lundi 10 août 2015

Mon jeune grand-père (91)



Bütow, le 28 Janvier 1918 Mes chers Parents.
  J’ai été bien heureux d’apprendre que vous avez enfin reçu de mes nouvelles. J’espère que cette carte n’aura pas été seule et que d’autres auront suivi aussitôt. Quant à moi le courrier est redevenu régulier. J’ai reçu cette semaine des lettres ou cartes des 5-5-8-9-10-11-12- plus une lettre de Lucie du 8 J et une de ma tante du 11. Je ne pense pas que les deux 5 à la suite soient une erreur d’Edmond. Ça doit plutôt signifier que le 5 janvier il a reçu deux cartes, ou une carte et une lettre. Je le devine attaché au détail, à force. Maniaque. Et sans doute aussi la captivité exacerbe-t-elle ce caractère. Je remercie bien ma tante de sa bonne lettre affectueuse qui m’a touché beaucoup. Merci également à Lucie qui, comme elle s’en excuse du reste, ne paraissait pas dans son assiette. J’ai aussi reçu des nouvelles d’un camarade (le 3e dans notre chambre à Reisen Je ne me souviens pas que ce troisième ait jamais été nommé – le deuxième étant certainement Daussy.) qui est arrivé en Suisse. J’en suis content pour lui, car il était bien touché le pauvre type (éclat d’obus dans la tête). Voilà donc la raison. La correspondance d’Edmond est un interminable euphémisme en même temps qu’un signe de vie. Un éclat d’obus n’y avait pas sa place. C’est peut-être pour ça aussi qu’il va à la ligne, alors qu’il avait largement la place d’écrire le « J’ai » qui suit.
  J’ai enfin reçu mon hamac qui est arrivé en bon état ainsi que le chocolat qui l’accompagnait. Hamac et chocolat. Des mots de paradis. Il est très bien, peut-être même un peu trop beau. Edmond en avait demandé un dans la carte du 22 septembre précédent. Adressez mes remerciements à qui de droit. Il est tendu sur mon lit et forme un sommier assez doux ; je suis très bien couché maintenant. Remerciez bien pour moi la bonne de ma Tante pour son chocolat, elle est bien gentille de penser à moi. Un gouffre sépare la vie de mon grand-père de ce que sera celle de ses enfants. Mais c’est un autre sujet. J’ai reçu quelques autres colis cette semaine : ce sont le gros n°23 et les petits n°s 26 et 28. Ils étaient en bon état ; il n’y avait que les pommes qui étaient bien malades. La confiture en pot de carton est très bien arrivée, elle est très bonne. Mon cuisinier trouve que les cubes « petite marmite » sont bien supérieurs à tous les autres. Ah, voilà Daussy. Le dégel continue, il fait même très bon ; pour un peu on croirait que c’est le printemps. On ne dirait pas que nous sommes au mois de Janvier. Je vous quitte, mes chers Parents, en vous embrassant bien bien fort tous les deux ainsi que Geneviève, Louis, Ma Tante et toute la famille. Votre fils qui vous aime de tout son cœur. EAnnocque


2 commentaires:

  1. Vous avez raison : dans ces cartes, volontairement banales et accrochées aux petites choses du quotidien, l'éclat d'obus n'avait pas sa place, il s'agit de ne pas inquiéter la famille. Et cependant, Edmond a cédé à l'émotion de savoir son camarade peut-être sauvé puisqu'il en parle quand même....

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    1. Edmond efface la guerre : de ses deux camarades de chambrée, le blessé est passé sous silence avant d'arriver en Suisse, et l'autre devient "mon cuisinier", blague récurrente.

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