lundi 17 août 2015

une autre ville qui par hasard s’appelait aussi Maurillia



Les villes et la mémoire. 5.

A Maurillia, le voyageur est invité à visiter la ville et à considérer dans le même temps de vieilles cartes postales qui la représentent comme elle était avant : la même place toute pareille avec une poule là où maintenant est la gare des autobus, le kiosque à musique à la place de la passerelle, deux demoiselles avec des ombrelles blanches à la place de la fabrique d’explosifs. Pour ne pas décevoir les habitants, il convient de faire l’éloge de la ville telle qu’elle est sur les cartes postales et de la préférer à celle d’à présent, mais en ayant soin de contenir son regret des changements dans des limites précises : le voyageur doit reconnaître que la magnificence et la prospérité de Maurillia maintenant qu’elle est devenue une métropole, si on les compare à ce qu’était la vieille Maurillia provinciale, ne compensent pas une certaine grâce perdue, laquelle cependant ne peut se goûter qu’à présent sur les vieilles cartes postales, tandis qu’auparavant, avec sous les yeux la Maurillia provinciale, on ne voyait à vrai dire rien de cette grâce, et on en verrait aujourd’hui moins que rien, si Maurillia était restée telle quelle, et en tout état de cause la métropole a cet attrait supplémentaire, qu’au travers de ce qu’elle est devenue on peut repenser avec nostalgie à ce qu’elle était.
Gardez-vous bien de leur dire que parfois des villes différentes se succèdent sur le même sol et sous le même nom, naissent et meurent sans s’être connues, sans jamais avoir communiqué entre elles. Quelquefois même les noms des habitants restent les mêmes, et l’accent de leurs voix, et jusqu’aux traits de leurs visages mais les dieux qui demeurent sous les noms et sur les lieux sont partis sans rien dire, et à leur place se sont nichés des étrangers. Il est vain de se demander si ceux-là sont meilleurs ou pires que les anciens dieux, puisque entre eux il n’y a aucun rapport, de la même façon que les vieilles cartes postales ne représentent pas Maurillia telle qu’elle était, mais une autre ville qui par hasard s’appelait aussi Maurillia.

Italo Calvino, les Villes invisibles.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire