– Regarde un peu comment tu fais le ménage ! Que de poussière, que de saletés ! Là ! Là ! Tu
vois ? C’est simple, tu ne fais rien !
– Je ne fais rien ! protesta Zakhar, offensé. J’use mes forces, je m’esquinte chaque jour !
J’époussette, je balaie… presque tous les jours !
Il désigna le plancher, au centre de la pièce, et aussi la table où Oblomov prenait ses repas.
– Là, là, dit-il, là, vous voyez bien ! Tout est balayé, et rangé, comme pour une noce. Qu’est-ce qu’il vous
faut de plus ?
– Et ça ? Et ça ? interrompit Ilia Ilitch en montrant les murs et le plafond. – Et ça ?
Ça ?
Il désignait maintenant l’essuie-main, abandonné depuis la veille, et une assiette oubliée sur la table avec une
tranche de pain.
– Bon, je vais la ranger, dit Zakhar, condescendant. Et il prit l’assiette.
– Et la poussière sur les murs ? Et les toiles d’araignée ? dit Oblomov, les désignant du
doigt.
– Ça, je les nettoierai à la Semaine sainte, j’astiquerai les icônes et j’enlèverai les toiles d’araignée par la
même occasion.
– Et les livres, les tableaux ?
– Les livres et les tableaux, à la Noël ; et nous rangerons aussi les armoires, Anicia et moi. Et puis quand
voudriez-vous qu’on nettoie ? Vous êtes toujours fourré à la maison !
– Non, je vais parfois au théâtre, et en visite. Tu pourrais en profiter…
– Il faudrait peut-être faire le ménage la nuit ?
Oblomov
jeta sur Zakhar un regard plein de reproches, hocha la tête, puis
soupira. Zakhar jeta un regard indifférent par la fenêtre et soupira
aussi. Sans doute le maître songeait-il : « Toi,
vieux, tu es un Oblomov, plus encore que moi-même ! » Et Zakhar se
disait presque : « Tu mens ! Tu n’es bon qu’à faire de pauvres discours,
mais la poussière et les
toiles d’araignée sont les derniers de tes soucis. »
– Comprendras-tu enfin que la poussière attire les mites ? dit Ilia Ilitch. – Oui, il m’arrive même de voir
une punaise se promener sur les murs.
– Chez moi, il y a même des puces ! rétorqua Zakhar avec insouciance.
– C’est vrai ? Quelle saloperie ! dit Oblomov.
Zakhar eut un sourire si large qu’il alla jusqu’à envahir ses sourcils, et même ses favoris, qui s’écartèrent
quelque peu, tandis qu’une vive rougeur couvrait tout son visage, jusqu’au front.
– Est-ce ma faute s’il y a des punaises dans le monde ? dit-il avec un étonnement candide. Est-ce moi qui les
ai inventées ?
– Cela vient de la saleté, dit Oblomov. Pourquoi mens-tu toujours ?
– Ce n’est pas moi qui ai inventé la saleté !
– Tu as des souris chez toi. Je les entends la nuit qui courent.
– Ce n’est pas moi non plus qui ai inventé les souris. Et puis ces créatures-là, que ce soient des souris, des
chats ou des punaises, il y en a beaucoup, partout !
– Et comment se fait-il, alors, que chez les autres il n’y ait ni mites ni punaises ?
Une expression d’incrédulité se peignit sur le visage de Zakhar, ou plus précisément la certitude absolue et
paisible qu’un tel état de choses n’était pas de ce monde.
– Chez moi, il y a des bestioles de toutes sortes, dit-il d’un air buté. Et on ne peut pas veiller sur chaque
punaise, la poursuivre quand elle s’échappe… Ça n’en finirait plus !
Il semblait se dire à lui-même : « A-t-on jamais vu sommeil sans punaises ? »
– Enlève au moins les saletés dans les coins, balaye un peu, dit Oblomov.
– Si on balaye, il s’en accumulera d’autres, et demain ce sera pareil, dit Zakhar.
– Non, il n’y en aura plus, il ne doit plus y en avoir.
– Il s’en accumulera, je le sais, reprit le valet.
– Eh bien, s’il s’en accumule de nouveau, tu balayeras de nouveau.
– Comment ? Nettoyer tous les jours, tous les coins ? demanda Zakhar. Mais ce n’est pas une vie !
J’aimerais encore mieux que Dieu rappelle mon âme !
Ivan Gontcharov, Oblomov, Première partie, Chapitre 1
Pour un peu on se croirait dans Fin de partie, non ? En tout cas, ce Zakhar, quelle sagesse ! quelle puissance de persuasion ! « Il s’en accumulera, je le
sais. » (C’est comme refaire les plafonds, les
tapisseries ; à quoi bon ? Dans dix ans tout sera à refaire, et
avec dix ans de plus dans les reins. On a beau dire, on est tout de même
bien déraisonnable.)
Commentaires
Ah, ce bon vieil Oblomov. Tu ne me donnes envie de le relire.
Commentaire n°1
posté par
Didier da
le 18/08/2009 à 23h02
Ah, enfin tu le lis. J'ai adoré ce bouquin!
Commentaire n°2
posté par
Pascale
le 18/08/2009 à 23h51
Un bonheur !
Commentaire n°3
posté par
PhA
le 19/08/2009 à 22h03