Ensuite,
j’ai gagné une petite pièce attenante au salon pour fuir le monde et
reprendre mes esprits. Je me suis assis dans un
fauteuil. Des dizaines de mouches mortes aux ailes ajourées
jonchaient le rebord intérieur de la fenêtre. D’autres séchaient,
suspendues dans des toiles d’araignées arrimées aux barreaux du
radiateur. Mais le silence a fait long feu car Lise et Gina – les
vieilles jumelles – sont entrées, suivies d’une femme bossue, telle
qu’on ne laisse plus la nature en produire. Son visage
engoncé, incarné dans une énorme gibbosité qui naissait au niveau de
la taille, lui enveloppait les reins et le dos. De sa posture
affreusement ramassée ne dépassaient que deux minuscules bras de
fourmi. Du fauteuil, je cherchais en vain à distinguer son visage
car il se refusait obstinément, profondément enclos dans la surabondance
de sa bosse. S’agissait-il seulement d’une femme… J’en
doutais, car de là où j’étais ne me parvenait qu’un souffle appuyé
et crépitant, une respiration asexuée, de bête presque, comme d’un
énorme mammifère marin qu’on eût tiré de l’eau et laissé
agonisant sur le rivage. Lise et Gina ont refermé la porte derrière
elles sans me prêter la moindre attention, comme si je n’existais pas,
et se sont mises à parler à la bossue. Et ce qu’elles
disaient, j’avais l’étrange impression d’en avoir entendu des bribes
plus tôt dans la soirée. Les mêmes mots, leurs phrases tournées de la
même façon et qui se recoupaient, se répétant jusque
dans l’intonation. Un drame dont elles avaient été témoins sur leur
lieu de vacances. Peut-être avaient-elles passé la soirée à le raconter,
autant de fois que le mariage comptait d’invités, pour
que la nuit n’en finisse pas, que ne tarisse jamais leur
satisfaction à le jouer et le rejouer, sans relâche, avec la perfection
de comédiennes rompues à l’art du pathos et que toujours
réenchantent les réactions interloquées de leurs auditeurs. Ces
deux-là avaient trouvé dans ce drame prétexte à réinventer leur couple
et leur gémellité, se complétant, s’assurant, s’interrompant
ou se relançant, chacune répercutant l’écho de l’autre pour relever
d’un cran leur chute à bout de lèvres et de cordes vocales.
Romain Verger, Fissions, Le Vampire actif, 2013, p. 96-97.
C’est sans doute le roman le plus narratif de Romain Verger. Mais il ne se contente pas de raconter l’histoire d’une noce
désastreuse, ou monstrueuse ; comme dans Zones sensibles, Grande Ourse et Forêts noires,
c’est au
fond la nature humaine elle-même, notre trop évident lot commun, qui
est remise en question – et cette question nous tord la bouche.
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