A
Paris, elle a toujours vécu chez Mercado, son cousin germain, et
Sultana. Il n’existe d’elle que trois ou quatre photos et
l’on ne sait à peu près rien de sa vie, sauf qu’elle fut veuve très
jeune, resta sans ressources et qu’elle n’a pas eu d’enfants. Les photos
montrent un visage anguleux, ingrat, et des mains
noueuses posées sur une ample jupe noire. En échange du gîte et du
couvert, sans doute se sentait-elle tenue à la plus grande discrétion,
n’intervenant d’aucune manière dans la vie des Cohen.
Lorsque je la rencontrais dans l’appartement de mes grands-parents,
c’était toujours furtivement, presque par effraction, à l’instant où une
porte se refermait. Je ne retrouve bien que le
froissement de ses amples jupes noires dans la pénombre. Plus âgée
qu’elle de cinq ans, ma grand-mère, et depuis longtemps si j’en juge par
les photos familiales, portait des jupes droites à
mi-mollet. Hors ce froufroutement d’un autre âge, il ne reste rien
de Rebecca.
Il
se peut même que la photo reproduite ici ne représente pas Rebecca.
Mercado avait une sœur, Suzanne. Veuve très jeune
elle aussi, elle habita, comme Rebecca, chez son frère et sa
belle-sœur. Dans leur correspondance, les frères Cohen l’évoquent sous
l’appellation de « la chère tante ». Suzanne est
morte peu avant la guerre. Mes souvenirs ne remontent pas jusque-là.
Le froufroutement dans la pénombre est donc bien celui des jupes de
Rebecca. Cependant, la photo reproduite ici a beaucoup de
chances d’être celle de Suzanne.
Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, Faits, Gallimard, collection L’un et l’autre,
2013, p. 133-134.
C’est un extrait du dernier livre paru de Marcel Cohen, qui évoque la mémoire de ses disparus, raflés comme on sait, et dont
précisément il ne parle pas d’habitude, ou alors en creux, dans les autres livres que j’ai lus de lui (le
grand Paon-de-nuit, Faits II, Faits III suite et fin).
Ce sont sa mère, son père, ses grands-parents, ses oncles et cette
cousine
germaine de son grand-père qui fit comme lui partie du Convoi n° 59
du 2 septembre 1943 et que j’ai choisie parce qu’il ne reste d’elle,
outre une photo douteuse, qu’un froufroutement de jupe
noire dans une mémoire d’enfant et ces deux pages d’un de nos plus
beaux écrivains.
Commentaires
Superbe extrait, d'une sobriété émouvante et qui va droit au coeur.
Commentaire n°1
posté par
Michèle
le 21/05/2013 à 22h20
Oui, c'est terrible. Marcel Cohen mérite vraiment la lecture, du
coup j'ai posté une note que j'avais rédigée un peu après la parution de
Faits II.
Réponse de
PhA
le 22/05/2013 à 18h34
Un mois plus tard : j'ai lu le livre. Beau, émouvant et pur. J'ai donc acheté "Faits II"
Commentaire n°2
posté par
Michèle
le 27/06/2013 à 00h07
Je crois bien que Faits II reste mon préféré - même si tout est beau chez Marcel Cohen.
Réponse de
PhA
le 27/06/2013 à 19h25