lundi 18 mars 2013

Mon jeune grand-père (5)

 
Le 3 août 1916. Mon cher Papa,
Celle-ci est particulièrement pâle et difficile à lire.

Visiblement j’ai pris le paquet à l’envers. C’est peut-être idiot.
J’ai reçu avant-hier ta carte du 23 et hier la lettre de maman du 21 et tes cartes des 24 et 25.
Ce temps de séparation et de privation de liberté : il réduit ce qu’il y a dire à presque rien et en même temps impose qu’on en dise le plus possible. Alors on parle essentiellement des lettres ou des cartes qu’on a reçues ou écrites et très peu de ce qu’elles disaient puisque de toutes façons n’ayant que très peu à dire elles ne faisaient sans doute que parler d’autres cartes ou lettres qui n’en disaient pas davantage. L’essentiel n’est pas ce qu’on dit mais bien de dire : dire c’est dire je suis là, je suis encore là. Je n’ai rien d’autre à dire mais si je ne le dis pas c’est comme si j’étais mort.
Le paquet de cartes et de lettres que j’ai à côté de moi sur la table de l’ordinateur il y en a combien ? Peut-être une centaine ? Plus ?
J’ai été heureux aussi de recevoir hier des nouvelles de mon oncle Eugène et de ma tante Jeanne ainsi que j’ai vraiment du mal à lire la suite. La phrase se termine par un nom propre qui ne me dit rien : Ducrot. Ils sont toujours en bonne santé et embrassent bien fort les chers petits. Ils espèrent qu’ils vont en classe et travaillent bien.
Je ne sais pas, je ne sais rien.
Le temps n’est pas trop mauvais ici non plus, il fait beau mais il y a souvent des orages. Je suis content de constater que Louis se civilise.
Ah ! Là pour une fois je sais. Louis, c’est le frère de mon grand-père, son frère aîné. Je m’en souviens très vaguement, ou plutôt je me souviens d’un film où je cours après les poules dans sa ferme. Louis ne s’était pas tellement civilisé, finalement. Il faut préciser – mais on l’aura peut-être deviné – que Louis, et Edmond, et Geneviève, ils ne sont pas du tout nés à la ferme ; leur père était officier supérieur.
Je suis heureux d’apprendre que Louise est reçue au brevet (?) (?)mes félicitations.
La suite est vraiment trop pâle. C’est quasi illisible.
… Je crois vous avoir déjà dit que nos lettres restaient dix jours à la censure avant de partir, il est donc impossible qu’elles arrivent en huit jours. Je crois pourtant que cette mesure est générale dans tous les camps. Depuis le 23 juillet, date où j’ai reçu mon premier envoi de pain, je n’en ai plus reçu, je ne comprends pas comment ça se fait que je n’en reçoive pas ; en général les (?) reçoivent assez régulièrement les envois, toutefois Daussy qui en reçoit du même endroit que moi n’en a pas reçu non plus. Dans la chambre il y a un camarade qui en reçoit
Cette carte est vraiment difficile à déchiffrer. Le carton en est plus foncé, comme s’il avait pris la lumière ; ça n’arrange rien.
Le mot "envoi" revient plusieurs fois, au lieu du mot "colis". "Envoi" c’est plus général.
J’ai l’impression que le rien est aussi pour quelque chose dans ce changement de mot. Dans ce rien (ce rien à dire en tout cas) où le non rien est constitué par la relation matérielle (colis) et verbale (cartes et lettres) avec le reste du monde, il devient légitime de distinguer la relation elle-même – l’envoi – de la chose envoyée : colis ou carte. Le colis de pain ne vaut pas seulement comme simple colis de pain, il vaut aussi en ce qu’il est un envoi : la marque que le monde extérieur existe encore.
Qu’est-ce qu’il ne faut pas que j’aille chercher dans ce rien à dire.

Dans la suite je n’arrive à lire qu’un mot de temps en temps, sauf ceci :
Voici l'adresse. Ecris au bureau de Vevey, rue de Simplon.
Vevey en Suisse ?

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