Donc. Car on n’y coupe pas, il
n’y a pas de meilleure histoire que celle du lecteur. Mais qui peut en avoir
plusieurs, parallèles, car il ne saurait être un. (Autrement dit ce billet est la suite immédiate de celui d’hier.)
J’ai découvert Coleridge à la
fac, tout simplement, où j’étudiais alors l’anglais, et donc il y a pas mal
d’années : en 1983 ou 84. Ça a tout de suite été pour moi bien plus qu’une
œuvre au programme. Surtout deux poèmes : les 619 vers de The Rime of
the ancient Mariner et les 54 de Kubla Khan. Lus et relus jusqu’à s’en
réciter d’assez longs passages, dans un accent improbable. Et des essais de
traduction, ou d’adaptation, plutôt.
Et puis, et bien sûr a priori ça
n’a rien à voir, l’autre jour un ami artiste, qui se reconnaîtra, me donne à
voir une belle vidéo onirique et sylvestre, quelque chose qui me parle évidemment
beaucoup, et qui accompagne un passage de mes récents Mémoires des failles.
Un beau cadeau. Le passage est un extrait de la quatrième pellicule du
troisième album :
« Parfois il faut marcher
longtemps, dans la jungle. On se souvient de la lumière du soleil, qui marbre
le sol de taches éparses et parvient verdie par le filtre des feuillages de la
canopée. On est alors encore assez ignorant en matière de botanique ; on
ne manque pas cependant de reconnaître avec plaisir certaines essences, notamment
des érables aux feuilles finement dentelées et aux nervures rougeâtres, ainsi
que d’étonnantes formes arborescentes de capillaires aux frondes mousseuses et
tendres. Cependant la plupart de ces plantes immenses, aux feuilles parfois
étroites, longues et flexibles comme des armes blanches ; on ne les
connaît pas. »
Je me rappelle bien cette marche
dans la jungle. Il y avait une découverte au bout.
« On suit maintenant un
large sentier à travers le sous-bois que le soleil éclaire par larges taches. Puis
l’espace toujours plus important entre les arbres annonce l’orée du bois.
Au-delà des derniers troncs, on distingue une prairie verte aux arbres larges
et isolés. A travers les branches, on commence à discerner indistinctement
quelque chose comme un bâtiment de bois ancien, à l’architecture très ouvragée.
Enfin on arrive devant un pont couvert, tout en bois et très richement décoré,
aux balustrades immenses, mais qui semble déjà vieux et vermoulu. (Depuis lors
en effet, de plus en plus souvent, le monde apparaît arborant les marques
ostensibles du temps.) Ce pont mène à un grand palais de la même facture, en
bois peint, mais dont la peinture s’écaille par places.
On est invités à le visiter.
L’intérieur est d’une somptuosité quelque peu dégradée par le temps, malgré les
efforts d’entretien du personnel, exclusivement constitué de toutes jeunes
femmes dont une fait office de guide. Toutes ces femmes sont chinoises : on
est en Chine.
Il règne là une ambiance de
résignation laborieuse. Papa, à son habitude, veut prendre des photos, mais
c’est interdit : cela pourrait donner l’idée, à des regards occidentaux,
d’une situation asservie des femmes chinoises et donner lieu à des critiques
malveillantes.
On poursuit donc la visite en se
promettant, de retour en France, d’y chercher et d’y découvrir le même palais
(puisque, on le comprend à l’instant, il s’y trouve forcément : chacun
doit savoir que ce que l’on découvre ailleurs, on pourrait donc aussi bien le
trouver chez soi !) : le palais de Tchang Kaï-Chek. »
Il est clair que j’ai rêvé ce
texte. Il y a longtemps : on y est tout jeune, à l’évidence. Mais c’est
aujourd’hui seulement, en croisant « quelque lecteur de Kubla Khan »
imaginé par Borges, que je me rends compte que je l’ai rêvé précisément à l’époque
où un autre moi-même récitait dans sa chambre
“In Xanadu
did Kubla Khan
A stately pleasure-dome decree:
Where Alph, the sacred river, ran
A stately pleasure-dome decree:
Where Alph, the sacred river, ran
Through
caverns measureless to man
Down to a sunless sea.”
Down to a sunless sea.”
et écoutait à l’intérieur de soi
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