entre kok et ûûûûûûûû
L’enfance du narrateur – innommé d’un bout à l’autre du livre – n’aura été qu’un long Epépé
en privé, jamais reconnu par quiconque : il n’a jamais compris un mot
de la bouche de ses parents, qui eux-mêmes,
parfaitement opaques au regard de leur enfant, n’ont jamais eu l’air
de s’en rendre compte. Le père semble emprunter ses syllabes kok
yeksshh achiakawa ahahalaala è vero whagg aux langues les
plus variées tandis que la mère module et étire un long ûûûûûûûû
sans fin. N’ont jamais eu l’air de s’en rendre compte jusqu’à qu’à un
certain jour, car un beau soir tout de même : Tu
comprends ce que je dis ? Et comme la réponse tarde à venir : Tu entends quand je te parle ?
Mais le narrateur a déjà trente-huit ans, son père est mort et sa mère
est une vieille dame qui depuis son fauteuil pour une fois ne dit
pas ûûûûûûûû. Ce discours soudain intelligible (soudaineté apparente :
le narrateur n’a-t-il pas été jusque là sujet à un
empêchement de la compréhension ?) est l’événement déclencheur d’un
récit d’une très simple unité temporelle, de la fin d’un jour au matin
du lendemain : une errance parisienne et une
succession de rencontres qui à chaque fois donne au narrateur
l’espoir de pouvoir enfin raconter son histoire à quelqu’un, tandis
qu’en face de lui l’interlocuteur comprend autre chose,
l’interlocutrice s’endort et que le protagoniste reste seul à
considérer sa propre érection durable et vaine. Comme à chaque fois chez
Philippe Garnier (cf ici et là) ce qui est dit, les situations dans lesquels se retrouve le
héros (quelques-unes sont évoquées en quatrième de couverture,
ça m’évitera de vous les résumer), tout
cela est à la fois cocasse et mystérieux. Mais tout cela surtout
déborde d’inquiétude. On ne peut pas faire confiance à ce qu’on entend ;
la femme à laquelle enfin on s’abandonne n’est qu’un
résumé de toutes les autres et sa compréhension quasi extralucide
l’empêcherait d’exister aux yeux du narrateur sans l’abandon aveugle de
celui-ci ; quant à autrui, comment être sûr qu’il
n’est pas mieux nous-même que nous ne le sommes ?
Babel nuit vient de paraître aux éditions Verticales.
Et maintenant il s'est concentré dans la pure littérature comme il y a du whisky pur malt, à cacher dans un sac en papier (la bouteille ou les pages), genre kraft ou plus simplement tout blanc.