C’est que du bonheur.
Remettre en cause les conventions de ce slogan ordinaire revient à
questionner la communauté
elle-même, avec ses valeurs de lucidité, de constructivisme et
d’optimisme, ce souffle tiède qui parcourt les rues des nouveaux centres
urbains qui fleurissent alors. Psalmodier contre ces mots,
revient à porter un coup à l’esthétique de l’époque, qui n’est pas
seulement une façon d’être, pas seulement une image, mais aussi, la
résolution d’un vivre- ensemble. Il faudrait accepter le
langage de la tendance et la vie mollasse qui en émane,
silencieusement, s’y tapir comme le gibier dans l’ombre. Face aux mots
de X, je suis d’abord dissonant et inaudible. J’ai l’impression de
me trouver face à une intolérable propagande menée au nom de ce qui
nous échappe et nous définit, de ce qui résiste à toute prise et
constitue la prise elle-même, un néant coercitif :
l’époque. Reconnaître et assumer sa dissonance face à de tels mots
n’est pas chose facile tant l’intimidation par le langage du bonheur
sans contexte est massive. Ne pas accepter ces mots-clés
constitue une souffrance qu’il ne faut pas minorer. Ainsi, jusqu’au
jour de ma rupture avec X, qui se produit à son initiative, de façon
prévisible, la perception de ma gravité s’exprime peu à
peu par un bégaiement grisâtre que ne goûtent pas ses amis très
tendances et, bien entendu, X elle-même. Je sais aujourd’hui que notre
rupture est entièrement le fait du rôle sinistre dans lequel
ces mots paralysants me maintiennent. Si l’envie me prend alors de
contester ce langage, si j’estime que le bonheur est une chose trop
incertaine ou trop théorique pour subir un tel traitement et
que je me prends à questionner le sens de cette phrase, alors des
rôles sont inévitablement endossés, des postures de légèreté et de
gravité expressément référées à une dramaturgie de la
disqualification. L’isolement du dissonant est grand. Il se perçoit
comme un être sinistre, vérifiant douloureusement que derrière la
légèreté apparente de ces mots, il y a mille accusations que,
par respect pour la bienséance du bonheur sans contexte, personne
n’évoquera. Mais on peut aujourd’hui en dresser un inventaire non
exhaustif : se masturber l’esprit, être un triste sire
quand tout le monde danse, un individu lourd quand tout le monde est
léger, être un poids d’angoisse, un boulet critique, un écorché vif, un
être théâtralement obscène, une escarre sur la peau de
soie de l’époque, un énergumène minable, un velléitaire, un
irresponsable – cette dernière accusation étant au fond la plus
répandue. Le langage du bonheur sans contexte essentialise l’époque en
éliminant ce qui lui porte préjudice. Il oblige le dissonant à se
convaincre de son incapacité à jouir de la vie proposée selon ces
termes, ce qui le ramène ce pauvre psalmiste à sa condition de
non-jouisseur, convergeant vers cette intolérable et pourtant
inéluctable issue : sa propre gravité.
Eric Chauvier, Que du bonheur, Allia, 2009, p. 36-39.
Des mots bons à lire dont je lis la justesse comme une justice – presque un bonheur déjà.
Ces phrases toutes faites, vulgaires, pour animateurs radio sur RMC ou émissions de télé "people", et reprises mécaniquement... Je crois que c'est Deruelle qui en parlait hier sur le réseau social où tu viens d'atterrir et je l'avais justement citée.
Bienvenue (pas trop convenu, j'espère !).
(Et je hais (même ce mot est faible !) cette expression insupportable, haha !)