invisible
Le
deuil des Héliades
n’est pas moins grand et elles offrent à la mort, vains présents,
leurs larmes ; la poitrine déchirée par leurs propres mains, nuit et
jour elles appellent Phaéton, qui n’entendra pas leurs
pitoyables plaintes ; elles se couchent sur son tombeau. La Lune
avait quatre fois, rejoignant les pointes de son croissant, complété son
disque ; elles s’étaient suivant leur habitude
– car l’habitude était née de la répétition – épanchées en
lamentations. L’une d’elles, Phaétusa, l’aînée des sœurs, voulant se
prosterner à terre, se plaignit de sentir ses pieds raidis. En
essayant de la rejoindre, la blanche Lampétié fut retenue au sol par
une racine soudainement poussée. Comme la troisième s’apprêtait à
s’arracher les cheveux, il lui resta dans les mains des
feuilles. L’une sent ses jambes retenues par un tronc, l’autre ses
bras se muer douloureusement en longues branches. Et, toutes surprises
encore de ce prodige, voici que l’écorce entoure leurs
flancs et graduellement leur enveloppe le ventre, la poitrine, les
épaules, les mains ; seule leur restait libre la bouche pour appeler
leur mère. Que pouvait faire la mère, sinon, suivant
l’élan qui l’emporte, d’aller de l’une à l’autre, et, pendant qu’il
en est temps encore, d’échanger avec elles des baisers ? Ils ne lui
suffisent pas : elle tente d’arracher aux troncs
leurs corps et de ses mains brise les tendres rameaux. Mais il en
coule, comme d’une blessure, des gouttes de sang. « Pitié, ma mère, je
t’en supplie », s’écrient-elles, à mesure
qu’elle les blesse. « Pitié, je t’en supplie ! C’est notre corps
qui, avec l’arbre, est déchiré. Et maintenant, adieu ! » L’écorce vient
étouffer leurs dernières paroles. Il
en coule des pleurs et, goutte à goutte, au soleil se solidifie
l’ambre, né des rameaux nouveaux. Le fleuve transparent le recueille et
l’emporte aux femmes latines qui s’en pareront.
Ovide, Métamorphoses, Livre deuxième.
Parce qu’en récoltant innocemment quelques-uns de mes petits arbres là où ils poussent pour les mettre là où je les souhaite, je tombe sur l’histoire d’un homme véritable en train de disparaître sous une maladie rare qui, à nos pauvres yeux,
lui donne l’apparence d’un arbre. J’imagine qu’il a le choix entre le
rôle du monstre de foire et celui du cas clinique
d’exception. Réduction de la personne à une fonction. Même les
maladies invisibles arrivent à avoir cet effet : c’est la personne qui
devient invisible. Même les moindres différences. Ou
simplement le métier qu’on exerce. Ou une chose qu’on a faite, dite –
devenue caractéristique. On s’efface derrière, on est effacé. Il n’y a
personne.
C'est l'invisibilité spectaculaire de ce pêcheur indonésien (à laquelle je n'ai pas voulu rajouter - d'où l'absence de lien)qui m'a rappelé l'invisibilité générale (quand même beaucoup moins tragique).