dimanche 15 juin 2014

N’oublie pas, s’il te plaît, que tu m’aimes.


Ne me lis pas en te cabrant, en tendant les muscles, comme si tu craignais de te faire avoir, de tomber dans un piège, d’être embobinée. Ne te ferme pas d’avance, par rigidité de principes, à ce que j’essaie par tendresse profonde de te faire entendre. Nous nous sommes fait mal sans nous être jamais fait du mal. Je cite de mémoire ce que je t’avais précédemment écrit dans une de mes missives : « Comment deux personnes qui ne se veulent que du bien peuvent- elles en fait se faire si mal, d’après toi ? Je te laisse le soin de répondre. » (J’avais bien spécifié : « d’après toi » ; tu ne m’as pas répondu.) Et j’ajoutais : « Mais, je crois que tout le monde donnerait la même réponse. »
 
… Oui, ces mille et un malentendus entre nous, et je peux en remettre : le non-dit, les suppositions, les supputations, les interprétations à l’aveuglette, les détails dans notre tête cent fois retournés, les hantises, le sentiment de culpabilité, les doutes sur soi (jamais sur l’autre), la crainte de n’avoir pas été à la hauteur, d’avoir failli, d’avoir trahi, et la fatigue, et, aux pires instants, le dégoût de soi et de la vie qui vient avec. Tout cela est tout à fait nous et en même temps indigne de nous. Pourquoi nous infliger cela nous-mêmes ? Car qui s’oppose à ce que nous nous fréquentions ? À qui ferions-nous mal ? À nous ? À toi ? Ah, parce que tu penses que tu es plus heureuse aujourd’hui, à « aller comme ça peut » ? Le secret de ta réticence – si réticence il y a –, en tout cas la raison pour laquelle tu m’as si brutalement écarté de ta vie, se cache dans ton cœur, et seule toi peux y avoir accès. Moi, je ne puis que deviner. Une chose cependant est sûre : il n’y a rien, je dis bien rien, dans les circonstances extérieures, objectivement considérées, qui justifie la torture qu’encore une fois nous nous sommes administrée depuis six mois. Ce secret réside en toi. En toi seule.
 
Gaétan Soucy, N’oublie pas, s’il te plaît, que je t’aime, p.47-48, Noir sur Blanc, 2014.
 
Tu ne veux pas entendre tout ce qui ne va pas dans le sens de ta certitude. D’ailleurs, je ne crois pas que ce soit une certitude. Tu veux te convaincre toi- même, et tu veux me convaincre par ta conviction. Mais, Philippe, est-ce que tous ces arguments ne te servent pas d’abord à te dissimuler ton doute ? Profondément, je crois que tu le sais, et que tu ne veux pas te l’avouer, parce que c’est trop difficile (et crois-moi, c’est difficile pour moi aussi) : celle à qui tu as déclaré ton amour ne le partage pas. Aucune démonstration n’est capable de susciter l’amour.
Tu le sais bien. On ne peut pas convaincre d’aimer quelqu’un qui n’aime pas. Il ne reste plus qu’une possibilité : démontrer que l’amour est déjà là, qu’on refuse de le voir pour de mauvaises raisons, qu’il s’agit de le reconnaître, et d’agir comme des gens qui s’aiment. Tu ne veux pas susciter une conversion, mais une prise de conscience, un peu comme ces prosélytes qui vous disent qu’ils n’ont pas à vous faire devenir chrétiens, parce que en réalité, sans le savoir, vous l’êtes déjà. Mais finalement, c’est toujours une manière de chercher la conversion.
 
Pierre Jourde, N’oublie pas, s’il te plaît, que je t’aime, p.78-79, Noir sur Blanc, 2014.
 
Oui, vous avez bien lu : c’est le même livre pas du même auteur. Pierre Jourde était avec moi l’un des invités d’Augustin Trapenard à un Carnet d’or sur la réécriture (c’était hier sur France Culture mais on peut encore écouter le podcast en cliquant ici), sujet qui pose implicitement la question de l’auteur. Si concernant mon livre c’est entre moi-même et moi à plus de treize ans d’écart que le doute se glisse, pour N’oublie pas, s’il te plaît, que je t’aime la question se pose différemment. Le texte de Gaétan Soucy est constitué d’une longue lettre d’amour suivie d’une très brève fin de non-recevoir de la jeune femme à qui elle a été adressée, et qu’il aurait peut-être développée si la mort ne l’en avait empêchée. La possibilité de cette réponse était là ; quatre auteurs (Suzanne Cotet-Martin, Pierre Jourde, Catherine Mavrikakis et Sylvain Trudel) ont imaginé cette possible réponse.
Le hasard a voulu que je lise le texte en deux temps – c’est un livre court à lire d’une traite mais la fiabilité du service Colissimo de la Poste étant ce qu’elle est, je n’ai toujours pas reçu à ce jour les deux exemplaires que les éditions Noir sur Blanc avaient pris la peine de me faire parvenir ; j’ai donc dû me contenter du PDF sur mon vieil ordi, condition de lecture détestable qui a l’avantage de m’aider à faire le tri : si j’arrive à le lire c’est que le livre est bon. Bref j’ai fait une pause après avoir lu le texte de Gaétan Soucy, et c’est le lendemain seulement que j’ai lu les réponses des quatre autres écrivains. Eh bien après leur lecture le texte de Gaétan Soucy lui-même s’est mis à résonner autrement. Après la lecture de ces quatre réfutations – qui, rappelons-le, développent celle très brève de Soucy ; il n’y a donc pas non plus à proprement parler trahison –, et particulièrement après celle de Pierre Jourde, le texte changerait presque son titre : ce n’est plusN’oublie pas, s’il te plaît, que je t’aime mais N’oublie pas, s’il te plaît, que tu m’aimes. L’amant est un maître de la rhétorique, mais l’ironie du sort veut que celle qu’il aime soit la meilleure de ses élèves : impossible qu’elle s’y laisse tromper. Et c’est peut-être même pour ça qu’il l’aime.
On dira que le livre échappe à son auteur. C’est vrai. Mais c’est toujours le cas. Un livre change de signification en fonction des conditions de sa lecture, et la présence de Pierre Jourde en face de moi ne pouvait que me rappeler la manière dont la lecture de son propre Pays perdu sera nécessairement différente de celle qu’elle a pu être lors de sa parution, j’en avais parlé ici même, rappelez-vous.
http://www.leseditionsnoirsurblanc.fr/data/img_couv/9782882503305.jpg

2 commentaires:

  1. Je viens de le terminer. D'une traite. Mon Dieu, quel retard! C'est ce que je j'ai ressenti immédiatement : cette résonance autre du texte de Soucy après avoir lu les autres "réponses". Une fois le livre commencé, on ne peut plus s'arrêter.

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    1. C'est vrai : c'est un livre à lire d'une traite.
      (Ça me fait plaisir de voir qu'il y a des personnes pour retrouver le chemin de ces "vieux" rapatriés.)

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