde à envoyer le manuscrit.
Enfin, poussé dans le dos, je l’envoie par la poste chez
Gallimard, au Seuil, chez Grasset, et chez Minuit bien sûr. Je ne
connais rien du tout à l’édition. D’ailleurs je n’ai jamais
lu un auteur contemporain, depuis que Beckett est mort. Je ne lis
plus rien du tout depuis des lustres. Je reçois quatre refus
impersonnels mais le Seuil le prend tout de suite, inquiet de se
manifester trop tard, un texte pareil ne peut pas laisser
indifférent. Sans blague. En fait c’est tout con de se faire
publier par un gros éditeur. Il suffit de le vouloir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire