Alberto
et moi avons les poches pleines de beurre froid. Il fait tellement
chaud que nous craignons que le beurre commence
à fondre et abîme nos vêtements. Nous nous mettons à courir sur un
chemin qui ressemble à un pré couvert de quelque chose comme des fruits
secs et nous entrons dans une maison habitée par une
vieille. La vieille me montre du doigt et Alberto me dit : Ta tête
grossit. Je me regarde dans un miroir et constate que ma tête est en
train de grossir, mais l’effet en réalité c’est que
tout rétrécit sauf ma tête, qui conserve sa taille normale. Alberto
me tend une paire de ciseaux et j’essaie de me couper les cheveux pour
empêcher ma tête de continuer à pousser, mais rien n’y
fait, la situation empire et devient de plus en plus confuse. A ce
moment-là, je me rends compte que si tout va mal c’est à cause de la
vieille qui n’arrête pas de crier, ce qui nous rend
nerveux. Je suggère alors à Alberto, pour la faire taire, de lui
mettre un vieux chiffon dans la bouche. Alberto ne trouve pas de
chiffon, à la place il trouve de la vieille mousseline, qu’il lui
met dans la bouche. Mais la mousseline agit de telle façon qu’à
présent ce ne sont plus des cris qui sortent de la bouche de la vieille,
mais une merveilleuse mélodie qui enchante la forêt tout
entière (à ce moment-là, nous découvrons que nous étions et que nous
sommes dans une forêt). Nous quittons les lieux et la vieille pour nous
retrouver dans une université anglaise, mais cette
fois-ci en tant qu’élèves. Cependant, nous sommes aussi les
professeurs et, ce qui est terrible, c’est qu’en étant spectateurs de
nos propres disputes au sujet de Léon Bloy, nous nous rendons
compte à quel point nous sommes fatigués de nous-mêmes (chacun
fatigué de soi-même). La dispute s’interrompt lorsqu’un individu au
faciès étrange nous fait remarquer que nous ne pourrons pas
parler si nous continuons à garder la bouche fermée. Or nous sommes
en train de parler et nos bouches ne sont pas fermées, ce qui nous amène
à la conclusion que la remarque de cet individu est un
piège : son objectif est de nous inciter à protester contre l’erreur
manifeste de l’observation. Nous décidons donc de ne pas protester et
c’est là que nous comprenons que le piège était
plus subtil : le fait de ne pas protester nous oblige à fermer la
bouche, et dès lors que l’individu réitère sa remarque, nous ne pouvons
plus protester, car désormais celle-ci est
vraie.
Pablo Katchadjian, Quoi faire, traduit de l’espagnol (Argentine) par Mikaël Gomez Guthart et Aurelio Diaz
Ronda, éditions Le grand os, 2014, p. 23-24.
Quoi faire
est le premier roman traduit en français (mais pas le premier roman,
hein) d’un tout jeune auteur argentin
que le grand os a l’excellente idée de publier, et c’est proprement
fascinant. Une série de situations en nombre relativement limité mais
très disparates par les lieux et les personnages qu’elles
mettent en scène (à l’exception d’Alberto et du narrateur qui sont
le fil double du roman) s’enchaînent et se répètent en variant les
combinaisons, en cinquante courts chapitres d’un paragraphe
chacun, qui sont à chaque fois comme des variations d’eux-mêmes. Les
deux protagonistes, Alberto et le narrateur, y sont sommés de répondre à
d’indécidables questions qui résonnent à travers le
livre entier. « Lorsque les philosophes parlent, ce qu’ils disent
est vrai ou s’agit-il d’un double ? » demande dès le tout début un
étudiant anglais de deux mètres et demi qui,
fâché de ne pas obtenir de réponse, entreprendra d’ingurgiter
Alberto, lequel saura quoi faire à la fin, et quoi dire.
(Et voilà que je vois que le livre a déjà les honneurs de la librairie Ptyx à Bruxelles et du Comptoir des
mots à Paris, vous savez où aller.)
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