mercredi 27 janvier 2016

écrire c’est lire encore

Cet article a été publié en 2011 sur le site MéLiCo, mémoire de la librairie contemporaine.



écrire c’est lire encore



Quand nous lisons le même livre nous ne lisons pas le même livre.
Quand nous relisons le même livre nous lisons un autre livre. L’autre livre dont nous nous souvenons nous rappelle que nous avons été un autre – lecteur. (Cette impression très forte avec Mercier et Camier il y a un ou deux ans, pas relu depuis l’adolescence. Très nettement un autre livre. Même les phrases retenues par cœur ne sonnaient plus pareil. Et ce soupçon que si je l’ouvrais à présent, déjà, ce serait autre chose encore.)
Alors parler d’un livre ne sera jamais que parler d’un instant, d’une rencontre. Ou de plusieurs rencontres différentes. Parfois la deuxième est une déception : l’ami n’est pas resté fidèle au souvenir qu’on en gardait. (Je me creuse un peu la tête : pas d’exemple – et pourtant je suis certain que. J’occulte les déceptions.)
Quoi lire me renvoie à quel lecteur je suis. Quel lecteur j’étais, je serai. Quel lecteur je n’ai pas été – quand, pendant près d’une dizaine d’années, je n’ai plus lu de littérature. (Un tout petit peu de poésie tout de même – et pas mal de bande dessinée. Et surtout des choses qui n’avaient rien à voir – quoique – avec la littérature : de la vulgarisation scientifique.) Ne plus pouvoir lire est sans doute plus un symptôme qu’un mal en soi. (Car je ne pouvais plus lire. Tout me tombait des mains. Je me souviens de ce test avec A l’ombre des jeunes filles en fleurs, tentative de relecture, qui m’a confirmé ce dont je me doutais : on n’apprécie rien quand on a un mauvais goût dans la bouche.)
Je crois que je ne pouvais plus lire parce que je ne pouvais pas écrire. Si je précise que je ne pouvais plus lire parce que je ne pouvais pas écrire (en effet je passais le plus clair de mon temps à écrire sans pouvoir écrire), c’est pour dire qu’écrire c’est lire encore. Car c’était le cas ; les deux empêchements, pour reprendre le mot de Beckett, se sont d’ailleurs résolus ensemble : par la publication d’un livre écrit comme si ce n’était pas vraiment moi qui l’écrivais – parce que quand c’était vraiment moi rien ne s’écrivait. Et ma surprise de lecteur de voir un texte de moi s’écrire malgré moi.
Et cette délivrance quand, chez Legué à Chartres, après avoir boudé les piles les plus accessibles (ouvrir, lire quelques lignes, reposer en soupirant), convaincu d’avance que de toutes manières plus rien de bon ne s’écrivait dans ce pays (je me rappelle très nettement avoir cru ça), j’ai ouvert les Absences du Capitaine Cook d’Eric Chevillard. Un juron intérieur d’envieuse admiration : c’était donc encore possible ! Mais il m’avait fallu venir à bout d’un manuscrit, dont le contrat était tout juste signé, pour que je sois capable de cette prise de conscience. Comme si l’ordre logique : lire d’abord, écrire ensuite n’était pas une évidence.
En y repensant, cela remonte à loin et les souvenirs ne sont pas bien nets mais tout de même : je ne suis pas bien sûr d’avoir vraiment lu avant d’écrire. C’est le fait d’écrire qui aiguisait ma curiosité, me donnait envie de savoir ce que les autres avaient écrit avant moi.
Aujourd’hui encore, la médiocrité d’un livre, de quelques lignes qui me tombent sous la main ; j’ai du mal à la dire. Comme si j’y étais un peu pour quelque chose. De la même manière telle lecture d’un Chevillard, d’un Federman, d’un Volodine (et d’autres souvent moins connus que j’évoque sur Hublots) me remplit d’une fierté étrange. Comme si tout le monde était un peu responsable de ce qui se publie. D’ailleurs c’est l’évidence : tout le monde est un peu responsable de ce qui se publie.


4 commentaires:

  1. Belle chronique. Je partage de façon pleine et entière votre sentiment de fierté d'appartenir au petit cercle des quelques centaines de lecteurs de Patrick Laupin des quelques milliers d'Eric Chevillard, de Claude Simon, de vous-même et de quelques autres (quand même)... Pour ma part n'ai cependant jamais pu relire (et relire encore et toujours !) que l'immense Claude Simon (même pas réussi avec Beckett ou Pinget ou d'autres que j'admire pourtant...)

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    1. A propos de Beckett, justement, j'ai eu cette année une expérience tout à fait différente avec Molloy de celle que j'évoquais à propos de Mercier et Camier dans cet article de 2011. Molloy m'a au contraire paru extrêmement semblable qu'à la première lecture, au point que j'avais l'impression de me retrouver à l'époque même de cette première lecture : rien n'avait changé. Je pense que ça doit moins aux textes qu'à l'âge : j'ai lu Molloy vers vingt ans (après plusieurs autres romans de Beckett), Mercier et Camier vers 17-18 et ça devait être le premier ; entre les deux il a dû se passer des choses.

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  2. C'est étrange car, en ce qui me concerne, c'est totalement l'inverse. Je n'écris jamais autant que lorsque je ne lis pas. Comme si les mots des autres s'accaparaient les miens. Et puis c'est la peur. Peur qu'en écrivant après avoir lu, ce soient "l'esprit" de celui que je viens de lire qui passe dans mes doigts (je tape à la machine à écrire, à l'ancienne). Je ne suis jamais autant moi même sur le papier que lorsque je suis vide de toute présence littéraire. Comme quoi, chacun sa façon de bosser les mots.

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    1. Ah oui, être vampirisé par ses lectures, c'est un risque aussi. Veiller à rester soi n'est pas une mince affaire, c'est si insaisissable.

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