samedi 30 mai 2015

Tranche de Molloy



Mais c’est seulement depuis que je ne vis plus que je pense, à ces choses-là et aux autres. C’est dans la tranquillité de la décomposition que je me rappelle cette longue émotion confuse que fut ma vie, et que je la juge, comme il est dit que Dieu nous jugera et avec autant d’impertinence. Décomposer c’est vivre aussi, je le sais, je le sais, ne me fatiguez pas, mais on n’y est pas toujours tout entier. D’ailleurs de cette vie-là aussi j’aurai peut-être la bonté de vous entretenir un  jour, le jour où je saurai qu’en croyant savoir je ne faisais qu’exister et que la passion sans forme ni stations m’aura mangé jusqu’aux chairs putrides et qu’en sachant cela je ne sais rien, que je ne fais que crier comme je n’ai fait que crier, plus ou moins fort, plus ou moins ouvertement. Alors crions, c’est censé faire du bien. Oui, crions, cette fois-ci, puis encore une peut-être. Crions que le soleil déclinant donnait en plein sur la blanche façade du poste. On se serait cru en Chine. Une ombre complexe s’y dessinait. C’était moi et ma bicyclette.

Jusqu’à « sans forme ni stations » le papier est d’un blanc tout à fait acceptable mais ensuite c’est-à-dire à partir de la page 33 il est d’un jaune, d’un jaunâtre plutôt dont je ne me souviens pas. C’est le jaune du temps qui passe et qui fait que le blanc passe aussi mais plus ou moins selon la qualité du papier qui n’est pas uniforme dans cette édition de la toute récente collection « double » des éditions de Minuit, toute récente quand j’en ai fait l’acquisition s’entend, mais non ça n’en fait que trente, trente-trois puisque vous insistez, trente-trois ans et une jolie coïncidence de plus. De plus car à chaque fois que je le lis, celui-là ou un autre armé du même trident comme il dira plus tard, il y a toujours quelque chose qui coïncide. Non le livre n’avait pas ces allures de gâteau marbré quand j’en ai fait l’acquisition il y a trente-trois ans. Mais ça ne durera pas me dit la tranche. Un peu plus loin le papier va redevenir blanc. Ça ne voudra rien dire mais ça aura l’air de vouloir dire quelque chose. C’est toujours comme ça : rien ne veut rien dire et tout a l’air de vouloir dire quelque chose.

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