Il
y a environ cinq ans, j’ai souffert d’une bronchite chronique qui
m’empêchait de dormir et m’obligeait parfois à sauter du
lit et à rester assis, chaque nuit, plusieurs heures durant, dans un
fauteuil. Le docteur n’a pas voulu me le dire, mais il s’agissait sans
aucun doute d’une faiblesse cardiaque. Raulli m’a alors
prescrit d’arrêter de fumer, de maigrir et de manger peu de viande.
Etant donné qu’il m’était difficile d’arrêter de fumer, j’ai essayé de
compléter cette ordonnance en renonçant totalement à la
viande rouge. Maigrir non plus n’était pas facile. Je pesais alors
quatre-vingt-quatorze kilogrammes tout rond. En l’espace de trois ans,
je suis parvenu à perdre deux kilos, ce qui signifie que
pour atteindre le poids voulu par Raulli, il m’aurait encore fallu
dix-huit années supplémentaires. Mais c’est assez difficile de peu
manger quand on doit se passer de viande.
Je
dois avouer ici que c’est à Carlo que je devais d’avoir maigri. Ce fut
l’un de ses premiers succès thérapeutiques. Il me
proposa de sauter un de mes trois repas quotidiens et je suis
parvenu à sacrifier le dîner que nous autres, Triestins, prenons à huit
heures du soir, à la différence des autres Italiens qui
soupent à sept heures. Chaque jour, je jeûne sans interruption
pendant dix-huit heures d’affilée.
Toujours
est-il que je me suis mis à mieux dormir. J’ai aussitôt senti que mon
cœur, qui n’avait plus besoin de s’occuper de la
digestion, pouvait consacrer chacun de ses battements à irriguer les
veines, à expulser les déchets organiques et, surtout, à alimenter les
poumons. Moi qui avais déjà connu l’horrible
insomnie, l’intense agitation de celui qui court après la paix sans y
parvenir, j’appréciais de rester là, inerte, à attendre sereinement la
chaleur et le sommeil, qui se déroulait de tout son
long, véritable parenthèse dans la vie harassante. Le sommeil qui
suit un somptueux repas est très différent : dans ce cas-là, le cœur ne
se consacre qu’à la digestion et s’exonère de tous
les autres soins.
Il
s’avérer ainsi que j’étais mieux fait pour m’abstenir que pour me
modérer. Il m’était plus facile de ne pas dîner que de
limiter ma nourriture au déjeuner et le matin. Au moins là, il
n’était plus question de limitations. Deux fois par jour, je pouvais
manger autant que je voulais. Ce n’était pas nocif puisque
suivaient dix-huit heures d’autophagie. Dans un premier temps, le
repas à base de pâtes et de légumes était complété par quelques œufs.
Par la suite, je les ai supprimés eux aussi, non pour obéir
à Raulli ou à Carlo, mais pour me conformer aux conseils prodigués
par un philosophe, Herbert Spencer, qui a découvert une loi selon
laquelle les organes qui – par suralimentation – se
développent trop vite, sont moins robustes que ceux qui prennent
davantage de temps pour croître. Cela concernait des enfants, bien
entendu, mais je suis convaincu que le métabolisme est aussi
une forme de développement et qu’un enfant de soixante-dix ans est
bien avisé d’affamer ses organes plutôt que de les suralimenter. En
outre, Carlo fut tout à fait d’accord avec mon théorème,
même s’il lui arrivait de vouloir faire croire que c’était lui qui
l’avait inventé.
Italo Svevo, Ma
Paresse, Allia, 2010, pour la traduction française.
Une Conscience de Zeno en miniature dans la jolie collection miniature d’Allia à trois euros.
"La conscience de Zeno", il faut absolument que je le relise, c'était excellent mais je ne m'en souviens plus très bien.