mardi 18 août 2009

demain ce sera pareil

– Regarde un peu comment tu fais le ménage ! Que de poussière, que de saletés ! Là ! Là ! Tu vois ? C’est simple, tu ne fais rien !
– Je ne fais rien ! protesta Zakhar, offensé. J’use mes forces, je m’esquinte chaque jour ! J’époussette, je balaie… presque tous les jours !
Il désigna le plancher, au centre de la pièce, et aussi la table où Oblomov prenait ses repas.
– Là, là, dit-il, là, vous voyez bien ! Tout est balayé, et rangé, comme pour une noce. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
– Et ça ? Et ça ? interrompit Ilia Ilitch en montrant les murs et le plafond. –  Et ça ? Ça ?
Il désignait maintenant l’essuie-main, abandonné depuis la veille, et une assiette oubliée sur la table avec une tranche de pain.
– Bon, je vais la ranger, dit Zakhar, condescen­dant. Et il prit l’assiette.
– Et la poussière sur les murs ? Et les toiles d’arai­gnée ? dit Oblomov, les désignant du doigt.
– Ça, je les nettoierai à la Semaine sainte, j’astique­rai les icônes et j’enlèverai les toiles d’araignée par la même occasion.
– Et les livres, les tableaux ?
– Les livres et les tableaux, à la Noël ; et nous ran­gerons aussi les armoires, Anicia et moi. Et puis quand voudriez-vous qu’on nettoie ? Vous êtes toujours fourré à la maison !
– Non, je vais parfois au théâtre, et en visite. Tu pourrais en profiter…
– Il faudrait peut-être faire le ménage la nuit ?
Oblomov jeta sur Zakhar un regard plein de reproches, hocha la tête, puis soupira. Zakhar jeta un regard indif­férent par la fenêtre et soupira aussi. Sans doute le maître songeait-il : « Toi, vieux, tu es un Oblomov, plus encore que moi-même ! » Et Zakhar se disait presque : « Tu mens ! Tu n’es bon qu’à faire de pauvres discours, mais la poussière et les toiles d’araignée sont les der­niers de tes soucis. »
– Comprendras-tu enfin que la poussière attire les mites ? dit Ilia Ilitch. – Oui, il m’arrive même de voir une punaise se promener sur les murs.
– Chez moi, il y a même des puces ! rétorqua Zakhar avec insouciance.
– C’est vrai ? Quelle saloperie ! dit Oblomov.
Zakhar eut un sourire si large qu’il alla jusqu’à enva­hir ses sourcils, et même ses favoris, qui s’écartèrent quelque peu, tandis qu’une vive rougeur couvrait tout son visage, jusqu’au front.
– Est-ce ma faute s’il y a des punaises dans le monde ? dit-il avec un étonnement candide. Est-ce moi qui les ai inventées ?
– Cela vient de la saleté, dit Oblomov. Pourquoi mens-tu toujours ?
– Ce n’est pas moi qui ai inventé la saleté !
– Tu as des souris chez toi. Je les entends la nuit qui courent.
– Ce n’est pas moi non plus qui ai inventé les sou­ris. Et puis ces créatures-là, que ce soient des souris, des chats ou des punaises, il y en a beaucoup, partout !
– Et comment se fait-il, alors, que chez les autres il n’y ait ni mites ni punaises ?
Une expression d’incrédulité se peignit sur le visage de Zakhar, ou plus précisément la certitude absolue et paisible qu’un tel état de choses n’était pas de ce monde.
– Chez moi, il y a des bestioles de toutes sortes, dit-­il d’un air buté. Et on ne peut pas veiller sur chaque punaise, la poursuivre quand elle s’échappe… Ça n’en finirait plus !
Il semblait se dire à lui-même : « A-t-on jamais vu sommeil sans punaises ? »
– Enlève au moins les saletés dans les coins, balaye un peu, dit Oblomov.
– Si on balaye, il s’en accumulera d’autres, et demain ce sera pareil, dit Zakhar.
– Non, il n’y en aura plus, il ne doit plus y en avoir.
– Il s’en accumulera, je le sais, reprit le valet.
– Eh bien, s’il s’en accumule de nouveau, tu balaye­ras de nouveau.
– Comment ? Nettoyer tous les jours, tous les coins ? demanda Zakhar. Mais ce n’est pas une vie ! J’aimerais encore mieux que Dieu rappelle mon âme !
 
Ivan Gontcharov, Oblomov, Première partie, Chapitre 1
 
Pour un peu on se croirait dans Fin de partie, non ? En tout cas, ce Zakhar, quelle sagesse ! quelle puissance de persuasion ! « Il s’en accumulera, je le sais. » (C’est comme refaire les plafonds, les tapisseries ; à quoi bon ? Dans dix ans tout sera à refaire, et avec dix ans de plus dans les reins. On a beau dire, on est tout de même bien déraisonnable.) 



Commentaires

Ah, ce bon vieil Oblomov. Tu ne me donnes envie de le relire.
Commentaire n°1 posté par Didier da le 18/08/2009 à 23h02
Ah, enfin tu le lis. J'ai adoré ce bouquin!
Commentaire n°2 posté par Pascale le 18/08/2009 à 23h51
Un bonheur !
Commentaire n°3 posté par PhA le 19/08/2009 à 22h03

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