Cette histoire de nom
qui me travaille me renvoie à une autre lecture, il y a un an, ou un
peu plus. (Et merci à Cécile, précieuse conseillère, qui m’a
aiguillé vers ce livre.)
Mon père appelait ma mère Caroline.
Avait-elle choisi, dès leur première
rencontre dans un café de Montparnasse, de se présenter à lui sous
ce nom d’emprunt ? Et pourquoi mon père persista-t-il à appeler ma mère Caroline
après avoir appris que ce prénom n’était pas le sien ?
Elle
avait dérobé à sa propre mère son prénom. Des années après la mort de
leur fils, mes grands-parents paternels
continuèrent à nommer leur belle-fille du nom d’une vieille dame
corse qu’ils n’avaient jamais connue. Ses sœurs et ses cousins
appelaient ma mère Marie-Rose ou, plus rarement, Rose. Après la mort de mon père elle devint progressivement Marie, prénom par
lequel la plupart de ses proches, aujourd’hui, la désignent. Elle ressemble beaucoup plus à la morte qu’à la vivante.
Avant la naissance de mon fils ma mère s’inquiéta du nom qu’il devrait lui donner. L’appellerait-il en corse mina, en italien nonna, en français grand-mère ? Pressentant le
désarroi dans lequel toute nomination plongeait sa grand-mère, mon fils élabora à l’âge d’un an le vocable mamè, peut-être parce qu’il m’entendait l’appeler mamère, ou qu’il avait construit une variante à partir de
maman.
Moi-même, depuis une époque précise que j’ai oubliée, ai cessé de l’appeler maman. Lorsque j’ai besoin de sa présence au
loin j’émets des sons inarticulés jusqu’à ce qu’elle comprenne à qui mes oh oh ! s’adressent. Sur les cartes postales que je lui envoyai enfant, la
première phrase n’est jamais précédée par rien. Au téléphone, elle commence au milieu d’une phrase, ou prononce exceptionnellement :
« C’est moi. » Quand je cherche à lui faire avouer : « Qui ça, moi ? », elle ne répond rien. Souvent elle emploie des
pronoms dont elle omet l’antécédent. « Je voulais le voir au Gaumont Alésia. – Voir quoi ? –
C’est ma vie. » Il manque presque toujours dans ses phrases quelque chose avant.
Eh bien vous peut-être ; si c’est ce que vous appelez parler, ne jamais
dire un mot. Mais pas moi.
Hélène Frappat, L’Agent de liaison, p. 31-32, Allia, 2007.
(Mais savons-nous encore qui nous sommes ?)