mardi 21 mai 2013

quelles traces sur la scène intérieure


A Paris, elle a toujours vécu chez Mercado, son cousin germain, et Sultana. Il n’existe d’elle que trois ou quatre photos et l’on ne sait à peu près rien de sa vie, sauf qu’elle fut veuve très jeune, resta sans ressources et qu’elle n’a pas eu d’enfants. Les photos montrent un visage anguleux, ingrat, et des mains noueuses posées sur une ample jupe noire. En échange du gîte et du couvert, sans doute se sentait-elle tenue à la plus grande discrétion, n’intervenant d’aucune manière dans la vie des Cohen. Lorsque je la rencontrais dans l’appartement de mes grands-parents, c’était toujours furtivement, presque par effraction, à l’instant où une porte se refermait. Je ne retrouve bien que le froissement de ses amples jupes noires dans la pénombre. Plus âgée qu’elle de cinq ans, ma grand-mère, et depuis longtemps si j’en juge par les photos familiales, portait des jupes droites à mi-mollet. Hors ce froufroutement d’un autre âge, il ne reste rien de Rebecca.
Il se peut même que la photo reproduite ici  ne représente pas Rebecca. Mercado avait une sœur, Suzanne. Veuve très jeune elle aussi, elle habita, comme Rebecca, chez son frère et sa belle-sœur. Dans leur correspondance, les frères Cohen l’évoquent sous l’appellation de « la chère tante ». Suzanne est morte peu avant la guerre. Mes souvenirs ne remontent pas jusque-là. Le froufroutement dans la pénombre est donc bien celui des jupes de Rebecca. Cependant, la photo reproduite ici a beaucoup de chances d’être celle de Suzanne.
 
Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, Faits, Gallimard, collection L’un et l’autre, 2013, p. 133-134.
 
C’est un extrait du dernier livre paru de Marcel Cohen, qui évoque la mémoire de ses disparus, raflés comme on sait, et dont précisément il ne parle pas d’habitude, ou alors en creux, dans les autres livres que j’ai lus de lui (le grand Paon-de-nuit, Faits II, Faits III suite et fin). Ce sont sa mère, son père, ses grands-parents, ses oncles et cette cousine germaine de son grand-père qui fit comme lui partie du Convoi n° 59 du 2 septembre 1943 et que j’ai choisie parce qu’il ne reste d’elle, outre une photo douteuse, qu’un froufroutement de jupe noire dans une mémoire d’enfant et ces deux pages d’un de nos plus beaux écrivains.
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Commentaires

Superbe extrait, d'une sobriété émouvante et qui va droit au coeur.
Commentaire n°1 posté par Michèle le 21/05/2013 à 22h20
Oui, c'est terrible. Marcel Cohen mérite vraiment la lecture, du coup j'ai posté une note que j'avais rédigée un peu après la parution de Faits II.
Réponse de PhA le 22/05/2013 à 18h34
Un mois plus tard : j'ai lu le livre. Beau, émouvant et pur. J'ai donc acheté "Faits II"
Commentaire n°2 posté par Michèle le 27/06/2013 à 00h07
Je crois bien que Faits II reste mon préféré - même si tout est beau chez Marcel Cohen.
Réponse de PhA le 27/06/2013 à 19h25

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