Guerre sans nom
Dans
un pays innommé qui ressemble au nôtre, à une époque innommée qui
ressemble à la nôtre, la guerre éclate. Une conscience
indécise, celle d’un enfant, perçoit la rumeur du monde. Le texte
est une merveille de polyphonie : des voix diverses s’y font entendre,
celle de la mère, qui après le départ du père appelé,
doit faire de la couture pour faire vivre le foyer, les voix des
voisins, des amis, des anonymes. C’est que, le lecteur peu à peu le
comprend, l’enfant narrateur est aveugle. La guerre
dure : l’enfant maintenant est adulte et, malgré son handicap – lui
aussi toujours innommé – est appelé à son tour. Il sera radio, dans la
marine.
C’est
un texte qui fait peur, tant on a peur d’y croire. Les voix des
soldats, leurs plaisanteries, leur regard sur
l’aveugle ; tout cela est si réel. Et pourtant, paradoxalement, la
guerre omniprésente n’apparaît jamais. On apprend que tel ou tel, qu’on
connaissait à peine, a trouvé la mort ;
cependant l’ennemi reste invisible, théorique, presque inexistant.
Du père du narrateur, on apprendra un jour qu’il a cessé d’écrire à sa
femme, puis il n’en sera plus question. Jamais on ne
dira : il est mort. Jamais le narrateur ne le saura. De même, alors
que les alertes sont fréquentes, jamais on n’assiste à un bombardement,
comme si cette guerre n’existait que dans
l’imagination du narrateur. A un moment, tout de même, on croit
qu’il va se passer quelque chose : le navire, ou plutôt l’épave
laborieusement rafistolée où le narrateur a été enrôlé comme
radio, est sur le point de partir. Il y a presque de la réjouissance
chez le narrateur. A ce moment le texte s’arrête. Il y a un, dit le titre. La suite manque.
Avril 2006.
« J’écoutais.
Comment on plante la tente, les différentes positions du tireur, le
démontage du fusil pour le graisser,
l’utilisation de la mitrailleuse en tir rasant, le lancer de
grenade, les calibres, les grades, les insignes et les appellations,
gravés dans ma tête, à force. Machin, il confond les sardines de
la biffe avec la barrette des commandos, et l’autre, il avait mis
les chargeurs supplémentaires à gauche dans le paquetage, celui qui
avait sa gourde accrochée par deux mousquetons, et ceux de
la préparation spéciale, à se poser des colles sur le manuel de
l’aspirant, le commandement des troupes en temps de guerre et les
consignes de manœuvre au feu, et qui recommencent avec leur
premier saut en parachute une après-midi d’hiver, la trouille que
t’aurais quand tu te retrouves décroché avec rien en dessous parce qu’en
plus il y avait de la brume, j’aurais aussi bien pu être
à dix mètres du sol ou au-dessus d’un pylône, d’ailleurs la semaine
précédente, un, sa sangle s’est coincée, changé en steak haché par les
pales. Et la révision des examens de sous-off, si tu
passes aspirant, tu peux commander une section dans les trois ans,
mon parrain l’a fait, c’est le mieux, t’as une autre appréciation du
champ de bataille, pas te faire chier d’un petit chef que
tu lui cires les pompes et pas piégé à faire du décodage pour la
préfectorale dans un trou à l’arrière. Ouais, sûr qu’au début c’est dur.
Tout le monde pourrait pas, quoi. »
Gabriel Bergounioux, Il y a un, Champ vallon, 2004.
La suite ne manque plus. La suite, c’est Il y a de, et depuis ce temps je n’ai jamais raté un livre de Gabriel
Bergounioux – qui d’ailleurs en a fait paraître un tout récemment, sur un tout autre mode.
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