lundi 22 décembre 2008

invisible


invisible


Le deuil des Héliades n’est pas moins grand et elles offrent à la mort, vains présents, leurs larmes ; la poitrine déchirée par leurs propres mains, nuit et jour elles appellent Phaéton, qui n’entendra pas leurs pitoyables plaintes ; elles se couchent sur son tombeau. La Lune avait quatre fois, rejoignant les pointes de son croissant, complété son disque ; elles s’étaient suivant leur habitude – car l’habi­tude était née de la répétition – épanchées en lamenta­tions. L’une d’elles, Phaétusa, l’aînée des sœurs, voulant se prosterner à terre, se plaignit de sentir ses pieds raidis. En essayant de la rejoindre, la blanche Lampétié fut retenue au sol par une racine soudainement poussée. Comme la troisième s’apprêtait à s’arracher les cheveux, il lui resta dans les mains des feuilles. L’une sent ses jambes retenues par un tronc, l’autre ses bras se muer douloureusement en longues branches. Et, toutes surprises encore de ce prodige, voici que l’écorce entoure leurs flancs et gra­duellement leur enveloppe le ventre, la poitrine, les épaules, les mains ; seule leur restait libre la bouche pour appeler leur mère. Que pouvait faire la mère, sinon, sui­vant l’élan qui l’emporte, d’aller de l’une à l’autre, et, pendant qu’il en est temps encore, d’échanger avec elles des baisers ? Ils ne lui suffisent pas : elle tente d’arracher aux troncs leurs corps et de ses mains brise les tendres rameaux. Mais il en coule, comme d’une blessure, des gouttes de sang. « Pitié, ma mère, je t’en supplie », s’écrient-­elles, à mesure qu’elle les blesse. « Pitié, je t’en supplie ! C’est notre corps qui, avec l’arbre, est déchiré. Et maintenant, adieu ! » L’écorce vient étouffer leurs dernières paroles. Il en coule des pleurs et, goutte à goutte, au soleil se solidifie l’ambre, né des rameaux nouveaux. Le fleuve transparent le recueille et l’emporte aux femmes latines qui s’en pareront.
 
Ovide, Métamorphoses, Livre deuxième.
 
 
 
Parce qu’en récoltant innocemment quelques-uns de mes petits arbres là où ils poussent pour les mettre là où je les souhaite, je tombe sur l’histoire d’un homme véritable en train de disparaître sous une maladie rare qui, à nos pauvres yeux, lui donne l’apparence d’un arbre. J’imagine qu’il a le choix entre le rôle du monstre de foire et celui du cas clinique d’exception. Réduction de la personne à une fonction. Même les maladies invisibles arrivent à avoir cet effet : c’est la personne qui devient invisible. Même les moindres différences. Ou simplement le métier qu’on exerce. Ou une chose qu’on a faite, dite – devenue caractéristique. On s’efface derrière, on est effacé. Il n’y a personne. 




Commentaires

Spleen hivernal ? Très beau texte, en tout cas. Et je te vois (jamais en entier, dieu merci. Mais quels beaux morceaux !) ^^
Commentaire n°1 posté par Didier da le 22/12/2008 à 06h17
Merci de me voir, Didier !
C'est l'invisibilité spectaculaire de ce pêcheur indonésien (à laquelle je n'ai pas voulu rajouter - d'où l'absence de lien)qui m'a rappelé l'invisibilité générale (quand même beaucoup moins tragique).
Commentaire n°2 posté par PhA le 22/12/2008 à 10h21

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