D’autres
sites dessinent leurs contours. Ils me hèlent, me tirent par la manche.
Je ne m’y attarde pas. Je les traverse à
grandes enjambées. Parfois j’ai, face à eux, les yeux et la tête
trop fatigués. De brusques bouffées d’angoisse montent. Les mains
deviennent moites. Les jambes sont en coton. Ici, des gens ont
brûlé vif, une nuit d’hiver, dans un immeuble. Là, des flics,
sirènes hurlantes, ont décidé que les feux rouges n’existaient plus pour
eux et ont fauché, emporté, tué deux jeunes qui se
trouvaient (une nuit de la Saint-Sylvestre) sur leur trajectoire.
Ces endroits (où de temps à autre des anonymes viennent déposer des
bouquets de fleurs) sont gravés au centre-ville. Ils pèsent
lourds. Ils s’écartent de ceux, plus légers, plus intimes, qui ont
le pouvoir de réactiver un feu intérieur assez rassurant. Sous les
braises vivent alors des moments brefs et décousus. Tous
confectionnent des attelles capables de tenir une mémoire en
écharpe. Je sais qu’un jour prochain, l’amnésie va gagner et tout
effacer. Il me reste un peu de temps. J’en profite pour fixer la
silhouette robuste de Monsieur Victor que je côtoie, certains soirs,
au comptoir. Ex-cheminot, il est penché au-dessus du pont de la rue de
l’Alma. Il vient là tous les jours. Il scrute les
rails, heureux de partir sans partir, montant à bord d’un train
essoufflé qui le mène sans doute loin en arrière… J’en profite pour
repérer, de nuit, l’ombre effilée de Pierre Bergounioux fumant
une cigarette, debout au milieu de l’avenue Janvier, à peu près
entre la salle de l’Ubu et le lycée Zola, déclarant qu’il s’est arrêté
là où le capitaine Dreyfus avait dû poser ses pieds de
prisonnier quelques décennies plus tôt. Je me dois aussi, hommage au
Café Confort ouvert tous les samedis matins, cinq ans durant,
place de Zagreb, de saluer ici même Lucien Suel en lui
disant que s’il revient poser son ombre sur le lit défait du
ruisseau Le Blosne, je partagerais volontiers une bière thaï, une
fraîche et pétillante Shenga, avec lui au Bangkok, juste en bas de
chez moi.
Jacques Josse, Terminus Rennes, éditions Apogée, 2012, p. 36-38.
Voici que je suis Jacques Josse (rappelez-vous Cloués au port)
à travers une ville que je ne connais pas du tout, je me le dis tout en
lisant,
« c’est vrai, Rennes, je ne connais pas du tout » mais lui oui, ô
combien, la ville lui parle des gens qui ont croisé sa vie et c’est un
peu sa vie qu’il arpente dans la ville à grands
pas ; elle lui parle aussi de littérature, d’auteurs qu’il y a
rencontrés, et que parfois j’ai rencontrés ailleurs, parce que la
littérature aussi est (devient ?) un
village :
Je
saisis leurs silhouettes, leurs zigzags, les musettes qu’ils portent à
l’épaule. Puis je les laisse dériver hors les murs et
je m’en vais rejoindre la barre, le cinquième étage, l’appartement,
l’ordinateur et son écran gris sur lequel je retranscris ces mots, ces
phrases, ces fragments, bercé par le bruit régulier – et
proche – des camions qui roulent d’un bout à l’autre de la nuit sur
la rocade.
Idem, p. 44.
C’est vrai, de Rennes je ne connais que la rocade.
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