jeudi 16 mai 2013

suprématie de la statistique


– Messieurs, votre insistance me navre. Que voulez-vous que je vous raconte ? Ma vie, depuis que j’ai fui la Finlande, a suivi un tracé lisse et rectiligne. Toi, Ivar, qui m’a connu au lycée d’Uleaborg. Tu sais que, n’ayant pu résister ni à l’amour de Minna ni aux leçons de son père, le professeur de littérature, je suis parti errer dans tout le Suomen-Maa, depuis Arkhangelsk jusqu’au golfe de Botnie, cette portion de territoire comprise entre 60 et 70 degrés de latitude nord. Rien que des lacs, des marécages et des pierres. Le froid, la faim, les coups de pied. Jusqu’à ce que je me décide à caler mes fesses au chaud, dans les bureaux du service d’inspection du Comptoir du Bois d’Aabo. C’est là que j’ai fait mes premiers pas dans les statistiques, là où je me suis imprégné de la vérité authentique des chiffres et de celle relative du calcul des probabilités. Des années durant, j’ai su quel était le tonnage exact de la consommation mondiale de la pulpe de papier, du goudron, du contreplaqué et de l’aggloméré. Ceux qui n’y ont pas été initiés ignorent la suprématie de la statistique, science mêlant les mathématiques et l’observation du monde réel. L’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. A partir d’inventaires et de colonnes de chiffres, il est possible de décrire et synthétiser l’histoire statistique de l’humanité. Le contreplaqué m’a servi de point d’ancrage. En observant les chiffres de l’exportation du contreplaqué, mul-ti-plis ! Hoerée ! Franziska ! FRANZISKA ! FRAN-ZIS-KA !
Ce fut une véritable déflagration !
Subite et retentissante, l’exaltation d’Op Oloop frappa de stupeur tous les convives. Certains se levèrent. Mais leur hôte, qui s’était immédiatement repris, les invita d’un geste à se rasseoir.
– Excusez ce débordement vraisemblablement inspiré par quelque génie bachique, mentit-il avant de proférer d’une voix radoucie et étouffée : Hoerée ! Franziska ! FRANZISKA ! FRANZISKA ! Evohé ! Io ! Io ! Eleleu !
La stupeur fit place à la consternation. Puis à l’incompréhension. Il avait émis le cri de ralliement des bacchantes en se tapotant les lèvres du bout des doigts. Devant l’urgence de la situation, même Gaston Marietti se leva. Tous avaient remarqué que l’exaspération affichée par Op Oloop au début de son récit s’était peu à peu transformée en orgueil irrévérencieux. Mais comment expliquer ce dérapage inepte ?
 
 
Juan Filloy, Op Oloop, Monsieur Toussaint Louverture, septembre 2011, traduit de l’espagnol (Argentine) par Céleste Desoille, p. 126-127.
 
A partir de quel degré l’abus des statistiques devient-il vraiment nocif à la santé mentale ? Comment expliquer que, ayant quand même vécu 106 ans avec une belle notoriété dans son Argentine natale, Juan Filloy n’ait pas connu le bonheur de voir son inénarrable Op Oloop, initialement publié en 1934, traduit dans notre belle langue ? Et l’amour, dans tout ça ?
(Encore une belle découverte de  Monsieur Toussaint Louverture, à qui l'on doit aussi, plus récemment, celle d' Enig Marcheur.)
http://www.monsieurtoussaintlouverture.net/image/OPOLOOP/Faux%20livre_OpOloop.jpg

Commentaires

Ça met en appétit. 
Commentaire n°1 posté par Didier da le 17/05/2013 à 15h29
Ça tombe bien :  c'est le début du repas.
(Mais oui, c'est assez inouï aussi, ce livre.)
Réponse de PhA le 17/05/2013 à 16h13

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