Ne
me lis pas en te cabrant, en tendant les muscles, comme si tu craignais
de te faire avoir, de tomber dans un piège, d’être
embobinée. Ne te ferme pas d’avance, par rigidité de principes, à ce
que j’essaie par tendresse profonde de te faire entendre. Nous nous
sommes fait mal sans nous être jamais fait du mal. Je cite
de mémoire ce que je t’avais précédemment écrit dans une de mes
missives : « Comment deux personnes qui ne se veulent que du bien
peuvent- elles en fait se faire si mal, d’après toi ?
Je te laisse le soin de répondre. » (J’avais bien spécifié :
« d’après toi » ; tu ne m’as pas répondu.) Et j’ajoutais : « Mais, je
crois que tout le monde donnerait
la même réponse. »
…
Oui, ces mille et un malentendus entre nous, et je peux en remettre :
le non-dit, les suppositions, les supputations, les
interprétations à l’aveuglette, les détails dans notre tête cent
fois retournés, les hantises, le sentiment de culpabilité, les doutes
sur soi (jamais sur l’autre), la crainte de n’avoir pas été
à la hauteur, d’avoir failli, d’avoir trahi, et la fatigue, et, aux
pires instants, le dégoût de soi et de la vie qui vient avec. Tout cela
est tout à fait nous et en même temps indigne de nous.
Pourquoi nous infliger cela nous-mêmes ? Car qui s’oppose à ce que
nous nous fréquentions ? À qui ferions-nous mal ? À nous ? À toi ? Ah,
parce que tu penses que tu es
plus heureuse aujourd’hui, à « aller comme ça peut » ? Le secret de
ta réticence – si réticence il y a –, en tout cas la raison pour
laquelle tu m’as si brutalement écarté de ta
vie, se cache dans ton cœur, et seule toi peux y avoir accès. Moi,
je ne puis que deviner. Une chose cependant est sûre : il n’y a rien, je
dis bien rien, dans les circonstances extérieures,
objectivement considérées, qui justifie la torture qu’encore une
fois nous nous sommes administrée depuis six mois. Ce secret réside en
toi. En toi seule.
Gaétan Soucy, N’oublie pas, s’il te plaît, que je t’aime, p.47-48, Noir sur Blanc,
2014.
Tu
ne veux pas entendre tout ce qui ne va pas dans le sens de ta
certitude. D’ailleurs, je ne crois pas que ce soit une
certitude. Tu veux te convaincre toi- même, et tu veux me convaincre
par ta conviction. Mais, Philippe, est-ce que tous ces arguments ne te
servent pas d’abord à te dissimuler ton doute ?
Profondément, je crois que tu le sais, et que tu ne veux pas te
l’avouer, parce que c’est trop difficile (et crois-moi, c’est difficile
pour moi aussi) : celle à qui tu as déclaré ton amour
ne le partage pas. Aucune démonstration n’est capable de susciter
l’amour.
Tu
le sais bien. On ne peut pas convaincre d’aimer quelqu’un qui n’aime
pas. Il ne reste plus qu’une possibilité :
démontrer que l’amour est déjà là, qu’on refuse de le voir pour de
mauvaises raisons, qu’il s’agit de le reconnaître, et d’agir comme des
gens qui s’aiment. Tu ne veux pas susciter une
conversion, mais une prise de conscience, un peu comme ces
prosélytes qui vous disent qu’ils n’ont pas à vous faire devenir
chrétiens, parce que en réalité, sans le savoir, vous l’êtes déjà. Mais
finalement, c’est toujours une manière de chercher la conversion.
Pierre Jourde, N’oublie pas, s’il te plaît, que je t’aime, p.78-79, Noir sur Blanc,
2014.
Oui, vous avez bien lu : c’est le même livre pas du même auteur. Pierre Jourde était avec moi l’un des invités
d’Augustin Trapenard à un Carnet d’or sur la réécriture (c’était hier sur France Culture mais on peut encore écouter le podcast en cliquant ici), sujet qui pose implicitement la question de l’auteur. Si concernant mon livre c’est entre moi-même et moi à plus de treize
ans d’écart que le doute se glisse, pour N’oublie pas, s’il te plaît, que je t’aime
la question se pose différemment. Le texte de Gaétan Soucy est
constitué d’une longue lettre d’amour
suivie d’une très brève fin de non-recevoir de la jeune femme à qui
elle a été adressée, et qu’il aurait peut-être développée si la mort ne
l’en avait empêchée. La possibilité de cette réponse
était là ; quatre auteurs (Suzanne Cotet-Martin, Pierre Jourde,
Catherine Mavrikakis et Sylvain Trudel) ont imaginé cette possible
réponse.
Le
hasard a voulu que je lise le texte en deux temps – c’est un livre
court à lire d’une traite mais la fiabilité du service
Colissimo de la Poste étant ce qu’elle est, je n’ai toujours pas
reçu à ce jour les deux exemplaires que les éditions Noir sur Blanc
avaient pris la peine de me faire parvenir ; j’ai donc dû
me contenter du PDF sur mon vieil ordi, condition de lecture
détestable qui a l’avantage de m’aider à faire le tri : si j’arrive à le
lire c’est que le livre est bon. Bref j’ai fait une
pause après avoir lu le texte de Gaétan Soucy, et c’est le lendemain
seulement que j’ai lu les réponses des quatre autres écrivains. Eh bien
après leur lecture le texte de Gaétan Soucy lui-même
s’est mis à résonner autrement. Après la lecture de ces quatre
réfutations – qui, rappelons-le, développent celle très brève de Soucy ;
il n’y a donc pas non plus à proprement parler
trahison –, et particulièrement après celle de Pierre Jourde, le
texte changerait presque son titre : ce n’est plusN’oublie pas, s’il te plaît, que je t’aime mais N’oublie pas,
s’il te plaît, que tu m’aimes. L’amant est un maître de la
rhétorique, mais l’ironie du sort veut que celle qu’il aime soit la
meilleure de ses élèves : impossible qu’elle s’y laisse
tromper. Et c’est peut-être même pour ça qu’il l’aime.
On
dira que le livre échappe à son auteur. C’est vrai. Mais c’est toujours
le cas. Un livre change de signification en fonction
des conditions de sa lecture, et la présence de Pierre Jourde en
face de moi ne pouvait que me rappeler la manière dont la lecture de son
propre Pays perdu sera nécessairement différente
de celle qu’elle a pu être lors de sa parution, j’en avais parlé ici même, rappelez-vous.
Je viens de le terminer. D'une traite. Mon Dieu, quel retard! C'est ce que je j'ai ressenti immédiatement : cette résonance autre du texte de Soucy après avoir lu les autres "réponses". Une fois le livre commencé, on ne peut plus s'arrêter.
RépondreSupprimerC'est vrai : c'est un livre à lire d'une traite.
Supprimer(Ça me fait plaisir de voir qu'il y a des personnes pour retrouver le chemin de ces "vieux" rapatriés.)