Ton père ne sait pas garder la distance, Emmett Till en est mort, tu te promets de la garder toujours.
Tu
as treize ans, et un matin ton père n’a pas bu la veille, et tu mesures
1,80 m et tu es beaucoup plus grand que les garçons
de ton âge et quand tu déplies l’avant-bras tu peux leur toucher
cordialement l’épaule dans un geste de franche camaraderie, sans que
leur avant-bras beaucoup plus court que le tien puisse en
faire autant.
Tu peux être amical avec les morts et les vivants, sans qu’on le soit trop avec toi.
Tu as treize ans, et un matin tu abandonnes ton père sur le banc sous le tilleul, tu cours jusqu’à trouver ton corps, tu passes
promesse auprès d’un assassiné.
Tu accomplis la parole que Dieu a prononcée.
Plus
tard, quand tu jacteras dans les rues comme un Blanc, comme ton père,
tu inventeras une histoire de vélo volé et de voleur
que tu voulais casser en deux et d’un vieux flic retraité qui voulut
bien t’apprendre comment hacher les voleurs de vélo, et tout le monde
répètera bravement cette histoire à ta suite, et les
biographes aussi, sans desserrer les dents, comme de bons petits
soldats obéissants. C’est que plus tard, bientôt, tu ne pourras pas
t’empêcher de jeter des histoires dans le monde, des milliers
d’histoires, partout, sans cesse, et le crash punitif et divin se
rapprochera de toi, inexorablement. Mais il faut vraiment ne jamais
avoir couru, n’avoir jamais extrait son vrai corps au soleil,
pour imaginer que Cassius avait besoin d’un voleur de vélo pour
commencer la boxe, vraiment jamais.
Tu as treize ans, tu pèses 75 kg.
Tu ne parles pas ou presque ou seulement à un enfant assassiné.
Tu laisses ton père sur le banc, tu vas courir jusqu’au fleuve, tu trouves ton corps au bout de ton souffle, tu commences la
boxe et tout de suite : tu fais l’émerveillement de ton entraîneur.
Ton père ne sait pas garder la distance et s’endort sur un banc public, Emmett non plus qui en meurt mais toi, tu sais
d’instinct ne pas laisser ton adversaire s’approcher, tu sais tourner autour de lui, tu sais glisser sur la sciure du ring.
Alban Lefranc, Le ring invisible, Verticales, 2013, p. 72-73.
Alban Lefranc est aède. Ses livres chantent les héros d’un autrefois récent mais déjà mythique, avec peut-être une préférence
pour ceux dont le destin a fourché, ou encore comme ici en arrêtant son récit au seuil de l’histoire déjà écrite, avant que le
héros se fasse un nom – au sens propre : Mohamed Ali.. Dans l’Iliade aussi l’entrée d’Achille sur le ring est retardée. Alors pas étonnant qu’Alban Lefranc ne veuille pas, à
l’origine de la légende, d’une bête histoire de voleur de vélo ; pas étonnant qu’il lui préfère, longuement, celle d’Emmett Till
– on
en frémit encore. Emmett Till qui ne savait pas garder la distance
(la distance entre les races au début des années 60), qui en perd la vie
et le visage ; faute cet art de garder la bonne
distance sur le ring qui fera la gloire d’Ali – un art de la bonne
distance qui est sans doute aussi celui de l’auteur à son sujet et à son
personnage.
Merci.