(…)
Il m’est apparu une fois, dans un rêve qui n’en était pas un. Dix ans
après sa mort. Tout me disait que c’était lui
mais son visage avait beaucoup changé, était presque celui d’un
homme plus jeune, d’une quarantaine d’années peut-être. Comme si une
fois mort il avait continué seul, sans spectateurs, à
s’affranchir de tout, débridé, complètement.
Une
anecdote me revint quelques jours plus tard en repensant à ce visage.
Lorsqu’en 1840 une mission française partit
pour Sainte-Hélène déterrer le cercueil de Napoléon, dont
Louis-Philippe avait autorisé le retour, c’est Bonaparte que les
Français découvrirent dans le cercueil : le visage avait perdu tout
l’embonpoint de Napoléon, le nez, les pommettes étaient de nouveau
saillants, et les joues creuses. Et il avait le teint cireux des années
de vaches maigres.
Ce qui parvenait d’outre-tombe ce n’était pas un crâne, aucun memento
mori. C’était l’image d’une jeunesse échevelée, exhumée sous
les traits lourds et flasques du grand âge. La mort travaillait en
silence, dans le noir, à faire resurgir cette jeunesse. Non
pas les traits de l’aventurier, ou du criminel, figés par les
hommages, mais ceux de l’aventure, du mouvement, de la mort œuvrant
contre elle-même, à sa propre mise en déroute. Que l’on
représente toujours narquoise, mauvaise, armée. Qu’il faut imaginer
hébétée, possédée, amoureuse (je l’ai eue), enrhumée (jeu de jambes,
dribble, je passe, elle n’a rien vu). Si bien qu’il me
murmurait presque : « Souviens-toi que tu ne vas pas mourir. »
Arno Bertina, Ma solitude s’appelle Brando, Verticales, 2008, p.
82-83.
J’ai
toujours eu un faible pour les récits hypothétiques – un faible qu’à
l’inverse on peut appeler réticence à l’égard du récit tout
court, celui qui trop souvent pose les faits, indiscutables ; celui
où il n’y a plus de jeu
(au sens où l’on dira d’un meuble Ikéa mal monté
qu’« il y a du jeu »). Et un penchant aussi pour les textes qui
créent les genres dans lesquels ils s’inscrivent. « Hypothèse
biographique », annonce Arno Bertina. C’est cette
incertitude assumée, peut-être, qui me touche. Ou l’impression que
ce texte dessine ce qu’il raconte, dessine comme à distance, à mes yeux.
(Impossible de ne pas voir en lisant une silhouette haute et mince – qu’à l’occasion j’emprunte à Loustal –, croquée d’un trait forcément lacunaire : celle d’« une jeunesse
échevelée, exhumée sous
les traits lourds et flasques du grand âge » – même si l’aïeul du
narrateur, lui, au contraire de Bonaparte, ne fera dans son grand âge
que gagner en légèreté.) Pas gagné d’avance, pourtant, pour un sujet qu’on pourrait qualifier de privé, puisque familial.
Ce qu’il y a de bien,
à écrire en retard, c’est qu’on n’a pas à se donner le mal de présenter le texte : d’autres s’en sont chargés ; notamment Claro (« amicalement », et en effet pourquoi pas ?), Didier da Silva, Marc
Pautrel ; Guénaël Boutouillet sur Remue.net. Et un autre extrait encore sur les Lignes de fuite.
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