Anton identifia le véhicule en un éclair et fut aussitôt rassuré. Les chasseurs ont rarement des cabriolets rouges. A cette
époque de champignons tardifs et de rendez-vous naturistes, il craignait peu une chose de ce côté-là. L’Elégante
frôla le cabriolet qui lui retourna une partie des sons habituellement
perdus derrière elle. Le jour n’en unissait plus de se lever et si
les phares étaient encore nécessaires, les bas-côtés se libéraient déjà
du voile noir pour un autre plus pâle au milieu duquel
Anton aperçut nettement le corps d’une femme.
Le corps d’une femme.
Un corps pendu à la verticale d’une corde elle-même probablement nouée à la branche d'un arbre.
Une
robe longue verte ou bleue en berne jusqu’aux talons pointus d’une
paire de bottines qui lui semblèrent phosphorescentes.
Les quelques secondes nécessaires pour que l’image traverse la
visière et s’imprime dans son crâne lui avaient déjà fait parcourir
plusieurs centaines de mètres lorsqu’il appuya fermement sur les
deux freins distincts, sans toutefois perdre ni l’avant ni
l’arrière,
la main et le pied ensemble
mais sans trop forcer non plus
pour ne pas bloquer les roues
sur l’humidité grasse
du revêtement.
Durant la décélération les éléments s’agrégèrent de nouveau et reformèrent patiemment l’Univers. Il débraya et rétrograda
progressivement jusqu’à s’arrêter dans un dernier vrombissement. Une sorte de piaffement animal dont l’Elégante était friande lorsqu’on lui tirait aussi brusquement le mors jusqu’à lui
scier le coin des lèvres.
Jusqu’aux
borborygmes et rien de plus. Rien de plus. Dans le rétroviseur la route
était déserte. L’obscurité lui parut plus
dense que lorsqu’il roulait. Les sapins résistent toujours à
l’hiver. Malgré la longue ligne droite il ne voyait déjà plus le
cabriolet resté loin derrière lui. Son cœur battait aussi vite
qu’après la menace d'un accident. Il tenta de reconstruire l’image
du corps entraperçu. Une robe. Une femme.
Un mort, martela-t-il. Un pendu !
L'image
devint plus floue et il douta d’avoir réellement vu une robe et des
chaussures à talons hauts. Il se demanda s’il devait
rebrousser chemin ou bien continuer et mettre la poignée dans le
coin pour éviter les commentaires de Mme Edwards, qui se moquerait du
pendu comme de son incapacité à le lui décrire.
Sylvain Coher, Carénage, Actes Sud, 2011, p. 79-80.
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