Les doigts dans la prose sont une récente et petite (revendiquée telle) maison
d’édition qui publie des livres qui ne ressemblent à rien. Ils ne se ressemblent même pas entre eux.
Tiens, j’ai
fait le test de montrer la couverture du dernier : on a pris le
titre pour le nom de l’auteur, le nom de l’auteur pour l’éditeur,
l’éditeur pour le titre. Sans blague. En réalité, il s’agit
de, je l’affirme – non sans une vague appréhension toutefois : Dachau Arbamafra, de Le
Golvan, publié par Les doigts dans la prose.
C’est
le récit à la première personne d’un jeune gars né à Thou près de Gien,
un prophète forcément sauf que Marie était déjà
bien vieille et que les rois mages – « trois jeunes branleurs
frappant à la porte postformée du pavillon de chez moi » n’ont demandé
l’avis de personne pour engendrer celui qui, vous
l’apprendrez à la fin de l’extrait ci-dessous, ne s’appellera pas
Jésus :
Aujourd’hui
madame Fleury a bu quatre verres de porto. Le cul de la bouteille
appelait une action radicale. La vieille femme
s’est laissé porter. Elle parle beaucoup tout en redoutant de ne
plus pouvoir se taire, qu’une phrase s’échappe. J’ai senti le petit
malaise du jour ensoleillé, la bestiole crevée sous le buffet,
qui commence à sentir.
– C’est toujours bon ?
– Oui. J’avais faim finalement.
– C’est le vélo. On y revient toujours au vélo. Tu veux que je te montre ?
– Quoi ?
Dans sa tête, elle vient d’enfourcher sa bicyclette à elle.
– Mon tatouage.
– Un tatouage, vous ?
– Ça fait motarde.
Sa bicyclette frotte au démarrage, mais le mouvement reprend de la cadence.
– Je te l’ai pourtant raconté, le tatouage.
Elle se colle à moi, bloque l’aile gauche de sa hanche, son avant-bras retroussé coupe le flanc droit, parole au centre.
–
Je faisais partie d’un convoi de femmes. Auschwitz, 1944, numéro sur le
bras comme un nom. J’ai dû répondre à ça chaque matin,
debout sous le soleil d’octobre qui ne comprenait rien, les pieds
pourris, debout dans ma propre merde. Excuse, ça me remonte. A-29.355,
c’est moi. J’étais une des dernières. Il a fallu survivre
quand même. Survivre trois ans, trois semaines ou une heure, quand
tu dois survivre à la trique, à la crosse, à tout ça. A-29.355. C’est le
seul baptême dont je me souviens. Ça ne s’oublie pas,
de la piqûre sale, des chiffres baveux qui se précisent en séchant,
un enchantement sur toi, un mauvais sort. Ça te range par catégorie dans
le monde des morts, c’est ton accélérateur ou ton
répit pour bouffer un peu plus d’horreur. Encore une bouchée. Encore
un appel. A-29.355. Oui, c’est moi. Je suis là. Je n’ai pas crevé dans
la nuit sous une autre. J’ai pu me traîner jusqu’ici.
J’ai encore des forces et de la santé, c’est scandaleux. Où est la
chance ici ? A-29.355. J’ai tout fait pour lui ôter son emprise sur ma
vie bâillonnée par la honte de rescapée muette,
toutes les hontes, celle des bourreaux, celle des victimes, celle
des morts lâchement, celle des renoncements, celle des poètes, celle des
mouchards, celle des violeurs, celle des vivants, celle
des miraculés, celle de ceux qui n’avaient rien de mieux à faire que
de vivre, celle des initiés, celle de nos corps au-delà de la
compassion. Je les ai toutes prises, accueillies en moi, comme
nous tous, le petit peuple des enfers. On nous a rouvert par mégarde
la porte de l’inframonde et on en est sortis bêtement, alors qu’on
était sur les listes, qu’on devait bien y être pour quelque
chose, une faute. Parce qu’on ne peut pas souffrir pour rien.
A-29.355. J’en ai fait mon code secret, mon fétiche. Je l’ai même joué
au loto un jour, comme ça, presque pour rire. 29.35.5.3.9.39.
J’ai gagné. Je n’ai jamais plus eu besoin de rien. J’ai tellement de
reproches en banque, je t’aiderai. C’est le numéro de la chance. Ils
ont tous tenté leur chance, chacun avec sa peau, même
sans tatouage, Buchenwald, Birkenau, Mauthausen, Treblinka,
Moringen, Dachau.
– Ah, c’est comme moi.
Une lumière éclate dans le salon au passage d’un 38 tonnes dans l’axe du soleil. Pour la première fois, nos deux discours se
connectent, nos cerveaux un peu moins.
– Qu’est-ce que tu dis ?
– Moi, c’est Dachau. C’est comme ça que je m’appelle.
Le Golvan, Dachau Arbamafra, Les doigts dans la prose, 2012.
Commentaires
L'extrait me faisait envie. Le livre n'est pas disponible là où, de
mon igloo, je me fournis habituellement... Mais je vais faire fondre la
glace.
Commentaire n°1
posté par
Anonyme
le 01/04/2012 à 23h04
Bravo ! Les icebergs n'ont plus qu'à bien se tenir.
Réponse de
PhA
le 02/04/2012 à 18h33
La honte des victimes: ça fait mal au coeur. Non, Madame, vous
n'êtes coupable de rien. Ce sont les dociles exécutants qui devraient
avoir honte de ne pas avoir osé désobéir.
Commentaire n°2
posté par
Lza
le 02/04/2012 à 09h31