mercredi 21 septembre 2011

Avez-vous vu les asphodèles ?


J’ai réussi un soir à retourner au cours de physiologie auquel je m’étais inscrite. Pourquoi ne pas continuer. Pourquoi ne pas. (…)
La salle tangue au rythme des mots qui sortent de sa bouche, les systèmes les plus simples sont des neurones sensoriels dont les dendrites servent de récepteurs, les sièges en bois avec tablette intégrée vacillent lentement sur leurs pieds et je devine également osciller, posée sur son long cou, la tête de la personne assise en contrebas, les rangs de sièges se répartissant en gradins pour que chacun puisse bien voir et entendre la femme en tailleur bleu marine qui poursuit sa litanie, le cristallin et la cornue aident à focaliser la lumière sur les photorécepteurs, sans s’apercevoir que tout tourne, tout est en train de tourner, les fauteuils et les arbres, les corps et les têtes, la cochlée contient seize mille récepteurs sensoriels et plus d’un million d’éléments associés, les lustres au bout de leur fil se balancent en une danse hypnotique dont le mouvement s’accentue imperceptiblement, de droite et de gauche, les axones des récepteurs simples et complexes peuvent être myélinisés, à présent déjà les lustres s’entrechoquent en émettant des sons de cloche et la tête de mon voisin vient heurter la mienne tandis que les corps se mettent à chavirer, la femme en tailleur bleu poursuit son discours dans la tempête, capitaine impassible qui n’interrompt pas la musique lorsque le bateau coule, les récepteurs somatosensoriels de la sensibilité somatique sont formés d’un neurone dont l’extrémité est libre, mes mains s’accrochent aux rebords du siège, mes doigts se crispent, à présent mon voisin de gauche puis celui de droite s’accrochent à moi, me soulèvent, me traînent dans l’allée, l’information auditive est une exception à la règle de la localisation, m’allongent sur le sol tandis que tout tourne encore et tangue de droite et de gauche, la voix de la femme en tailleur demande que se passe-t-il, cette jeune femme se sent mal, et sa voix a la même forme et le même ton et soudain elle se tait tandis que la salle émet à son tour un son diffus, tapotez-lui tes joues, déboutonnez son chemisier, ils vont arriver, peut-on ouvrir une fenêtre, est-elle diabétique, porte-t-elle des lentilles de contact, surtout ne la touchez plus, ils arrivent, le visage de la femme en tailleur à présent au-dessus du mien, son visage trop près du mien dont la bouche demande mademoiselle vous m’entendez, ses cheveux qui se balancent et glissent sur son front de droite et de gauche, touchant mes joues, ils sont doux et mouillés, c’est l’eau salée déjà qui monte, comme des algues ils s’enroulent autour de mon cou et j’essaye de crier sans y parvenir, la barque de Charon qui tangue de droite et de gauche nous emporte tous et chacun tandis que ma voix s’est perdue, je ne peux prévenir, je ne peux qu’acquiescer, j’entends votre voix et celle de tous les autres, j’essaye d’incliner la tête pour dire oui et non à la fois mais au fond chacun sait, tout au fond, de quoi il retourne. Quelqu’un prend mon pouls. Quelqu’un écarte mes paupières. Quelqu’un regarde à l’intérieur de mes yeux avec une lampe de poche. La sécrétion des larmes est stimulée par les neurones parasympathiques du nerf crânien VII. Quelqu’un dit : Vous avez fait un malaise, mademoiselle. Me relevant sur les coudes au milieu d’un cercle de visages aux yeux ronds, je demande : Avez-vous vu les asphodèles ?
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Lise Benincá, Les oiseaux de paradis, Joelle Losfeld, 2011, p. 76 à 79.
 
La mort, encore. Encore dans mes lectures récentes, encore dans l’écriture de Lise Benincá, pour ceux qui se souviennent de Balayer fermer partir. La mort n’empêche qu’on aime ces mots-là.

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