Le 18 octobre 1917. Mes chers parents.
Oui, encore le 18 octobre 1917. Deux
cartes le même jour. Ou bien une erreur de date ? Autre étrangeté :
cette carte est écrite à l’encre au lieu de l’habituel crayon à papier. Du coup
elle est nettement plus facile à déchiffrer que les autres.
Vous devez bien vous douter que
j’ai été très surpris d’apprendre la nouvelle de votre changement de résidence.
Je retourne la carte. En effet elle
n’est pas adressée à Quimper mais à Amiens. Ça explique peut-être les deux
cartes le même jour. Ou peut-être pas. Je ne suis pas très content
que vous m’ayez caché si longtemps la nouvelle situation de Papa. Voilà deux
fois que vous me cachez quelque chose ; je ne vais plus savoir que penser.
Ce n’est pas gentil : vous devez bien penser que je suis assez courageux pour
supporter tout ce qui peut vous arriver de malheureux. Je n’ai aucune explication pour ce
déménagement. Je ne saurai sans doute jamais ce que ce jeune homme prisonnier
depuis un an et demi à l’autre bout de l’Allemagne trouve si malheureux. Je
sais juste que mon arrière-grand-père était à Quimper pour des raisons
militaires, qu’il y était chargé du recrutement. Je comprends bien
ce que maman me dit, et je ne me tourmenterai pas, quoique la situation soit
bien changée. Bien changée ?
J’attends d’autres nouvelles sur la façon dont papa passe son temps et comment
vous vous êtes arrangés. Passe son
temps. En octobre 1917 mon arrière-grand-père avait soixante-cinq ans passés,
si je ne me trompe pas. On l’aurait mis à la retraite de l’armée contre son
gré ? En pleine guerre ? Je pense que quand cette carte
vous parviendra vous serez installé dans votre nouvelle demeure, c’est pourquoi
je l’envoie (« je
l’envoie » surcharge autre chose) à votre nouveau domicile. Je
comprends votre désir de vous rapprocher du pays. Plus rien en effet ne vous
retenait dans cette lointaine Bretagne. Quand vous serez installé (cela fait deux fois qu’Edmond oublie le
pluriel, il n’est pourtant pas coutumier de cette faute et je ne peux
m’empêcher d’y voir une adresse – inconsciente puisqu’il ne le vouvoyait pas –
à son père), j’espère que Papa prendra quelques photos et me les
enverra ; il y a du reste longtemps que vous ne m’en avez envoyé. Surtout
donnez-moi beaucoup de détails sur votre nouvelle installation : vous
pensez bien que cela me fera plaisir. 17
rue de l’Abbaye, Amiens. Cette nouvelle installation sera aussi la tienne,
Edmond, après la guerre. Sans ce déménagement tu n’aurais pas rencontré ma
grand-mère, qui vivait à Amiens, et je ne serais pas là pour te le dire. Si
vous éprouvez des difficultés pour confectionner des boîtes de viande, arrêtez
les frais ; ce n’est pas très utile ; nous évitons d’en manger, et il
y en a quelques-unes en réserve. Envoyez plutôt du lard ; avec les légumes
mon associé me fait de bonnes soupes et ragoûts qui sont bien meilleurs pour la
santé, surtout pour mon estomac. Entre parenthèses, il est remis encore une
fois ; j’espère que c’est pour quelque temps, car je vais prendre des
précautions. Cette carte souffle la
vie et la mort. Envoyez-moi aussi s’il vous plait du fil noir et
blanc et un dé, car j’ai toujours un tas de choses à réparer ; vous rirez
sans doute quand vous verrez mon ouvrage, mais ça tient c’est le principal.
J’ai déjà raccommodé plusieurs fois mes chaussettes ; je m’en tire assez
bien _ Le courrier en retard est enfin arrivé en une seule fois, ce sont les
cartes des 21-22-27-28-29 et les lettres des 23 et 30. Comme colis sont arrivés
les cakes 10 et 11 et le colis n°12, tout en bon état. Merci pour la
fourragère, vous êtes bien gentils. En espérant que tout s’est bien passé et
que vous êtes tous en bonne santé et installé (encore,
et c’est toujours sur ce verbe, « installé » ; comme s’il y
avait quelque chose dans ce verbe qui grippait) dans votre nouvelle
résidence. Je vous embrasse des milliers de fois très très fort ainsi que
Geneviève et Louis, mes 2 tantes et toute la famille. Ce déménagement à Amiens devait sûrement les
rapprocher de ces « 2 tantes », mais je ne sais pas qui elles sont. Votre
fils qui vous aime de tt « son »
est illisible mais on déchiffre cœur juste au-dessus de la signature dans l’angle en bas à droite.
EAnnocque
Les commentaires, vous les faites très bien. Je remarque juste cette petite chose : à l'époque, la Bretagne apparaît comme une "terre lointaine", on dirait de même pour un pays étranger.
RépondreSupprimerSauf pour la voisine Belgique, du point de vue de ce jeune homme parti de Saint-Quentin et dont les ancêtres sont tous originaires du Pas-de-Calais. Alors pensez, le Finistère, c'est vraiment le bout du monde. Même l'Allemagne est plus proche !
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