samedi 5 septembre 2015

Koublaï, Coleridge, Borges…



… Il existe cependant un fait ultérieur, qui grandit jusqu’à l’insondable la merveille du songe où fut engendré Kubla Khan. Si ce fait est vrai, l’histoire du rêve de Coleridge est antérieure de plusieurs siècles à Coleridge et n’a pas encore pris fin.

Le poète fit ce rêve en 1797 (selon d’autres en 1798) et publia sa relation du rêve en 1816, en guise de glose ou de justification du poème inachevé. Vingt ans plus tard fut éditée à Paris, partiellement, la première traduction occidentale d’une de ces histoires universelles dont la littérature persane est si riche, l’Histoire générale de Rashid-ed-Din, qui date du XIVe siècle. On y lit : « A l’est de Shang Tu, Koublaï Khan érigea un palais, d’après un plan qu’il avait vu en songe et qu’il gardait dans sa mémoire. » Et l’auteur de ce passage était vizir de Ghazan Mahmoud, qui descendait de Koublaï. Un empereur mongol, au XIIIe siècle, rêve un palais et le fait bâtir selon sa vision ; au XVIIIe siècle, un poète anglais, qui ne pouvait savoir que cette construction était née d’un rêve, rêve un poème sur le palais. Au regard de cette symétrie qui travaille sur des âmes d’hommes endormis et embrasse des continents et des siècles, il me semble que les lévitations, résurrections et apparitions des livres pieux ne ont rien ou fort peu de chose.

Quelle explication choisir ? Ceux qui par avance rejettent le surnaturel (j’essaie toujours, quant à moi, d’appartenir à ce groupe) jugeront que l’histoire des deux rêves est une coïncidence, un dessin tracé par le hasard, comme les formes de lions ou de chevaux qu’affectent parfois les nuages. D’autres allègueront que le poète apprit, d’une façon ou d’une autre, que l’empereur avait rêvé son palmais et prétendit avoir rêvé son poème pour créer une fiction splendide destinée à voiler ou à justifier les défauts de cette rapsodie tronquée. Cette conjecture est plausible, mais elle nous oblige à supposer, arbitrairement, l’existence d’un texte non identifié par les sinologues, où Coleridge ait pu lire avant 1816 le rêve de Koublaï. Plus séduisantes sont les hypothèses qui vont au-delà de la raison. Par exemple, il est permis de supposer que l’âme de l’empereur, une fois le palais détruit, pénétra dans celle de Coleridge pour qu’il le reconstruisît en paroles, plus durables que les marbres et les métaux.

Le premier rêve ajouta à la réalité un palais ; le second, qui eut lieu cinq siècles plus tard, un poème (ou un début de poème) suggéré par le palais ; l’analogie des deux rêves laisse entrevoir un dessein ; l’énorme intervalle de temps révèle un artisan surhumain. Vouloir déchiffrer l’intention de cet être immortel ou séculaire serait, peut-être, aussi téméraire qu’inutile, mais il est permis de soupçonner qu’il n’a pas encore atteint son but. En 1691, le P. Gerbillon, de la Compagnie de Jésus, constata qu’il ne restait que des ruines du palais de rouble Khan ; du poème nous avons que cinquante vers à peine ont été sauvés. De tels faits permettent d’imaginer que la série de rêves et de travaux n’a pas touché à sa fin. Au premier rêveur fut échue pendant la nuit la vision du palais et il le construisit ; au second, qui ignora le rêve du précédent, un poème sur le palais. Si le schéma se vérifie, quelque lecteur de Kubla Khan rêvera, au cours d’une nuit dont les siècles nous séparent, un marbre ou une musique. Cet homme ignorera le rêve des deux autres. Peut-être la série des rêves n’aura-t-elle pas de fin, peut-être la clef est-elle dans le dernier.



Jorge Luis Borges, « Le rêve de Coleridge », Enquêtes.



D’habitude quand je donne pour titre à un de mes billets une énumération de noms fameux je termine par « … et moi ». Ce n’est que partie remise (à demain).


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