Après
l’une de ces innombrables zones d’ombre – et pourtant je les sonde,
vous pouvez me croire, je les sonde avec une
opiniâtreté désespérée – après l’une de ces innombrables zones
d’ombre – et déjà je peux me féliciter de pouvoir dire « après », un
« après » certes plus probable que certain,
mais tout de même probable – après l’une de ces innombrables zones
d’ombre, me voici arrivé chez mes parents, à surveiller les voitures qui
se garent dans l’allée devant la maison.
Ma
présence n’est pas inutile : en voilà une qui arrive à toute vitesse
(alors qu’elle est étroite, cette allée
gravillonnée), qui arrive beaucoup trop vite, jamais elle ne va
pouvoir s’arrêter à temps ; et voilà ! je l’avais dit, elle est à moitié
passée par-dessus le premier rocher de la
rocaille, quelle sauvage ! elle va saccager tout le jardin !
Je
commence à faire connaître mon mécontentement – la colère, chez moi,
monte facilement et prend des formes
classiques : j’élève le ton ; disons-le carrément : je crie. Mais
voici qu'une seconde voiture s’est déjà garée juste derrière la première
(c’est vrai que l’allée est courte, les
voitures auront du mal à s’y garer toutes), et la vitre arrière de
cette deuxième voiture se baisse en réponse à mes cris. Patrick Dupond,
simple passager, passe la tête par l’ouverture et me
regarde, visiblement affecté par mon agressivité, presque prêt à y
répondre. J’ignorais sa présence. Je me raisonne, je me calme.
Il
vaut mieux en effet aller constater les dégâts. De près, j’observe que
la première voiture qui, soulevée par le
rocher, pointe l’avant vers le ciel, est en réalité d’une légèreté
surprenante. A y regarder de plus près, c’est à peine une voiture : elle
ne semble même pas entière. C’est un fragment
clair irrégulièrement fuselé, que l’on peut facilement transporter.
En effet il s’emmanche sans peine à mon épaule, et son poids m’apparaît
quasi dérisoire. Je tiens d’ailleurs à en faire la
démonstration, je m’en vais comme cela en compagnie, jusque dans les
grandes surfaces, avec à mon bras droit cet éclat clair, presque aussi
long que mon corps entier, tendu vers le
ciel.
Coïncidence : c'est mon Liquide, que j'ai vu par hasard hier déjà référencé sur Amazon, l'Arbre à lettres et ailleurs, sans couv ni 4e - forcément. Un début d'existence officielle, ça fait plaisir comme un ventre qui s'arrondit (sauf quand c'est le mien).
Pour ces choses que je suis Seul à voir, elles sont encore loin de la mise en forme définitive - et les mettre ici, justement, c'est les voir autrement, ça me donne à penser.
C'est aussi une manière de montrer autre chose que ce qui a été publié, ce qui affleure à la surface - c'est, disons, mon écriture sous-marine.
En tout cas il faut garder ce titre, Seul à voir, il est très beau.