Délaissé
par mes parents, je lisais ce qui était à portée de main, à mon gré,
sans modèle et avec la certitude trouble d’être
maintenu dans des rapports faussés. Personne, alors que je
grandissais et que j’étais curieux (et avide de connaissances), ne me
transmettait une conception du monde autre que bourgeoise,
allemande et chrétienne. Personne ne me donna à lire de littérature
slave, personne ne me parla des religions du monde. L’école réduisait
tout savoir à des données. Le cours de religion (prières
debout) édictait une foi imposée et ordinaire, critiques et doutes
n’y étant pas souhaités Le protestantisme était un bocal à poissons
rouges dans lequel nageait, bien visible, un dévot petit
poisson. La religion était la morale et l’histoire un nouveau tabou
dont la conscience égratignée se laissait détourner. Rien n’était
suggéré, critiqué, recommandé, nulle controverse
n’interrompait la bonne parole. Ma mère, une dame de l’élite
intellectuelle. Sa chrétienté excrétait tout autre vision du monde, le
socialisme en tant que pratique et théorie, le fascisme comme
phénomène européen. Je ne sus rien de la psychanalyse. Je ne
découvris le pot aux roses que plus tard : ma mère ne savait rien, ne
voulait rien savoir, cela ne l’intéressait pas. Le
bouddhisme n’était rien, l’islam – rien ; l’opposition – rien ; la
Résistance – rien ; l’émigration, l’exil – presque rien, nous n’avions
pas de contacts avec ces cercles. Un
orgueil sans pareil imposait que les enfants vivent dans la
meilleure de toutes les visions du monde. La politique comme pratique,
l’Histoire comme théorie étaient au mieux effleurées pendant les
conversations, apportées par des gens qui disparaissaient ensuite,
leur savoir explosif titillait mon cerveau. La conversation (qui
fonctionnait en vase clos) ne retenait ni information ni fait.
La communication involontaire ou consciente, la proposition
exaltante, l’intelligente et sulfureuse incitation au savoir, n’avaient
pour ma mère pas une once de valeur. Dans sa chambre, il y
avait des livres français, je les dérobais pour mon antre secret.
Elle ne voulait rien recommander de ce qu’elle lisait. Elle laissait son
fils seul avec sa soif de savoir.
Je
devins un autodidacte idéologique ; déterrai les visions du monde les
plus étranges ; trébuchai à travers époques
et histoires du monde, constitutions, paragraphes, philosophies ;
fouillai les écrits amassés par le hasard. Thoreau, Bakounine, Herzen –
qui étaient-ils. Elle connaissait Heidegger, LECTURE
INDISPENSABLE, je dévorais ses phrases vertigineuses. Aucun
pense-bête ne m’était donné, elle semblait certaine d’une chose : je
n’étais pas mûr pour ça. Je semblais assez mûr pour Albert
Schweitzer. La qualité de l’enseignement de l’école n’était pas mise
en doute, on devait apprendre et se contenter de réponses. Elle
trouvait ma soif de connaissance ORIGINALE. De ses réponses,
je ne retirai rien de concret.
Chistoph Meckel, Portrait-robot. Ma mère, Quidam 2011, p. 75-76.
Portrait-robot. Ma mère est l’autre versant de Portrait-robot. Mon père .
L’auteur a toujours souhaité voir réunis tête-bêche ces deux
textes, Quidam l’a fait ; il le fallait – même en Allemagne ce n’est
pas encore le cas (les deux textes, pour d’évidentes et humaines
raisons, y sont parus à vingt ans d’intervalle).
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