mardi 11 août 2009

un symbole patent de l’incorrigible arrogance continentale

Mettre le nez dans le moteur d’une DS – je le sais pour avoir observé l’expression ahurie de nombre de garagistes non-cartésiens à l’ouverture du capot – peut à bon droit être consi­déré comme un choc culturel. Ce fut tout à fait le cas avec Archie qui dans un haut-le-corps s’exclama : « Gosh ! »
Presque aussitôt cependant, le pragmatisme anglais com­mandant impérativement de prendre contact avec les pro­blèmes avant que d’y réfléchir, Archie plongea au plus profond des entrailles du mécanisme, trifouillant avec fébrilité parmi les durites, émettant à intervalles réguliers de petits grognements désapprobateurs ou bien encore des : « What’s that ? » et des « Extraordinary ! ». Enfin, après dix bonnes minutes d’intense activité exaspérée, il me demanda de mettre le contact et d’ac­tionner le démarreur. Après quelques tentatives infructueuses, le moteur fit mine de répondre favorablement pour s’épuiser presque immédiatement en crachouillis pitoyables. Archie releva la tête et, me fixant de derrière le pare-brise avec un air soupçonneux un tantinet agressif, s’écria : « Avez-vous touché l’accélérateur ? » Sur ma réponse négative, il fonça dans le capharnaüm qui lui sert d’atelier dans l’un des coins de la grange et en ressortit avec une espèce de long croc recourbé d’un modèle que je n’avais encore jamais vu jusque-là puis, plon­geant derechef sous le capot, entreprit avec la dernière éner­gie, soufflant comme un bœuf, de tordre quelque élément manifestement rétif du mécanisme. Ayant plus ou moins réussi, du moins à ce qu’il me sembla, il me demanda de remettre le moteur en marche. Celui-ci démarra au quart de tour pour presque aussitôt exploser dans un couac atroce et insolent. Archie hurla : « Crazy french system ! », ajoutant rageusement entre ses dents : « Peuvent-ils faire les choses comme tout le monde ? Le peuvent-ils ? »
J’entrepris alors quelque chose comme une longue justifica­tion emberlificotée concernant la dramatique absence de sim­plicité dont sont affectés la plupart des ingénieurs français, mais Archie, qui était resté à m’écouter dubitativement tout en contemplant dans une sorte de transe de perplexité courroucée l’intérieur du capot, s’immobilisa soudain tel un faucon en plein ciel – et je me souvins à cet instant qu’il avait été un as de la R.A.F. durant la dernière guerre – puis avec une rapidité foudroyante fondit sur un minuscule clapet qu’il entreprit (de toute évidence convaincu d’avoir enfin débusqué le fauteur de troubles) de dessouder avec frénésie. On entendit alors d’étranges bruits de succion et de déglutition assez répugnants émaner du moteur imperturbablement récalcitrant.
Ce fut à ce moment-là qu’Archie, parvenu au comble de l’exaspération, se releva brusquement dans un mouvement de dépit. Or – trois fois hélas ! – Archie avait sous-estimé un dernier aspect de l’incompétence Citroën car il se heurta méchamment le haut du crâne au rebord – un peu bas, il faut bien l’admettre – du capot relevé. Archie, aveuglé à la fois par le sang qui avait jailli de la blessure en maculant ses lunettes et par une rage longtemps contenue, vociféra : « Damned it ! Bloody french mecanic ! » et, se ruant sur le moteur comme pour un assaut décisif des Scot­tish Rangers face à l’ennemi, commença d’arracher furieuse­ment toutes les durites sans plus pouvoir se contrôler, le sang qui dégoulinait se mêlant à l’huile du moteur.
Ce n’est qu’en le prenant à bras-le-corps et en lui dispensant des paroles d’apaisement au creux de l’oreille – abondant dans son sens, l’assurant d’être convaincu, moi aussi, que les ingénieurs français étaient de dangereux pervers dépourvus du moindre sens commun – que je parvins à le dissuader d’empoigner la lourde masse qui reposait à quelques mètres de la voiture et d’anéantir définitivement ce symbole patent de l’incorrigible arrogance continentale.
 
Denis Grozdanovitch, Rêveurs et nageurs, « Un choc culturel », José Corti, 2005, p. 14-16.
 
Ça commence bien, décidément, ces Rêveurs et nageurs, signés par l’auteur lors d’une rencontre il y a quelques mois, dans un gymnase-salon-"du-livre" dont l’atmosphère plutôt étrange pourrait bien lui fournir l’argument d’une de ces fables contemporaines à la 1ère personne dont il a le secret. 



Commentaires

heureuse... merci.
Commentaire n°1 posté par Pascale le 14/08/2009 à 18h19
C'est moi qui te remercie. Tiens, j'en mettrai un autre passage dès que mon cauchemar quotidien m'en laissera le temps.
Commentaire n°2 posté par PhA le 14/08/2009 à 19h14

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