J’ai réussi un soir à retourner au cours de physiologie auquel je m’étais inscrite. Pourquoi ne pas continuer. Pourquoi ne pas.
(…)
La
salle tangue au rythme des mots qui sortent de sa bouche, les systèmes
les plus simples sont des neurones sensoriels dont les
dendrites servent de récepteurs, les sièges en bois avec tablette
intégrée vacillent lentement sur leurs pieds et je devine également
osciller, posée sur son long cou, la tête de la personne
assise en contrebas, les rangs de sièges se répartissant en gradins
pour que chacun puisse bien voir et entendre la femme en tailleur bleu
marine qui poursuit sa litanie, le cristallin et la
cornue aident à focaliser la lumière sur les photorécepteurs, sans
s’apercevoir que tout tourne, tout est en train de tourner, les
fauteuils et les arbres, les corps et les têtes, la cochlée
contient seize mille récepteurs sensoriels et plus d’un million
d’éléments associés, les lustres au bout de leur fil se balancent en une
danse hypnotique dont le mouvement s’accentue
imperceptiblement, de droite et de gauche, les axones des récepteurs
simples et complexes peuvent être myélinisés, à présent déjà les
lustres s’entrechoquent en émettant des sons de cloche et la
tête de mon voisin vient heurter la mienne tandis que les corps se
mettent à chavirer, la femme en tailleur bleu poursuit son discours dans
la tempête, capitaine impassible qui n’interrompt pas
la musique lorsque le bateau coule, les récepteurs somatosensoriels
de la sensibilité somatique sont formés d’un neurone dont l’extrémité
est libre, mes mains s’accrochent aux rebords du siège,
mes doigts se crispent, à présent mon voisin de gauche puis celui de
droite s’accrochent à moi, me soulèvent, me traînent dans l’allée,
l’information auditive est une exception à la règle de la
localisation, m’allongent sur le sol tandis que tout tourne encore
et tangue de droite et de gauche, la voix de la femme en tailleur
demande que se passe-t-il, cette jeune femme se sent mal, et
sa voix a la même forme et le même ton et soudain elle se tait
tandis que la salle émet à son tour un son diffus, tapotez-lui tes
joues, déboutonnez son chemisier, ils vont arriver, peut-on
ouvrir une fenêtre, est-elle diabétique, porte-t-elle des lentilles
de contact, surtout ne la touchez plus, ils arrivent, le visage de la
femme en tailleur à présent au-dessus du mien, son visage
trop près du mien dont la bouche demande mademoiselle vous
m’entendez, ses cheveux qui se balancent et glissent sur son front de
droite et de gauche, touchant mes joues, ils sont doux et
mouillés, c’est l’eau salée déjà qui monte, comme des algues ils
s’enroulent autour de mon cou et j’essaye de crier sans y parvenir, la
barque de Charon qui tangue de droite et de gauche nous
emporte tous et chacun tandis que ma voix s’est perdue, je ne peux
prévenir, je ne peux qu’acquiescer, j’entends votre voix et celle de
tous les autres, j’essaye d’incliner la tête pour dire oui
et non à la fois mais au fond chacun sait, tout au fond, de quoi il
retourne. Quelqu’un prend mon pouls. Quelqu’un écarte mes paupières.
Quelqu’un regarde à l’intérieur de mes yeux avec une lampe
de poche. La sécrétion des larmes est stimulée par les neurones
parasympathiques du nerf crânien VII. Quelqu’un dit : Vous avez fait un
malaise, mademoiselle. Me relevant sur les coudes au
milieu d’un cercle de visages aux yeux ronds, je demande : Avez-vous
vu les asphodèles ?
Lise Benincá, Les
oiseaux de paradis, Joelle Losfeld, 2011, p. 76 à 79.
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