Avant d’ouvrir ces Hublots, il m’est
arrivé d’essayer d’écrire des articles sur des livres. Ça valait ce que ça
valait, hein. Mais si en ressortir un de temps en temps permet de se rappeler
quelques bons livres, alors pourquoi pas. Là, c’était Biblique des derniers
gestes, de mon demi-compatriote Patrick Chamoiseau. Un sacré truc.
Relier les contraires
Ecartelé entre le destin d’un
seul homme né dans presque rien et celui des peuples et des leaders du monde
entier qui luttèrent contre le colonialisme sur tous les continents, entre le
récit resserré des derniers moments d’une agonie et celui d’une vie entière, entre
l’Histoire du minuscule pays de Martinique et celle des résistances sur tous
les continents, entre l’univers fabuleux des conteurs d’autrefois et l’aujourd’hui
dérisoire d’un département d’Outre-mer sous transfusion, Bibliques des derniers gestes est un monument baroque qui s’étend
sur près de huit cent pages. Pour le sujet, renvoyons à la quatrième de couverture,
que je crois de la main de l’auteur lui-même :
« Jadis, au-delà de l'aurore
et du crépuscule, les bois symbolisaient la demeure de la divinité, et ainsi de
la Martinique. Mais les dieux sont partis laissant derrière eux, dans
l'obscurité des siècles, des esprits qui enflamment toujours les racines des
forêts, tandis que le temps poursuit sa route.
Balthazar Bodule-Jules était né,
disait-il, il y a de cela quinze milliards d'années et néanmoins, en toutes
époques, en toutes terres dominées et sous toutes oppressions. Alors que,
désenchanté, il décide de mourir, il se souvient tout à coup des sept cent
vingt-sept femmes qu'il avait tant aimées... Ces créatures mémorielles le
ramènent au long cours de sa vie sur les rives de la Terre, parmi le fracas de
ses guerres auprès du Che en Bolivie, de Hô Chi Minh au Vietnam, de Lumumba au
Congo, de Frantz Fanon en Algérie...
Dans ce vrac de mémoire, le vieux
rebelle découvre la dimension initiatique de son enfance soumise à la grandiose
autorité d'une femme des bois, Man L'Oubliée, seule capable de s'opposer aux
damnations de la diablesse. Il prend la mesure des enseignements d'une ardente
communiste que l'on croit être un homme ; puis il élucide enfin l'étrange
douceur de celle qui lui paraissait la plus fragile de toutes : la céleste
Sarah-Anaïs-Alicia...
Le narrateur (Marqueur de paroles
et en final Guerrier) s'identifie insensiblement à ce rebelle qui l'emplit
d'une connaissance littéraire des temps anciens et des temps à venir. Car, au
terme d'une vie dont il ne pensait retenir que l'échec, l'agonisant accède à
une autre conscience : à ce deuxième monde qu'il avait cru longtemps
inatteignable, cet amour-grand seul capable de relier les contraires... »
Avec Biblique des derniers
gestes, c’est une sorte de roman total, que Patrick Chamoiseau nous offre.
Fable initiatique, étude intimiste, fresque grandiose, conte merveilleux,
réflexion sur l’engagement, alliance inédite d’une écriture marquée par
l’oralité créole – l’accent m’en revenait presque à la lecture – et d’une
modernité de la composition plus marquée que dans Texaco ou Chronique des sept
misères : on y voit l’« auteur » à l’œuvre – notamment dans
ses « Notes d’atelier et autres affres » – on y voit l’œuvre en train
de se faire à partir de traces écrites qu’on prendrait pour authentiques, avant
de comprendre qu’Isomène Calypso, « conteur à voix pas claire de la
commune de Saint-Joseph », premier biographe de Balthazar Bodule-Jules,
dont les citations émaillent le texte, Man l’Oubliée et ses
« Apatoudi » listés en fin d’ouvrage ou même le protagoniste Balthazar
Bodule-Jules rapportant le « Livret des Lieux du deuxième monde » ou
le « Livre des Da contre la malédiction », sont autant d’hétéronymes
possibles, ainsi d’ailleurs qu’un Ti-Cham narrateur à distinguer de Chamoiseau
lui-même.
Essentiel bien sûr le rôle de la
mémoire, comme dans tous les livres de Chamoiseau : c’est l’oubli, et ici
l’oubli de l’esclavage, qui est à la source de la Malédiction, ces maux
inexpliqués qui frappent le peuple. Que la mémoire soit rendue aux hommes, par
un geste d’apaisement de Man l’Oubliée, et la vie de nouveau devient possible.
On retiendra aussi le rôle majeur
joué par les différentes figures féminines – dont les quatre principales, la
diablesse Yvonnette Cléoste, Man l’Oubliée, Déborah-Nicol et Sarah-Anaïs-Alicia
sont au roman comme quatre points cardinaux – dans la construction du
personnage masculin, ainsi que celui de la poésie où cohabitent à la fois le
nègre et le béké, Césaire et Saint-John Perse, et le rapport à la nature, à
tout ce qui pousse, à tout ce qui vit.
M. Philippe Annocque revient fort à propos sur la Biblique des derniers gestes que notre frère plein et entier nous a offert voilà plusieurs décennies.
RépondreSupprimerIl y a plusieurs milliards d'années - bien avant l'émergence du premier homme -, nos mythiques ancêtres - déjà "Marrons" puisque héros - régnaient, bien avant nos modernes disciples Rastafari, à couvert, dans la selve, dans le royaume végétal et minéral.
La question de notre antériorité, voire de la primauté de "notre peuple" est intelligemment suggérée - sans recourir aux découvreurs de "Lucy", Toumai ou autres australopithèques ("hominidés" est le terme scientifique), non plus qu'à la prétendue repentance et passion soudaine de feu Jacques Chirac pour "Les Peuples Premiers" -.
Maria Lionza dans la psyché vénézuélienne, et d'autres figures mythologiques peuples notre panthéon taino, wanakaerien, karukérien, ...et des Inuits jusqu'aux premiers habitants de la Terre de Feu (pour ne parler que de notre ère géographique !)
Oui des héroïnes "mémorielles" et mémorables DOIVENT ÊTRE CÉLÉBRÉES, COMMÉMORÉES, ...RAMENÉES AU JOUR NOUVEAU QUI POINT.
Que ce monde d'artifices et de sales liens S'EFFACE DEVANT L'HÉRITAGE QUE NOUS ONT LAISSÉ NOS ANCÊTRES APPRIVOISEURS DES CHIMEN ÈK LANTOURAJ, ZANNIMO, DLO, LALIMIÈ EK FÈNWÈ-A.
Merci à Patrick Chamoiseau pour cette Biblique.