Peu
de choses chez lui allaient de soi. Il lui manquait la faculté
d’improvisation, il lui manquait le désintéressement et la
nonchalance. NATUREL, TOUT A FAIT NATUREL était une formule qui
revenait souvent et SEREINEMENT, TOUT A FAIT SEREINEMENT était son idéal
jamais atteint. Les failles de son être sous tension
perpétuelle exigeaient que sa personne fût rassurée. Sa confiance en
lui, perturbée depuis l’enfance, s’était effondrée après la guerre et
était restaurée par la force – un processus renouvelé
chaque jour – aux dépens de sa famille.
Comme
il ne pouvait plus représenter l’autorité devant sa famille ; comme sa
position patriarcale perdait toujours plus en
crédibilité ; comme son besoin de dominer, depuis le début
anachronique, était accueilli non pas avec gratitude mais avec rejet ;
comme il persistait à toujours être ce chef de famille,
l’homme, le seul, qui décide de tout dans la maison (ce qui ne lui
servait à rien) ; comme il jouait ce rôle à fond sans se douter que ce
n’était pas la famille qui avait besoin de lui mais
lui de la famille et de sa docilité ; comme il n’avait aucune
perception claire de lui-même, il cherchait son salut dans l’ersatz.
Pour le restant de ses jours, il recourut à toutes les
illusions disponibles. Afin de rester fidèle à l’image qu’il s’était
forgée de lui-même, il mit en place une nouvelle identité qu’il
consolida par des sentences, des maximes, des citations. Il
fallait qu’il demeurât le noyau de la famille, bien qu’il n’en fût
que la coquille fêlée. A tout prix ; et le prix fut si exorbitant que
tout y fut sacrifié. Les forces de sa femme
s’épuisaient à tenter de rendre supportables le vivre et
laisser-vivre.
Il
s’érigeait en bienfaiteur de sa famille. Le chef s’essayait au rôle de
partenaire et d’ami. Chacun de nous fut confronté aux
tentatives qu’il entreprenait pour se forger un nouveau rôle. La
famille qui aurait seulement dû être une famille fut soumise à son
nouveau style d’affirmation de soi. Son amitié nous
tourmentait, son attitude compréhensive nous embarrassait, au
quotidien, on respirait mal, on étouffait dans un carcan suave. Ce qu’il
ne parvenait pas à imposer au moyen de règles et de diktats
(dominer et être aimé), il l’obtenait par la bonté à tout prix. Le
gant de velours de Saturne se faisait sentir, il maniait son art avec
dextérité. Il faisait le chauffeur pour les siens et les
conduisait là où ils le désiraient, à la gare, à des fêtes, des
concerts, à l’école, en vacances, à des rendez-vous de toutes sortes –
et il venait les chercher. Il mettait sa voiture, sa
bibliothèque et sa cave à disposition. Il aidait dans la maison et
contentait tout le monde. Par mille portes dérobées astucieusement
ouvertes, il accédait à leurs vies. Il cherchait à plaire à
grand renfort d’aide et de cadeaux, envoyait des paquets qu’ils
n’attendaient pas, achetait des livres dont ils n’avaient que faire, des
vêtements et des chaussures dont ils n’avaient plus la
nécessité. Il leur rendait visite où qu’ils soient et ce n’était que
pour lancer encore son lasso. Sa bonté parvenait à mettre les siens
dans leur tort. Leurs remerciements se faisaient attendre.
Il exprimait et consignait ses plaintes : il était fatigué d’exaucer
les vœux de ses enfants, les exigences démesurées de tels égoïstes.
Personne n’exprimait ni vœu ni exigence à son
endroit. Il fourrait alors, magnanime, des billets de vingt marks
dans les poches de leurs vestes, notait les sommes et expliquait, par la
suite, qu’en deux ans, il avait dépensé trois cent
marks, ce n’était pas très grave, on ne lui devait rien, il ne
s’agissait pas de dettes, c’était sans importance, il tenait juste à le
dire.
Christoph Meckel, Portrait-robot. Mon père, Quidam 2011, traduit de l’allemand par Florence Tenenbaum-Eouzan
et Béatrice Gonzalés-Vangell, p. 89-90.
On reste un peu sans voix. Un autre extrait.
"...on respirait mal, on étouffait dans un carcan suave..."
Comme il est douloureux ce portrait...
Il ne restait plus qu'un exemplaire, quelque part, chance!