Les gnocchi sont la spécialité de mon grand-père. Ce qu’il me prépare rien que pour moi. Et pour accompagner le poulet au four.
J’arrive le jeudi, du catéchisme à Chantraine et de la messe chez les Franciscains. La messe des malades touche à sa fin, retransmise depuis l’abbaye de Clairvaux. Le journal de
Mickey va commencer. Le plan de travail est fariné, la boule
prête, une belle boule souple et qui ne colle pas. Il coupe la boule en
deux, pour en faire des rouleaux. Des rouleaux qu’il
tronçonne régulièrement. Le tronçon est un peu plus gros qu’une
bille. Quand le poulet est prêt, que je suis installé, il sort une
fourchette. Il roule avec son pouce la bille sur le dos de la
fourchette. Un petit creux se forme, des rayures apparaissent. Le
gnocco est né : ël gnòch, comme on
l’appelle dans le Piémont. Pas la peine de sortir la râpe à
fromage, ce n’est pas encore l’heure du parmesan. Ni de revenir à je
ne sais quelle table en bois rayée. Pas besoin d’imaginer d’autres
sillons, d’autres aspérités afin d’accrocher la sauce.
Cette sauce qui est du beurre chaud. Quand les billes ont toutes
reçu leur forme, il les jette dans une grande casserole d’eau bouillante
salée. Elles remontent à la surface : il faut sans plus
attendre les sortir avec une écumoire, les égoutter, les mettre dans
un plat (au-dessus d’un bain-marie, mais je ne suis plus certain), les
arroser de cette sauce et saupoudrer de
parmesan.
Maintenant
il a retiré toutes ses billes. Et ma mémoire est une passoire. Je ne
sais plus si dans le beurre chaud il avait fait
infuser quelques feuilles de sauge fraîche. Je cherche la
fourchette. Celle que je devrais garder en souvenir de mon grand-père.
Afin de penser à lui. Si l’envie me prenait de faire des gnocchi.
Je lui connaissais un couteau. Avait-il sa fourchette ? Une
fourchette spéciale, qu’il ne sortait que le jeudi ? Le jour des
gnocchi. Et pourquoi le jeudi ? Parce que
c’était le jour de repos hebdomadaire, le jour des enfants ? Ou pour
perpétuer, bien qu’il fût loin de chez lui, et depuis si longtemps, la
tradition : le Giovedì
gnocchi ?
Mes questions restent sans réponses. Sans échos. Ou bien quelqu’un me crie « Vous le saurez demain en écoutant le 2543e
épisode de ÇA VA BOUILLIR !!! » Et je me vois aussitôt
suspendu comme Zappy Max au-dessus d’un puits rempli de crocodiles, mais
de ma bouche ne sort aucun son. J’ai beau mettre
tout ce que je peux d’angoisse et de mystère dans ma voix, personne
ne m’entend dire « je suis accroché à cette corde, les pas se
rapprochent ; s’ils me découvrent, je suis
perdu !… Mais cela ne m’empêche pas de vous rappeler, Madame,
qu’Omo lave plus blanc et que votre linge est toujours impeccable ! »
Ici je m’interroge. S’agit-il bien
d’Omo ? Est-ce que je ne me tromperais pas de réplique par hasard ?
De lessive ? Dans mon enquête il m’arrive de trouver des indices. Un
indice capital. Un mouchoir blanc par
exemple. Et là en le ramassant : « Tiens ? Un mouchoir ! Hmm ! Et il
a été lavé avec Sunil ! Quelle merveilleuse fraîcheur ! » Le feuilleton
qui a pour
titre Ça va bouillir est financé, je ne l’ai pas oublié, par le lessivier Sunil. Omo et Tide c’est après. Si mes souvenirs sont bons. Plus loin. 42, rue Courte. Que ma
grand-mère écoute en début d’après-midi en repassant le linge. 42 ou 22.
Si c’est bien cela qu’elle écoute. Si je n’ai pas rêvé. J’ai un doute.
L’angoisse revient. Avec
l’obligation de partir. D’affronter à nouveau le tunnel. J’aurai
beau faire plein de bruits – les bruitages que j’ai quittés à regret –,
prendre la voix caverneuse de l’abominable et asthmatique
Kurt von Straffenberg, alias le Tonneau, ricaner comme Li, le chauffeur chinois, ou me déguiser en savant fou, je ne chasserai pas le monstre avec sa tête de chat.
Sa tête qui ne tient qu’à un fil.
Coupée par la Micheline, car le Dijonnais, comme l’appelait mon grand-père – comme il le regarde passer – est à trop
pressé pour jouer aux devinettes d’Epinal.
Pour chercher la tête du chat qui pourrit dans le fouillis des branches.
Denis Montebello, Tous les deux comme trois frères, Le Temps qu’il fait, 2012, p. 32 à 34.
L’enquêteur
archéologue du langage sait que les mots et les choses sont murés dans
le
silence sous leur apparent bavardage, et qu’il faut bien des détours
pour les faire parler, même indirectement, même apparemment d’autre
chose, et entrevoir enfin quelque chose qui pourrait être
l’objet de l’enquête.
L’enquête ici prend la forme d’une évocation du grand-père, maçon piémontais immigré à Epinal, même pas fichu de se faire
une maison – mais comment se faire une maison ? Plutôt courir les bois avec le petit-fils : il y aura peut-être des champignons.
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