samedi 28 juin 2014

savoir Quoi faire avec Pablo Katchadjian


Alberto et moi avons les poches pleines de beurre froid.  Il fait tellement chaud que nous craignons que le beurre commence à fondre et abîme nos vêtements. Nous nous mettons à courir sur un chemin qui ressemble à un pré couvert de quelque chose comme des fruits secs et nous entrons dans une maison habitée par une vieille. La vieille me montre du doigt et Alberto me dit : Ta tête grossit. Je me regarde dans un miroir et constate que ma tête est en train de grossir, mais l’effet en réalité c’est que tout rétrécit sauf ma tête, qui conserve sa taille normale. Alberto me tend une paire de ciseaux et j’essaie de me couper les cheveux pour empêcher ma tête de continuer à pousser, mais rien n’y fait, la situation empire et devient de plus en plus confuse. A ce moment-là, je me rends compte que si tout va mal c’est à cause de la vieille qui n’arrête pas de crier, ce qui nous rend nerveux. Je suggère alors à Alberto, pour la faire taire, de lui mettre un vieux chiffon dans la bouche. Alberto ne trouve pas de chiffon, à la place il trouve de la vieille mousseline, qu’il lui met dans la bouche. Mais la mousseline agit de telle façon qu’à présent ce ne sont plus des cris qui sortent de la bouche de la vieille, mais une merveilleuse mélodie qui enchante la forêt tout entière (à ce moment-là, nous découvrons que nous étions et que nous sommes dans une forêt). Nous quittons les lieux et la vieille pour nous retrouver dans une université anglaise, mais cette fois-ci en tant qu’élèves. Cependant, nous sommes aussi les professeurs et, ce qui est terrible, c’est qu’en étant spectateurs de nos propres disputes au sujet de Léon Bloy, nous nous rendons compte à quel point nous sommes fatigués de nous-mêmes (chacun fatigué de soi-même). La dispute s’interrompt lorsqu’un individu au faciès étrange nous fait remarquer que nous ne pourrons pas parler si nous continuons à garder la bouche fermée. Or nous sommes en train de parler et nos bouches ne sont pas fermées, ce qui nous amène à la conclusion que la remarque de cet individu est un piège : son objectif est de nous inciter à protester contre l’erreur manifeste de l’observation. Nous décidons donc de ne pas protester et c’est là que nous comprenons que le piège était plus subtil : le fait de ne pas protester nous oblige à fermer la bouche, et dès lors que l’individu réitère sa remarque, nous ne pouvons plus protester, car désormais celle-ci est vraie.
 
Pablo Katchadjian,  Quoi faire, traduit de l’espagnol (Argentine) par Mikaël Gomez Guthart et Aurelio Diaz Ronda, éditions Le grand os, 2014, p. 23-24.
 
Quoi faire est le premier roman traduit en français (mais pas le premier roman, hein) d’un tout jeune auteur argentin que le grand os a l’excellente idée de publier, et c’est proprement fascinant. Une série de situations en nombre relativement limité mais très disparates par les lieux et les personnages qu’elles mettent en scène (à l’exception d’Alberto et du narrateur qui sont le fil double du roman) s’enchaînent et se répètent en variant les combinaisons, en cinquante courts chapitres d’un paragraphe chacun, qui sont à chaque fois comme des variations d’eux-mêmes. Les deux protagonistes, Alberto et le narrateur, y sont sommés de répondre à d’indécidables questions qui résonnent à travers le livre entier. « Lorsque les philosophes parlent, ce qu’ils disent est vrai ou s’agit-il d’un double ? » demande dès le tout début un étudiant anglais de deux mètres et demi qui, fâché de ne pas obtenir de réponse, entreprendra d’ingurgiter Alberto, lequel saura quoi faire à la fin, et quoi dire.
(Et voilà que je vois que le livre a déjà les honneurs de la librairie Ptyx à Bruxelles et du Comptoir des mots à Paris, vous savez où aller.)
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