jeudi 11 décembre 2008

Seuls ceux que j’aime, écoutez !

Seuls ceux que j’aime, écoutez !
– Comme il n’obtenait aucune réponse, Monge reprit sa respiration et s’immobilisa une seconde, et il répéta :
– Seuls ceux que j'aime, seuls ceux que j’aime, écoutez !
La phrase se perdit. De nouveau elle s’effilocha et disparut dans le noir du tunnel. La nuit absorbait tout. Il faisait chaud, on étouffait, on luttait contre la peur. Pour ne pas avoir l’impression d’être mort, Monge lançait devant lui la formule rituelle, comme là-bas on lui avait conseillé de le faire le plus souvent possible. Son cri ressemblait au mugissement qu’on émet à la fin d’un rêve, quand le visage appelle au secours pour que les yeux s’ouvrent ; quand le corps se débat pour basculer vers un autre monde. Vous avez déjà vécu ça, vous aussi, sans doute. Non ?...
En tout cas, c’était une plainte repoussante. À quoi bon s’époumoner ainsi, hideusement, pensa Monge. À quoi bon mugir. Il avait conscience de ne pas dormir et il savait que, dans son cas, cligner les paupières ne suffirait pas pour qu’il change de monde. Entre ses cils encrassés il voyait seulement des ténèbres, des ténèbres sans nuance aucune. Il avala une bouffée d’air. Il n’en ressentait pas le besoin, mais là-bas on lui avait expliqué que c’était nécessaire s’il voulait ensuite exprimer quelque chose avec de la voix. Gonfler les bronches, pensa-t-il. Prononcer la formule, l’invocation fraternelle. Se rappeler ceux de là-bas, ceux des monastères et des prisons, ceux du fond. Se raccrocher chamaniquement à cela pour persister.
Et pourquoi est-ce que tu beugles, Monge, hein ? se mit-il à réfléchir. Pas la peine de gaspiller ton souffle. Un marmonnement devrait suffire.
– Écoutez, marmonna-t-il. Seuls ceux que j’aime, écoutez !
Il continuait à remuer les jambes. Autre recom­mandation qu’il suivait à la lettre, les moines avaient beaucoup insisté là-dessus. Ne se figer dans le noir sous aucun prétexte. N’avancer qu’en remuant les membres.
Par moments, il devinait contre lui un deuxième corps qui pareillement marchait et haletait. Un deuxième corps !… Le corps le frôlait sans rien dire ou même se cognait à lui, se rattrapait à son épaule, se suspendait à lui sur quelques mètres puis s’écartait. Entre eux la distance n’était jamais bien grande.
– C’est toi ? chuchota Monge.
 
 
Avec les moines-soldats, Lutz Bassmann, Verdier.
 
Ces lignes sont les premières d’Un univers prolétarien de secours, clef d’entrevoûtes d’Avec les moines-soldats. (Que ceux qui ne savent pas encore ce que sont des entrevoûtes lisent sans tarder Nos animaux préférés, que signait Antoine Volodine.) Une voix venue de nulle part (un nulle part carcéral, cependant), d’on ne sait quand (mais près de la fin), d’on ne sait qui (Bassmann, Volodine, les noms se superposent dans le doute). Pour celui qui aime doute et déroute, forcément, cette voix de nulle part parle avec force, crie ces mots mystérieux – qui décidément résonnent mieux dans le silence – requis d’ailleurs après le texte.
Un mot de remerciement toutefois aux Lignes de fuite, ça devient un rite, et bien sûr au Journal LittéRéticulaire, une mine en matière de post-exotisme.
A écouter aussi sur Paludes, une présentation très détaillée des différentes entrevoûtes qui constituent Avec les moines-soldats.

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