Un bel abyme
L’impossibilité d’écrire est à l’œuvre dans l’œuvre et l’écriture de Michel Arrivé. Elle présidait à la
« désécriture » d’Une très Vieille petite fille – pour
l’héroïne, c’était l’écriture ou la vie –, elle faisait le malheur de la
Walkyrie et du professeur dans le roman suivant.
Dans Un bel immeuble, c’est Joël Escrivant, nouvelle figure
d’écrivain, qui va s’y confronter. Ecrivain par le nom (comme l’était
le Jacques Lécrivain de la Walkyrie et le
professeur), Joël Escrivant ne l’est pas officiellement : ce
n’est qu’un écrivain du dimanche, qui profite de sa retraite (de
marchand de voitures de sport – Jacques Lécrivain était
lui-même plus pharmacien et mycologue que véritable écrivain) pour
assouvir sa passion.
C’est qu’il y a une discrète et assez féroce dégradation de la figure de l’écrivain chez Michel Arrivé, et particulièrement dans
ce Bel immeuble. Les tourments et les exigences littéraires
de Joël Escrivant – il en a, lui qui a détruit systématiquement toutes
ses précédentes productions – frisent souvent le
dérisoire : un refus quasi superstitieux de l’autobiographie (qui le
pousse avec une hypocrisie somme toute assez littéraire à situer son
roman au 26 bis rue Pougens à Montrouge, alors qu’il
a lui-même vécu… au 26 de la même rue !) ; une fascination pour
l’outil statistique de son traitement de texte consulté à tout bout de
champ (alerté par ces considérations
quantitatives, le lecteur familier ne manquera pas de remarquer que
tiens, pour cet Arrivé-là, les éditions Champ Vallon sont passées au
grand format) ; sans parler des accusations de
plagiat par anticipation dont se retrouvent accusés Lesage et son Diable boiteux, Zola et son Pot-bouille, Perec et sa Vie mode d’emploi.
Car
le roman de Joël Escrivant est aussi l’histoire d’un immeuble, « le 26
bis rue Pougens », dont les habitants sont
les personnages. Afin de mieux s’y retrouver, Joël Escrivant a même
dessiné schématiquement le plan en coupe de l’immeuble, avec les noms
des différents occupants – sur la durée approximative
d’une décennie, les année cinquante, dont le souvenir est encore
frais dans sa mémoire. Entrecoupé par les tribulations littéraires et
statistiques de Joël Escrivant rapportées en italiques,
l’essentiel du roman est constitué par le roman même de l’auteur
fictif : Un bel immeuble, malgré la couverture qui nous dit le
contraire, est d’abord l’œuvre de Joël Escrivant. On
y fait connaissance des nombreuses familles du 26 bis, et les ragots
se muent en matière littéraire : Mesdames Gandillot et Pinaudier, qui
vivent leur commérage comme une authentique
mission, deviennent, dans une discrète mise en abyme, des avatars de
plus en plus dégradés de la figure l’écrivain ; et pourtant on se
surprend, vil lecteur, à se passionner pour leurs
cancans ! Mais elles ne sont pas les seuls habitants du 26 bis à
représenter l’écriture dans l’écriture – elles-mêmes se limitent
d’ailleurs à faire vivre la tradition orale. Deux autres
personnages : le docteur Ménétrier – médecin raté à la hauteur des
succès de sa doctoresse d’épouse – et « ce demeuré de Bornichet », qui
nous offre le seul récit à la première
personne du roman (car les velléités littéraires du bon docteur
resteront lettre morte) éprouvent soudain l’impérieuse nécessité de l’écriture.
C’est dans cette pulsion, qui dépasse les personnages et qui va en faire les authentiques protagonistes d’Un bel
immeuble, que réside le caractère le plus trouble et le plus fascinant du roman : comme dans Une très Vieille petite fille, comme dans la Walkyrie et le professeur,
la
mort – voire le meurtre – n’est pas loin. C’est de ce côté,
peut-être, que Joël Escrivant devrait enquêter ; peut-être y
trouverait-il la clef de son mystère : cette érosion
inexplicable et croissante de son roman, que lui signale
impitoyablement à chaque consultation l’outil statistique de son
traitement de texte.
Janvier 2010.
Michel Arrivé vient de faire paraître l’Homme qui achetait les rêves.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire