La
vie est un scandale. Le ciel, le temps, la porte, le pied, la poêle ou
le balai ; autant de causes à notre désespoir,
parmi d’autres encore que je ne citerai pas pour ne pas vous
accabler davantage. Mais heureusement Eric Chevillard est là pour nous
indiquer le moyen de connaître enfin la douceur nouvelles des
choses. Un exemple de saison :
Le froid
Le
froid est une sensation désagréable. Vous en pensez ce que vous voulez,
mais moi je n’y suis pas favorable.
Intellectuellement, d’abord, je n’en vois pas la nécessité et,
physiquement aussi, je dis non. C’est bien simple, tout mon corps se
rétracte avant même d’en éprouver la sensation, à cette seule
idée. Ma peau glabre se hérisse comme le poil d’un chat livré aux
chiens. Mon sexe se replie, se recroqueville, quasiment s’invagine dans
une tentative désespérée de trouver en lui-même la
volupté dans ce monde hostile. Chose certaine, il ne se dressera
pas, ne se tendra pas, ne pointera nulle direction qui serait encore
celle d’un pôle, il ne veut rien avoir à faire avec le froid,
ni brisez la glace ni fendre du bois pour le feu.
Le
froid est un bien lamentable phénomène. Nous voici à claquer des dents
comme pour mettre en pièces un gibier – et pourtant,
quel maigre repas de squelette ! Nos lèvres bleuissent. La mort a
posé son doigt sur elles. Nos mains gourdes ont renoncé aux caresses, à
la musique, aux délicats travaux de couture ou
d’écriture. Oui, nous pouvons encore assommer un phoque avec ces
battoirs, et c’est à peu près tout.
Nous
nous couvrons. Nous sommes les prédateurs impitoyables du mouton. Nous
le guettons depuis de hautes branches et nous lui
tombons dessus avec une sauvagerie qui l’incline à préférer la
compagnie du loup. Nous revêtons ses défroques ; jusqu’à ses pattes
grêles qui nous fournissent inexplicablement deux paires de
chaussettes épaisses. En grattant entre ses oreilles son crâne lisse
et ras avec nos ongles, nous lui arrachons même un pompon pour notre
bonnet.
Peine
perdue. Le froid s’infiltre sous ces lainages comme une lame. A son
tour, il nous tond, il nous écorche vifs. A notre
tour, nous ne savons que bêler dans le phylactère de buée attaché à
nos lèvres. Quant au rhume, il nous pend au nez. La morve goutte à nos
canalisations gelées. Transis jusqu’aux moelles,
grelottant, nous n’éprouvons plus rien, aucune des sensations fines
qui nous distinguent de la bûche ; à l’instar de celle-ci, d’ailleurs,
nous rêvons aux flammes qui nous rendraient nos
couleurs et notre esprit crépitant. Nous sympathisons avec les
chenets à tête de sphinx ; immobiles et taciturnes, ils sont nos plus
joyeux lurons et francs camarades.
Alors
que faire ? Je ne vois qu’une solution : chauffons ! Chauffons, mes
amis, brûlons tout ! Ce monde
inflammable ne demande qu’à s’embraser. Croyez-vous que la fine
allumette – première pousse de l’incendie qui sera le futur jardin
d’Eden –, après avoir ravagé la forêt, laissera de bois nos
charpentes, qu’elle laissera de marbre la banquise ? Puis nous irons
sur les neiges fondues, sur les braises ardentes, sur les cendres
moelleuses, dans un hammam aux dimensions du monde,
attendris jusqu’à la pâmoison par la douceur nouvelle des choses.
Eric Chevillard, Péloponnèse, Fata Morgana, 2013, p. 45 à 47.
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