écrire c’est lire encore
Quand nous lisons le même livre
nous ne lisons pas le même livre.
Quand nous relisons le même livre
nous lisons un autre livre. L’autre livre dont nous nous souvenons nous
rappelle que nous avons été un autre – lecteur. (Cette impression très forte
avec Mercier et Camier il y a un ou deux ans, pas relu depuis
l’adolescence. Très nettement un autre livre. Même les phrases retenues par
cœur ne sonnaient plus pareil. Et ce soupçon que si je l’ouvrais à présent,
déjà, ce serait autre chose encore.)
Alors parler d’un livre ne sera
jamais que parler d’un instant, d’une rencontre. Ou de plusieurs rencontres
différentes. Parfois la deuxième est une déception : l’ami n’est pas resté
fidèle au souvenir qu’on en gardait. (Je me creuse un peu la tête : pas
d’exemple – et pourtant je suis certain que. J’occulte les déceptions.)
Quoi lire me renvoie à quel lecteur
je suis. Quel lecteur j’étais, je serai. Quel lecteur je n’ai pas été – quand,
pendant près d’une dizaine d’années, je n’ai plus lu de littérature. (Un tout
petit peu de poésie tout de même – et pas mal de bande dessinée. Et surtout des
choses qui n’avaient rien à voir – quoique – avec la littérature : de la
vulgarisation scientifique.) Ne plus pouvoir lire est sans doute plus un
symptôme qu’un mal en soi. (Car je ne pouvais plus lire. Tout me tombait des
mains. Je me souviens de ce test avec A l’ombre des jeunes filles en fleurs,
tentative de relecture, qui m’a confirmé ce dont je me doutais : on
n’apprécie rien quand on a un mauvais goût dans la bouche.)
Je crois que je ne pouvais plus
lire parce que je ne pouvais pas écrire. Si je précise que je ne pouvais plus
lire parce que je ne pouvais pas écrire (en effet je passais le plus clair de
mon temps à écrire sans pouvoir écrire), c’est pour dire qu’écrire c’est lire
encore. Car c’était le cas ; les deux empêchements, pour reprendre
le mot de Beckett, se sont d’ailleurs résolus ensemble : par la
publication d’un livre écrit comme si ce n’était pas vraiment moi qui
l’écrivais – parce que quand c’était vraiment moi rien ne s’écrivait. Et ma
surprise de lecteur de voir un texte de moi s’écrire malgré moi.
Et cette délivrance quand, chez
Legué à Chartres, après avoir boudé les piles les plus accessibles (ouvrir,
lire quelques lignes, reposer en soupirant), convaincu d’avance que de toutes
manières plus rien de bon ne s’écrivait dans ce pays (je me rappelle très
nettement avoir cru ça), j’ai ouvert les Absences du Capitaine Cook
d’Eric Chevillard. Un juron intérieur d’envieuse admiration : c’était donc
encore possible ! Mais il m’avait fallu venir à bout d’un manuscrit, dont
le contrat était tout juste signé, pour que je sois capable de cette prise de
conscience. Comme si l’ordre logique : lire d’abord, écrire ensuite
n’était pas une évidence.
En y repensant, cela remonte à
loin et les souvenirs ne sont pas bien nets mais tout de même : je ne suis
pas bien sûr d’avoir vraiment lu avant d’écrire. C’est le fait d’écrire
qui aiguisait ma curiosité, me donnait envie de savoir ce que les autres
avaient écrit avant moi.
Aujourd’hui encore, la médiocrité
d’un livre, de quelques lignes qui me tombent sous la main ; j’ai du mal à
la dire. Comme si j’y étais un peu pour quelque chose. De la même manière telle
lecture d’un Chevillard, d’un Federman, d’un Volodine (et d’autres souvent
moins connus que j’évoque sur Hublots) me remplit d’une fierté
étrange. Comme si tout le monde était un peu responsable de ce qui se
publie. D’ailleurs c’est l’évidence : tout le monde est un peu responsable
de ce qui se publie.
Belle chronique. Je partage de façon pleine et entière votre sentiment de fierté d'appartenir au petit cercle des quelques centaines de lecteurs de Patrick Laupin des quelques milliers d'Eric Chevillard, de Claude Simon, de vous-même et de quelques autres (quand même)... Pour ma part n'ai cependant jamais pu relire (et relire encore et toujours !) que l'immense Claude Simon (même pas réussi avec Beckett ou Pinget ou d'autres que j'admire pourtant...)
RépondreSupprimerA propos de Beckett, justement, j'ai eu cette année une expérience tout à fait différente avec Molloy de celle que j'évoquais à propos de Mercier et Camier dans cet article de 2011. Molloy m'a au contraire paru extrêmement semblable qu'à la première lecture, au point que j'avais l'impression de me retrouver à l'époque même de cette première lecture : rien n'avait changé. Je pense que ça doit moins aux textes qu'à l'âge : j'ai lu Molloy vers vingt ans (après plusieurs autres romans de Beckett), Mercier et Camier vers 17-18 et ça devait être le premier ; entre les deux il a dû se passer des choses.
SupprimerC'est étrange car, en ce qui me concerne, c'est totalement l'inverse. Je n'écris jamais autant que lorsque je ne lis pas. Comme si les mots des autres s'accaparaient les miens. Et puis c'est la peur. Peur qu'en écrivant après avoir lu, ce soient "l'esprit" de celui que je viens de lire qui passe dans mes doigts (je tape à la machine à écrire, à l'ancienne). Je ne suis jamais autant moi même sur le papier que lorsque je suis vide de toute présence littéraire. Comme quoi, chacun sa façon de bosser les mots.
RépondreSupprimerAh oui, être vampirisé par ses lectures, c'est un risque aussi. Veiller à rester soi n'est pas une mince affaire, c'est si insaisissable.
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